Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - La deuxième vague de Covid renforce les fractures sociales à travers l’Europe

Octobre 2020, par Info santé sécu social

EUROPE

23 OCTOBRE 2020 PAR LUDOVIC LAMANT

Le nord de l’Angleterre, la banlieue sud de Madrid ou le « croissant pauvre » à Bruxelles : des territoires délaissés et densément peuplés sont frappés de plein fouet par la deuxième vague de l’épidémie en Europe. La mise en place de mesures ciblées suscite d’intenses débats.

Alors que l’Europe décide dans le désordre des mesures de reconfinement plus ou moins total – couvre-feux en France, en Belgique ou en Italie, bouclages de métropoles en Espagne, déplacements limités à cinq kilomètres en Irlande, autres restrictions sur les déplacements en République tchèque… –, la deuxième vague de l’épidémie de coronavirus risque de renforcer un peu plus les fractures sociales qui traversent le continent.

Faut-il mettre en place des mesures ciblées à l’échelle de ces territoires ? C’est ce que défendent, par exemple, des doctorants et post-doctorants de l’École d’économie de Paris qui ont identifié, dans une étude consacrée au cas français, un lien « fort et systématique » entre la mortalité causée par l’épidémie au printemps et le niveau de pauvreté des communes (+88 % de mortalité sur les territoires les plus modestes, contre +50 % ailleurs).

Ils plaident pour mieux protéger les travailleurs les plus exposés dans ces villes, mais aussi pour améliorer, à moyen terme, leurs conditions de logement. Dans un récent entretien à Mediapart, un épidémiologiste de Médecins sans frontières allait dans le même sens, jugeant qu’« il faut améliorer les conditions d’hébergement des personnes précaires, en luttant contre la promiscuité, pour limiter la circulation du virus ».

Hors de France, le débat s’est intensifié sur ces enjeux, prenant parfois la forme d’âpres polémiques entre pouvoirs centraux et locaux. Gros plan sur trois territoires frappés de plein fouet par le virus à travers l’Europe, et les réponses des autorités, entre risque de stigmatisation des classes populaires (Madrid) et éléments de réflexion pour une sortie de crise vertueuse (Manchester).

À Madrid, des mesures stigmatisantes « contre les pauvres »
Lors de l’une de ses premières interventions sur le Covid, Pedro Sánchez avait lancé le 18 mars : « Le virus ne fait pas la différence entre les idéologies, les classes, les territoires – il nous frappe tous. » La suite des événements espagnols a montré à quel point le chef du gouvernement socialiste se trompait.

Comme ailleurs en Europe, les quartiers populaires sont les plus touchés. L’une des études les plus sérieuses sur le sujet porte sur la première vague à Barcelone : le district populaire de Nou Barris (revenu moyen annuel, par ménage, à 28 000 euros) a enregistré un taux de 75 cas pour 10 000 habitants de février à avril – contre un taux de 29 cas seulement à Sarrià-Sant Gervasi (revenu moyen au-delà de 65 000 euros).

La deuxième vague semble répéter, voire amplifier ce schéma. Depuis fin août, les communes du sud de Madrid – Usera, Puente de Vallecas, Villaverde – sont celles où le virus se répand le plus rapidement. Alors que la circulation du virus exploite les inégalités socio-économiques de la région de Madrid, El País oppose un « Covid de riches » à un « Covid de pauvres ».

El Confidencial va plus loin : « Si la première vague frappait les plus âgés, la deuxième frappe les plus démunis. Et aucune restriction d’aucune sorte ne va régler ce problème. » Comment expliquer cette situation ? « Dans les districts à revenu inférieur, les habitants ont des emplois qui, en majorité, ne peuvent être assurés à distance », explique l’universitaire María Grau, coauteure de l’étude sur Barcelone, à InfoLibre. L’impossibilité du télétravail entraîne par exemple un recours plus fréquent aux transports publics, et donc un risque plus élevé d’exposition au virus.

À cela s’ajoutent des conditions de travail plus difficiles, par exemple entre ouvriers des abattoirs, ou entre travailleurs précaires, souvent en milieu fermé et à plusieurs. Autres facteurs souvent avancés : la promiscuité des espaces de vie, mais aussi les contraintes du travail informel. « Il ne suffit pas de dire aux gens qu’ils doivent rester en quarantaine, encore faut-il qu’ils aient les moyens de le faire. Personne ne doit se trouver dans une situation où il faut choisir entre sa santé et son emploi », ajoute María Grau.

Des reportages (par exemple ici) insistent sur l’importance de l’économie informelle dans les villes les plus touchées de la région de Madrid, avec des migrants latino-américains, souvent sans papiers, en première ligne. El Confidencial dresse ainsi le portrait-robot de la majorité des personnes hospitalisées pour Covid ces jours-ci : des personnes de 30 à 60 ans, d’origine immigrée. « Ceux qui doivent partager des logements insalubres, travaillent dans des conditions précaires, s’alimentent mal, utilisent le même masque toute la semaine parce qu’ils ne peuvent pas en acheter d’autres, se refusent à aller au centre de santé à moins d’être en phase terminale du Covid, de peur […] que leurs données soient transmises à la police. »

Face à cette réalité, la controversée présidente de la région de Madrid, la très droitière Isabel Ayuso Diaz (lire notre portrait) a décrété, mi-septembre, un « confinement sélectif ». Soit un reconfinement de 885 000 citoyens situés dans six districts de la capitale et sept autres communes de la région (il leur était uniquement permis de sortir de leur maison pour aller travailler ou étudier, sur présentation d’un justificatif).

La mesure a déclenché un tollé – et quelques manifestations –, ses adversaires dénonçant une forme de ségrégation et de stigmatisation des quartiers populaires. « Ayuso a ouvert son hôpital pour lépreux dans le sud de Madrid », s’est ainsi emporté l’essayiste Antonio Maestre. Au cours d’un épuisant bras de fer entre la région, tenue par le PP (droite), et le gouvernement central (une coalition entre socialistes et Unidas Podemos), cette mesure a été remplacée par le bouclage de dix villes de la région, qui ne concerne plus seulement le sud populaire de la capitale. Mais des mesures supplémentaires de restriction de la circulation, dans des secteurs de douze communes de la région, dont la capitale tout entière, cette fois, doivent entrer en vigueur ce lundi.

Des professionnels de la santé continuent de plaider pour des mesures ciblées, mais moins punitives : ils réclament des livraisons de masques pour les plus précaires, ou encore l’installation express des personnes détectées positives dans des chambres d’hôtel individuelles, pour ne pas contaminer le reste du foyer dans ces quartiers populaires. Au-delà, ce sont des chantiers de longue haleine, difficilement compatibles avec la gestion à chaud d’une épidémie, à l’instar de l’amélioration des conditions de vie des travailleurs de l’informel.

Vers des « mesures différenciées » pour le « croissant pauvre » de Bruxelles ?
La Belgique connaît ces jours-ci une nouvelle accélération de l’épidémie (300 admissions quotidiennes à l’hôpital), avec une poussée manifeste dans la province de Liège, dans le sud-est du pays (avec de premiers transferts de malades, pour soulager certains établissements).

Selon le décompte au 23 octobre de l’institut Sciensano, qui fait référence, les communes les plus pauvres de la région de Bruxelles, dont Molenbeek et Anderlecht, sont parmi celles qui comptent, en nombres absolus, le plus grand nombre de cas depuis le 1er septembre (plus de 3 500 et plus de 3 300, respectivement). Même si la progression du virus semble se tasser légèrement ces derniers jours, dans ce que l’on appelle le « croissant pauvre » de la ville.

« Sur le terrain, nous avons constaté deux réactions extrêmes, depuis le début de l’épidémie : soit des gens qui s’en moquent, qui ne suivent pas du tout l’actualité, ou alors des personnes au contraire très angoissées, qui se sont enfermées avec leur famille pendant des mois », raconte Lieven Monserez, coordinateur de la maison de quartier Bonnevie, une association d’aide aux familles les plus démunies à Molenbeek.

Cet animateur associatif met en garde contre des effets de loupe, qui pourraient s’avérer trompeurs : « C’est une commune très densifiée, d’un point de vue urbanistique, donc c’est plutôt logique qu’il y ait plus de cas que dans des coins ruraux de Flandre ou de Wallonie », précise-t-il, se méfiant d’une « nouvelle stigmatisation de Molenbeek », après celle intervenue après les attentats de Bruxelles de 2016.

Joël Girès, sociologue à l’Université libre de Bruxelles, se méfie, lui aussi, des conclusions hâtives, tant les statistiques belges sont fragiles et les politiques de testing varient d’une commune à l’autre. « Les taux de cas positifs commune par commune sont une chose, la gravité des suites d’une infection [et donc le risque de mortalité – ndlr] en est une autre. On pourrait imaginer que des personnes pauvres pâtissent plus fortement d’une infection. Mais en l’absence d’analyses plus fines dans le cas belge, c’est encore difficile à établir », insiste-t-il.

À ce stade, la seule certitude provient d’une étude publiée le 14 octobre, qui constate, sur l’ensemble du territoire belge, une nette surmortalité au sein des classes populaires. Réalisée par un statisticien de Solidaris, une mutuelle belge (l’équivalent de l’assurance-maladie en France), elle établit que la mortalité a augmenté de 70 % de mars à mai, en comparaison de la même période sur les cinq années précédentes, pour les personnes qui bénéficient d’un tarif préférentiel pour la mutuelle, en raison de leur situation économique. Contre 45 % pour les autres, qui disposent de ressources plus élevées.

À partir de ces enseignements, l’auteur de l’étude Jérôme Vrancken, estime que « puisque la surmortalité varie, il faut mettre en place des réponses différenciées, selon les publics ». « Il faut d’abord mettre au point des messages de santé publique adaptés à tous les publics, il faut ensuite penser chaque décision de la gestion de crise à travers le prisme des inégalités », poursuit Vrancken à Mediapart.

Lieven Monserez regrette, lui, que le « railpass » offert à la population (un aller retour gratuit par mois, dans le pays, d’octobre 2020 à mars 2021, pour soutenir l’industrie du tourisme) soit associé à des critères, comme une inscription en ligne, qui le rendent difficile d’accès pour une partie de la population la plus précarisée.

Ces positions font écho à celle de Joël Girès, qui co-anime par ailleurs un observatoire des inégalités en Belgique : « Jusqu’à présent, c’est une vision très épidémiologico-centrée de la crise qui s’est imposée, et perdure encore, alors que nous avons affaire, aussi, à une crise du logement, à une crise de l’emploi. » Sortir du tout-médical, pour mieux penser la réponse aux quartiers les plus populaires ? Là encore, le contraste est net entre le court terme de la gestion de crise, pour sauver des vies, et la longue durée qu’implique les réponses de fond à apporter…

Du côté de la classe politique, le nouvel exécutif, constitué début octobre à partir d’une alliance très hétérogène, a souligné dans sa déclaration gouvernementale, la nécessité de prendre en compte les questions sociales dans la réponse au Covid – sans le traduire, à ce stade, par quoi que ce soit de concret. Députée au Parlement bruxellois, la conservatrice Alexia Bertrand (MR) est l’une des seules, à ce stade, à avoir plaidé pour des « politiques ciblées, quartier par quartier » : « Cessons de traiter le territoire de la région bruxelloise comme s’il était homogène », a-t-elle dit, au risque de stigmatiser davantage des quartiers populaires entiers.

Le maire du Grand Manchester réclame un plan d’aide pour les zones pauvres du Nord
Au Royaume-Uni, la géographie de l’épidémie ne déroge pas à la règle : les quartiers les plus populaires sont les plus touchés. Dans la région de Liverpool (nord-ouest), deux tiers des zones les plus touchées par l’épidémie comptent parmi les 10 % de territoires les plus pauvres d’Angleterre, selon une enquête récente du Guardian, qui a compilé les chiffres du ministère de la santé britannique.

À Manchester et Birmingham, la moitié des quartiers les plus touchés font aussi partie des plus pauvres du pays. Autre enseignement : dans 42 % des zones les plus frappées par le coronavirus, les Britanniques issus de minorités ethniques y sont plus présents qu’à l’échelle globale de l’Angleterre (même si les statistiques en question remontent à 2011). Ce qui tend à confirmer les alertes du monde associatif, selon lesquelles les minorités ethno-raciales sont aussi davantage touchées.

Andy Burnham, maire du Grand Manchester, en plein brasde-fer avec Londres, lors d’une conférence de presse le 20 octobre 2020 © Paul Ellis / AFP.
Andy Burnham, maire du Grand Manchester, en plein brasde-fer avec Londres, lors d’une conférence de presse le 20 octobre 2020 © Paul Ellis / AFP.
Comme ailleurs, la densité de population dans ces quartiers urbains et populaires, mais aussi l’impossibilité pour beaucoup de ces habitants de télétravailler, favorise la circulation du virus. Le montant des revenus joue aussi sur la capacité des travailleurs détectés positifs à véritablement s’isoler en quarantaine, en raison de la faiblesse des aides versées pour congés maladie, comme Mediapart l’a déjà raconté ici.

Le nord de l’Angleterre pourrait aussi avoir pâti d’un retour à la normale trop précipité, dans la foulée du confinement du printemps : si la situation à Londres s’était nettement améliorée, des observateurs s’étaient inquiétés des effets d’un déconfinement trop rapide dans le nord de l’Angleterre.

La gestion de la crise sanitaire au Royaume-Uni a ainsi ravivé une vieille ligne de division de la politique nationale, entre un nord de l’Angleterre aux racines ouvrières et plutôt délaissé, et un sud plus aisé, autour de Londres, qui attire les capitaux étrangers, en partie grâce à son industrie financière. Mi-octobre, 11 % des tests réalisés dans le nord-est et le nord-ouest se révélaient positifs, contre 5,7 % dans le Grand Londres, et moins de 3 % dans le sud.

Début octobre, l’édile de Liverpool, le travailliste Joe Anderson, avait expliqué qu’il redoutait que la deuxième vague frappe davantage dans les quartiers populaires de sa ville, à cause d’un « cocktail redoutable » : rentrée des étudiants sur les campus, licenciements massifs dans la foulée du retrait des aides nationales versées aux commerces qui avaient dû fermer pendant le confinement, hausse des demandes d’aides sociales…
Cette fracture nord-sud, déjà ravivée par une décennie d’austérité, a pris la forme d’une spectaculaire opposition entre deux hommes : Boris Johnson d’un côté, le chef du gouvernement conservateur, et Andy Burnham de l’autre, maire travailliste du Grand Manchester (2,8 millions d’habitants).

Le gouvernement de Londres défend désormais une stratégie en trois étapes, face à la reprise du virus. Il a ainsi placé Liverpool, dès le 14 octobre, sous alerte maximale, entraînant la fermeture de nombreux commerces, cinémas et salles de sport. Alors que l’exécutif s’apprêtait à faire de même avec le Grand Manchester – le Grand Londres, lui, restant en « tier 2 », c’est-à-dire à une étape intermédiaire –, Andy Burnham a piqué une colère.

Lors d’une conférence de presse organisée sur les marches de la Central Library, en plein cœur de Manchester, Burnham a accusé l’exécutif, le 15 octobre, de sacrifier les habitants du nord de l’Angleterre, pour tenter d’éviter un reconfinement national et préserver les intérêts du sud : « Ils veulent sacrifier nos activités et nos emplois ici, pour essayer de se sauver eux-mêmes […] On ne se laissera plus faire », a-t-il déclaré, dans un style musclé qui n’était pas sans rappeler les batailles nord-sud à l’époque des gouvernements de Margaret Thatcher dans les années 1980.

Comme le patron du Labour Keir Starmer, Andy Burnham a formulé une double exigence : un reconfinement national de deux à trois semaines, pour l’ensemble de l’Angleterre, accompagné d’une augmentation des aides versées en compensation aux commerces obligés de fermer – au-delà des 67 % promis par le gouvernement de Johnson.

À ce stade, Burnham – ovationné sur ses terres, où il est désormais surnommé le « King of the North » – a perdu la bataille : il a fini par accepter le passage en alerte maximale, obtenant tout de même deux enveloppes d’aides (l’une de 20 millions de livres, pour renforcer les tests et le traçage des cas positifs, la seconde de 60 millions d’euros, pour le soutien à l’activité économique – soit quelque 88 millions d’euros au total).

Ces nouvelles restrictions « augmenteront la pauvreté », tandis que de nombreuses « entreprises sont déjà sur le point de fermer », a regretté Burnham, le 20 octobre, qui continue de plaider pour un plan d’aide massif des quartiers populaires du nord.