Le chômage

Médiapart - La crise sanitaire entraîne déjà des chiffres du chômage catastrophiques

Avril 2020, par Info santé sécu social

28 AVRIL 2020 PAR ROMARIC GODIN ET DAN ISRAEL

En mars, 246 100 personnes supplémentaires se sont inscrites à Pôle emploi. C’est le plus mauvais mois enregistré depuis 1996. Et la situation devrait empirer, car le chômage partiel, déployé pour un salarié sur deux, ne protégera les emplois que temporairement.

Sur le front de l’emploi, les mauvaises nouvelles étaient attendues, mais la gravité de la situation a de quoi inquiéter même les plus blasés des experts. Lundi 27 mars, la Dares – la direction statistique du ministère du travail – a exceptionnellement dévoilé les statistiques des inscriptions à Pôle emploi pour le mois de mars, alors que le gouvernement avait décidé de publier ces chiffres seulement tous les trimestres. La situation est totalement hors du commun : fin mars, Pôle emploi a décompté 246 100 personnes de plus inscrites en un mois dans sa catégorie A, celle qui recense les chômeurs n’ayant effectué aucune activité durant le mois.

Cette hausse mensuelle de 7,1 % est un record, du jamais vu depuis la création de ce décompte statistique en 1996. Au total, l’effectif des catégories A, B, C (qui comprennent des demandeurs d’emploi ayant un peu travaillé le mois précédent) a augmenté de 177 500 personnes en un mois (+ 3,1 %). C’est là aussi une situation inédite, de loin : pour trouver le « record » précédent, il faut remonter à avril 2009, en pleine crise économique déclenchée par le secteur des subprimes aux États-Unis, et la hausse était deux fois moindre, de 86 300 personnes.

Pour expliquer ce cataclysme, la ministre du travail Muriel Pénicaud indique ce mardi dans Le Parisien que la hausse du chômage « est liée à une baisse brutale des embauches ». Dans un communiqué, le ministère explique que « les personnes qui étaient au chômage en février le sont toujours en mars ». Tous les mois, en moyenne, environ 550 000 personnes entrent et à peu près autant sortent de Pôle emploi. Mais en mars, 170 000 personnes de moins qu’en février sont sorties des listes.

En effet, les embauches se sont effondrées. Selon l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (Acos), qui chapeaute les Urssaf, les déclarations d’embauche de plus d’un mois ont reculé de 22,6 % en mars. Une diminution qui efface les bons chiffres des mois précédents : en un an, les recrutements de plus d’un mois ont baissé de 5,8 %.

Mais ces chiffres ne signifient pas seulement que des embauches n’ont pas été faites. On compte aussi, déjà en mars, de très nombreuses fins de contrats courts, CDD ou intérim. Selon la Dares, le mois a vu s’arrêter 45 300 missions d’intérim (2,5 fois plus de fins de mission qu’en février) et finir 29 800 CDD (un quart de plus qu’en février). Selon une autre étude de la Dares, fin mars, 41 % des salariés travaillaient dans une entreprise qui a réduit le recours à des prestataires ou à l’intérim.

La crise sanitaire entraîne déjà des chiffres du chômage catastrophiquesPour autant, Muriel Pénicaud dit vrai lorsqu’elle affirme qu’« il n’y a pas de vague massive de licenciements en France ». Mais la question est : pour combien de temps encore ? Aujourd’hui, la France a mis en place un immense dispositif de protection, le chômage partiel, dont le prolongement au moins jusqu’au 1er juin vient d’être annoncé devant l’Assemblée nationale par le premier ministre.

Aujourd’hui, 10,8 millions de salariés sont « protégés par le chômage partiel », selon la ministre. C’est plus d’un salarié du secteur privé sur deux, même si en réalité tous les salariés potentiellement couverts (parce que leur entreprise a demandé l’autorisation d’activer le dispositif) ne sont pas forcément concernés. Selon la Dares, il y a plutôt un quart d’entre eux qui sont réellement au chômage partiel, et autant en arrêt maladie ou pour garder les enfants.

« Nous n’avons jamais mis en place un filet de sécurité aussi massif en France. On envisage un coût de 24 milliards d’euros », détaille la ministre, qui rappelle que « dans les pays qui n’ont pas ce dispositif, il y a des afflux de licenciements, comme aux États-Unis, où, en un mois, 22 millions de personnes ont perdu leur emploi ».

Il est malheureusement probable que, peu à peu, la situation française se dégrade. Car si le dispositif de chômage partiel peut fonctionner pour éviter les licenciements pendant l’urgence sanitaire, il ne saurait être efficace sur le temps long. Il permet de sauvegarder emplois et compétences pendant une tempête, pas pendant une longue récession.

Le modèle allemand de 2008-2009, qui est celui que suit le gouvernement, est peut-être peu adapté à la situation présente : au cœur de la crise de 2008, lorsque la demande mondiale s’était évanouie, le « Kurzarbeit » allemand n’avait pas concerné plus de 1,4 million de salariés. Et il avait permis d’attendre l’impulsion massive de la demande chinoise, survenue dans les premiers mois de 2009. Rapidement, les carnets de commandes s’étaient à nouveau garnis et les emplois avaient été préservés.

La situation actuelle de la France est bien différente. Les près de 11 millions de salariés concernés travaillent en grande partie dans les services, c’est-à-dire l’essentiel de l’économie française. Or, la possibilité d’une reprise vigoureuse est aujourd’hui très faible.

L’ensemble de la planète est touché et la Chine n’a plus la capacité d’action d’il y a 12 ans, alors qu’elle peine elle-même à redresser son activité. De plus, la situation sanitaire n’est pas réglée et l’on ignore quand elle pourra l’être. Tant que le risque sanitaire demeure, les entreprises comme les consommateurs resteront prudents, ce qui réduira l’activité. Ils devront même anticiper un éventuel retour au confinement, un risque qui demeure.

Déjà rien que pour le premier mois de confinement, l’OFCE, think tank économique de centre-gauche, estime les conséquences économiques de la crise à 460 000 chômeurs supplémentaires potentiels. Une perspective catastrophique : au plus fort de la crise financière de 2008-2009, « 430 000 emplois avaient été détruits » en une année entière, rappelle l’observatoire économique.

Ces perspectives sombres sont logiques. Dans une telle situation d’incertitude radicale, sans réelle perspective de reprise forte, le chômage partiel n’est plus un soutien sûr à l’emploi. Il devient même un risque de coût supplémentaire pour les entreprises, alors que le chiffre d’affaires demeure nul ou faible et que le risque de rechute persiste.

La sécurité pour les employeurs consiste plutôt alors à réduire ce risque en licenciant, afin de diminuer structurellement leur consommation de liquidités. Un tel comportement, ajouté aux inévitables faillites, devrait encore réduire la perspective d’une reprise de la demande. Et un cercle vicieux de destruction de l’emploi pourrait alors se mettre en place.

Certes, une politique économique de relance pourrait briser ce cercle vicieux. Mais, outre que sa forme reste encore incertaine, elle sera difficile à mettre en place face à une crise sanitaire qui empêche la consommation et la bride. Injecter simplement de l’argent dans le circuit économique ne suffira pas. En effet, de nombreux secteurs très riches en emplois devraient rester durablement à l’arrêt, puis fonctionner longtemps au ralenti. Dans le tourisme, la culture et le transport, par exemple, l’horizon d’un retour à la « normale » a quasiment disparu. Il y aura de nombreuses faillites et, pour les survivants, il faudra nécessairement ajuster les coûts et donc réduire les emplois.

La France n’est en aucun cas dans une simple « mauvaise passe ». De même, compte tenu des risques et de la faible visibilité économique, les entreprises ne vont certainement pas investir dans l’immédiat, et vont chercher à réduire leur consommation de services. Dans le secteur très riche en emplois des services aux entreprises, il faudra donc également s’attendre à de nombreux licenciements.

Un gigantesque trou financier à venir
Si la dégradation est ainsi moins brutale qu’aux États-Unis, elle n’en sera pas moins réelle. Le climat de l’emploi en France, selon l’Insee, a reculé à son plus bas niveau historique en avril (à 70, contre 104,9 en février), effaçant celui de mars 2009 (71,20). L’heure est donc aux baisses d’effectifs massives.

La reprise sera progressive et le chômage partiel accompagnera cette reprise. En permettant de garder les compétences, puisque le contrat de travail est juste suspendu, le chômage partiel permet aussi de favoriser la reprise d’activité.

Le gouvernement en est bien conscient. Dans Le Parisien, Muriel Pénicaud reconnaît être « inquiète pour l’emploi » mais « refuse » tout pronostic, arguant de la bonne dynamique de l’emploi jusqu’au début de l’année et promettant des mesures supplémentaires, notamment pour les jeunes. Elle annonce aussi qu’une réflexion avec les partenaires sociaux va s’engager sur les règles de l’assurance-chômage. En guise de mesure d’urgence, la ministre a annoncé que, comme en avril, les allocations des chômeurs arrivant en fin de droit seraient reconduites pour le mois de mai. Le second volet de la réforme de l’assurance-chômage, qui devait entrer en vigueur le 1er avril, particulièrement dur pour les plus précaires des demandeurs d’emploi, est quant à lui toujours annoncé comme étant reporté au 1er septembre.

De quoi exactement vont discuter le gouvernement et les partenaires sociaux ? Mystère.

En tout cas, il n’est pour l’heure pas question d’abandonner ce second volet de la réforme. Encore moins d’annuler la première partie de la réforme, mise en place en novembre, et qui devait toucher négativement 710 000 personnes en un an.

« Nous allons discuter avec les partenaires sociaux des conséquences de la crise. On ne peut rien décider avant d’observer concrètement ce qui se passe dans la vie actuelle des salariés, des demandeurs d’emploi », se contente de temporiser la ministre. Et si son cabinet s’entretient bien ce mardi soir avec les syndicats et le patronat, il ne s’agissait pas de discuter de l’adaptation des règles de l’assurance-chômage. « Le sujet de cette quinzième réunion téléphonique depuis le début de la crise avec les partenaires sociaux est le déconfinement, la reprise d’activité et leurs conditions sanitaires », a précisé le ministère.

Il va pourtant bien falloir aborder rapidement les conséquences concrètes de la crise. À commencer par leur coût, qui est aujourd’hui en partie supporté par le régime d’assurance-chômage. Le trou dans les comptes se creuse inexorablement, c’est logique. Mais sans anticipation et sans discussion sérieuse, le risque est que ce déficit soit supporté, dans quelques mois ou plus tard, par les demandeurs d’emploi eux-mêmes, à qui l’on expliquerait que leurs allocations doivent être réduites parce que la dette du système est trop forte.

Les clignotants sont déjà au rouge : en décembre, la dette du régime était de 37 milliards (pour environ 39 milliards de ressources annuelles), et elle s’est déjà alourdie de 5 milliards supplémentaires, alors que la réforme voulue par le gouvernement était justement pensée pour faire de grosses économies et commencer à combler le trou financier à partir de 2021. Au contraire, il est probable qu’en fin d’année 2020, il manquera en définitive entre 50 et 60 milliards d’euros.

Les raisons de cette dégradation financière sont limpides. Bien sûr, les dépenses s’emballent : plus il y a de chômeurs, plus il faut leur verser d’allocations, d’autant plus que les petits contrats s’arrêtent et que les catégories B et C se vident par voie de conséquence. L’allongement de l’indemnisation pour les demandeurs d’emploi en fin de droits depuis le mois de mars coûte également plus qu’anticipé.

Les recettes, elles, baissent : moins d’emplois, cela signifie moins de cotisations, d’autant que le paiement des cotisations patronales a été repoussé par l’État pour de nombreuses entreprises, afin de leur tenir la tête hors de l’eau. Ces cotisations pourraient d’ailleurs être purement et simplement annulées. Le complément de revenu versé par les employeurs à leurs salariés en chômage partiel est aussi exonéré de cotisations : les entreprises sont obligées de verser 84 % du salaire net, qui leur est remboursé, mais elles peuvent décider d’assurer 100 % du salaire (à partir du 1er mai, les exonérations de cotisations cesseront pour les salaires au-delà de 4 790 euros brut mensuels).

La dernière raison du creusement du trou financier n’avait guère été anticipée, alors qu’elle constitue justement le cœur du filet de sécurité imaginé par le gouvernement : il s’agit du chômage partiel lui-même. En effet, l’État ne prend en charge qu’un peu moins des deux tiers des sommes versées aux entreprises (qui correspondent à 84 % du salaire net de leurs salariés). C’est l’assurance-chômage qui paye le reste. Mais aucune projection n’avait envisagé que le nombre de salariés couverts par ce système, qui n’avait jamais dépassé quelques centaines de milliers au plus fort de la crise de 2008, puisse atteindre 10 millions.

De quoi creuser un déficit gigantesque. D’autant qu’à partir du 1er mai, les 2,1 millions de Français en arrêt maladie pour garde d’enfants ou parce qu’ils sont particulièrement vulnérables basculeront dans le système du chômage partiel. Non seulement les salariés y perdront financièrement, puisqu’ils sont aujourd’hui obligatoirement couverts jusqu’à 90 % de leur salaire (50 % versé par la Sécurité sociale et 40 % par l’employeur) et que le chômage partiel ne va que jusqu’à 84 %. Mais qui plus est, ce basculement comptable va peser lourd sur les finances de l’assurance-chômage.

Dans une note publiée ce mardi 28 avril en fin de journée, l’Unédic, qui gère le régime, a rendu publics ses calculs. Et l’addition est à l’aune du tsunami qui s’annonce pour l’emploi : cataclysmique. La baisse des cotisations pourrait coûter à l’assurance-chômage 3,5 milliards d’euros entre mars en juin, quand la facture du versement des allocations supplémentaires s’élèverait à plus de 1,3 milliard. Des sommes auxquelles il faut ajouter un milliard d’euros par semaine pour financer le chômage partiel, et encore une centaine de millions hebdomadaires pour assurer le transfert des arrêts maladie vers le chômage partiel.

Les chômeurs devront-ils un jour financer ces pertes ? Et pendant combien de temps ? Le gouvernement s’est bien gardé de communiquer sur le sujet. Cela ne sera sans doute pas possible très longtemps.