Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan

Mai 2020, par Info santé sécu social

28 MAI 2020 PAR KARL LASKE ET JACQUES MASSEY

Situé dans la ville au départ de l’épidémie, le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan a été conçu par la France en dépit des objections de l’administration. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne dispose plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée.

« Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes, s’était réjoui le premier ministre Bernard Cazeneuve à Wuhan, le 23 février 2017. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ».

Trois ans plus tard, un nouveau Coronavirus, SARS-CoV-2, parti précisément de la ville de Wuhan, s’est répandu comme une traînée de poudre dans le monde entier, devant des chercheurs bien incapables jusqu’à aujourd’hui d’en déterminer précisément l’origine.

Le « fer de lance » n’a pas tenu la promesse de Bernard Cazeneuve. Pire, la France a été tenue à l’écart de la mise en route du laboratoire de Wuhan après en avoir doté la Chine.

Ce type de laboratoire baptisé P4 est un bijou de haute technologie. Le confinement doit y être maximal, car les chercheurs équipés de scaphandres s’y consacrent à l’étude de micro-organismes du groupe de risque 4, c’est-à-dire des agents hautement pathogènes – caractérisés par un haut taux de mortalité, un pouvoir de dissémination très élevé, et pour lesquels il n’existe pas de traitement.

Contrairement aux engagements pris, pas un seul chercheur français n’a rejoint l’installation sur un effectif de cinquante postes initialement prévus. Selon l’enquête de Mediapart, cet échec était prévisible, parfois même annoncé depuis plusieurs années par des responsables d’administration de la défense et de la santé qui ont alerté les gouvernements français des risques inhérents à ce transfert de technologie vers la Chine, en particulier qu’elle s’affranchisse des garanties inscrites dans l’accord de coopération signé en 2004 relatives aux normes techniques et juridiques de sécurité et de sûreté, ainsi qu’au contrôle de l’installation.

Les inquiétudes étaient multiples. La première d’entre elles était la possibilité d’une duplication de cet outil par les autorités chinoises, et sa prise en main par l’Armée populaire de libération, à des fins militaires. Ce qu’on appelle le risque de « prolifération »

Les inquiétudes étaient aussi scientifiques : le labo P4 allait-il devenir un instrument de coopération véritable ou allait-il se refermer par la force du parti-État chinois ? Mais on s’inquiétait aussi de sécurité. L’incertitude sur la construction de l’installation était grande : les entreprises et les autorités de santé chinoises s’adapteraient-elles aux normes internationales de sécurité et de sûreté ? La France pouvait-elle garantir la fiabilité de l’outil si les règles de fonctionnement n’y étaient pas les mêmes et la formation insuffisante ?

Malgré toutes ces craintes, le projet a été porté au plus haut niveau des priorités entre la France et la Chine depuis 2004, à l’origine par le président Chirac. Mais il s’agit avant tout du projet d’Alain Mérieux, le président de l’Institut Mérieux – la maison mère de bioMérieux. Le P4 de Wuhan est en effet la réplique du laboratoire P4 construit à Lyon par la fondation Mérieux, aujourd’hui entre les mains de l’Inserm.

Nommé en 2008 co-président du comité de pilotage de l’accord franco-chinois, Mérieux s’est fait durant quinze ans le porte-parole des autorités chinoises pour que la France ferme autant que possible les yeux sur les garanties juridiques qu’elle avait posées et se hâte de construire.

Selon un haut fonctionnaire joint par Mediapart, les pressions chinoises se sont poursuivies dès la fin des travaux en 2015 pour obtenir de la France « un transfert de souches pathogènes » du P4 Jean Mérieux à celui de Wuhan. Les autorités de défense comme les autorités de santé françaises s’y sont opposées, la France ayant « perdu totalement la main » sur le laboratoire, depuis l’accréditation de l’installation par les seules autorités chinoises.

L’activité du laboratoire P4 de Wuhan, relié par une passerelle à un laboratoire P3 de l’institut de virologie dédié à l’étude des coronavirus, suscite aujourd’hui des interrogations. Deux câbles de l’ambassade américaine à Pékin révélés par un éditorialiste du Washington Post Josh Rogin ont en effet rapporté, début 2018, les contacts d’un conseiller scientifique américain avec les responsables de l’institut de virologie de Wuhan. Selon les diplomates, « le nouveau laboratoire manquait sérieusement de techniciens et d’enquêteurs correctement formés pour faire fonctionner en toute sécurité ce laboratoire à haut confinement ».

C’est évidemment insuffisant pour nourrir l’hypothèse d’une contamination accidentelle à partir du P4 franco-chinois, ou des autres laboratoires de virologie de la ville, à savoir les quatre laboratoires classés P3. Mais cette crainte d’une défaillance a pourtant gagné certains chercheurs de Wuhan. Ainsi la directrice du centre des maladies infectieuses émergentes, Shi Zhengli, formée au P4 lyonnais, et spécialiste des coronavirus – sur lesquels elle a co-publié cinq articles dans la revue Nature – explique fin février dans Scientific American qu’à l’annonce de la découverte d’un nouveau coronavirus sur des patients de Wuhan le 30 décembre, elle a craint que le virus ne vienne de son laboratoire.

« Cela m’a vraiment fait perdre la tête. Je n’ai pas fermé l’œil pendant des jours », a-t-elle confié, jusqu’à s’assurer, et de certifier aujourd’hui que les séquences génomiques du virus humain ne correspondaient pas à celles des virus de chauves-souris échantillonnés par son laboratoire.

Les milieux scientifiques ont fermement démenti l’éventualité d’une création de ce virus en laboratoire – une thèse complotiste formulée le 20 avril par Donald Trump –, mais la pression internationale reste forte pour que soient clarifiées les conditions de survenue du virus à Wuhan, et la gestion de la crise par Pékin.

Désigné à l’origine, le marché aux poissons de Wuhan n’est en effet plus considéré comme le point de départ du virus, depuis qu’un patient sans aucun contact avec le marché semble avoir été touché plus tôt par la maladie.

Samedi, Yanyi Wang, la directrice générale de l’institut de virologie de Wuhan, dont dépend le laboratoire P4, a réaffirmé qu’un « échantillon clinique » du SARS-CoV-2 avait été obtenu pour analyse, le 30 décembre. Elle a certifié à CGTN, la télévision publique chinoise diffusée à l’étranger, que l’institut n’en avait « aucune connaissance avant cela » : « Nous n’avions jamais rencontré, recherché ou conservé le virus. » « En fait, comme tout le monde, nous ne savions même pas que le virus existait. Comment aurait-il pu s’échapper de notre laboratoire ? », a-t-elle réagi.

Lors du sommet virtuel de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le 18 mai, la Chine a finalement accepté le principe d’une enquête internationale sur l’origine du nouveau coronavirus, sans toutefois en préciser les contours.

Mediapart a remonté le fil de la construction de cette coopération à haut risque.

Un projet de Mérieux validé malgré le feu rouge de la défense

« Je souhaite que la vérité soit établie sur ce qui s’est réellement passé dans ce laboratoire, a fait savoir Jean-Pierre Raffarin à Mediapart. Je suis certain qu’avec le président Jacques Chirac et Alain Mérieux, nous avons agi dans l’intérêt de la France, comme, je le pense, les autres gouvernements qui se sont succédé. » S’il rappelle que « quatre présidents, sept premier ministres, une vingtaine de gouvernements, huit ambassadeurs ont partagé ce dossier », l’ancien premier ministre a été l’un des premiers responsables politiques français à valider le projet du futur P4 de Wuhan.

En avril 2003, il avait maintenu son voyage à Pékin en pleine épidémie de Sras (Syndrome respiratoire aigu), et posé rapidement les jalons d’une « coopération scientifique » avec la Chine « contre les pandémies », qui se concrétise par la signature de deux accords par le président Chirac et son homologue chinois, les 27 janvier et 9 octobre 2004. C’est ce dernier accord qui formalise « l’autorisation du transfert des éléments constitutifs et de savoir-faire nécessaires à la réalisation d’installation(s) de haute sécurité, en particulier l’assistance à la réalisation d’un laboratoire de niveau de sécurité biologique 4 (NSB4) à l’institut de virologie de Wuhan » assortie d’un certain nombre de conditions.

« L’armée chinoise s’intéresse aux labos P4, c’est évident »

« Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne encore Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique – l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux – avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. »

En réalité, Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002 – ndlr] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. »

« Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « Et une partie importante de ces garanties ont été envoyées à la poubelle ». « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. Il y a une formidable naïveté face à la Chine. »

Alain Mérieux, 81 ans, héritier de l’institut fondé par son grand-père Marcel et seizième grande fortune française, n’est sûrement pas naïf. Il a raconté s’être lié à la Chine via son beau-père, un industriel de l’automobile, qui, dans les années 1960, commerçait déjà avec Pékin. Mais c’est son engagement au sein du parti gaulliste qui lui a fait fréquenter les apparatchiks chinois. « Lors de ma carrière politique auprès de Jacques Chirac, j’ai été amené à occuper le poste de premier vice-président de la région Rhône-Alpes, a-t-il confié en avril 2919, au site Chine-Info. Et en 1986, lorsque le président de région a signé un accord avec la municipalité de Shanghai, dont le maire était M. Jiang Zemin [secrétaire général du Parti communiste chinois après la répression de Tiananmen en 1989 et jusqu’en 2002 et président de la république populaire de Chine entre 1993 et 2003 – ndlr], j’ai été en charge des relations avec Shanghai. Cette responsabilité m’a fait me déplacer au moins deux fois par an en Chine, pendant douze ans, avec mes collègues universitaires de Lyon et de Grenoble. »

Alain Mérieux a indiqué, via l’agence de communication Image 7, qu’ayant « cessé ses activités » au sein du Comité franco-chinois sur les maladies émergentes en janvier 2015, il ne répondrait pas aux questions de Mediapart sur son implication dans la livraison du laboratoire de Wuhan.

L’industriel a précisé qu’il n’avait fait « qu’intervenir à titre personnel dans l’animation de ce comité » – co-présidé côté chinois par son ami, le ministre de la santé Chen Zhu – dont l’objectif « d’accompagner la création d’un laboratoire P4 ». En outre, a-t-il souligné, son intervention n’avait pas impliqué ses entreprises : « Ni l’Institut Mérieux, ni ses sociétés, ni la Fondation Mérieux n’ont participé à la création du laboratoire P4 de Wuhan et ne sont impliqués dans sa gestion. »

L’an dernier, répondant à Chine-Info, il avait au contraire évoqué « une collaboration très longue » avec le ministre de la santé chinois, et des « efforts » conjoints « qui ont pu aboutir à la remise des clefs du laboratoire P4 aux autorités chinoises ». « Le laboratoire P4 est un point très fort, parce que d’abord, c’est le seul laboratoire haute sécurité d’Asie ». « Sa conception et sa création ont été voulues par Jacques Chirac lorsqu’il était en Chine au moment de l’épidémie de Sras, avait-il précisé. Quand on crée quelque chose, il y a toujours des gens contre. Alors évidemment, il a fallu convaincre certains pays qui n’étaient pas forcément très enthousiastes de voir ce laboratoire en Chine. »

Questionné sur le risque d’une utilisation militaire par la Chine de l’équipement de pointe, il répond : « Tout dépend de ce que l’on en fait et des mains entre lesquelles cela est confié. » Effectivement…

« Même si l’on peut comprendre la logique médicale post épidémie du Sras, le labo P4 pose question, juge Valérie Niquet, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste de l’Asie, jointe par Mediapart. Il faut se demander quel est le degré possible de coopération dans des technologies sensibles avec un pays qui met en œuvre l’intégration des industries civiles et militaires. L’armée chinoise s’intéresse aux labos P4, c’est évident. Les autorités de sécurité françaises étaient réticentes à la fourniture de ce type de labo à la Chine. »

Mérieux menace de démissionner et fait planer le risque d’un accident.
L’accord de 2004 comporte des volets immédiatement mis en œuvre : la livraison de quatre laboratoires mobiles de type P3 (lire ici) et l’installation d’un Institut Pasteur à Shanghai, sous la tutelle de l’Académie des sciences chinoise. La machine à construire le P4 se met en route. Le laboratoire sera conçu par le cabinet d’architectes lyonnais Tourret et Jonery : c’est lui qui a construit le P4 Jean-Mérieux à Lyon. Une société chinoise, IPPR Engineering International, s’occupe du gros œuvre, tandis qu’un spécialiste français en biosécurité, Climaplus gère le confinement.

Mais certaines garanties écrites obtenues par la défense concernant le P4 s’avèrent compliquées. En effet, dans ce document intergouvernemental de 2004, la partie chinoise s’est engagée « à perfectionner ses législation et réglementation nationales s’inspirant de la réglementation française », concernant « l’autorisation et à la traçabilité des opérations de détention, de cession, de transport, d’importation et d’exportation afférentes à certains agents responsables de maladies infectieuses, micro-organismes pathogènes et toxines ». Sans oublier « l’inventaire des souches et leurs inspections ».

En 2006, un avenant souligne encore « le besoin de la mise en adéquation des normes chinoises », « qui devront s’appliquer aux installations du futur laboratoire NSB4 de Wuhan, avec les normes, recommandations et meilleures pratiques internationales » en matière de sécurité biologique, biosécurité entre autres. Les Chinois s’engagent à entreprendre « la transposition des normes internationales dans le corpus normatif chinois » avec l’assistance de l’Afssaps et l’Afnor.

« Il y avait une espèce de complot, un lobby qui voulait nous empêcher de construire ce labo »

Mais en 2008, Alain Mérieux prend les commandes et remplace Christian Bréchot, l’ancien patron de l’Inserm à la co-présidence du comité franco-chinois, qu’il nomme concomitamment à la vice-présidence de l’Institut Mérieux et à la direction médicale et scientifique de BioMérieux… Il s’aperçoit que les travaux des administrations françaises ne sont pas du goût des responsables chinois. Ces derniers s’impatientent.

Et le report de la pose de la première pierre du labo P4 qu’ils espéraient en 2009 devient un casus belli, qui conduit Alain Mérieux à s’adresser au gouvernement.

Selon une note – intitulée « Éléments de réponse aux lettres de M. Alain Mérieux » – rédigée début 2010 par la Directrice générale de la coopération (DGCID) du ministère des affaires étrangères, Hélène Duchêne, aujourd’hui directrice générale de l’administration du Quai d’Orsay, Alain Mérieux dénonce alors « l’incompétence » des fonctionnaires français, et menace alors de démissionner de la co-présidence du comité. En brandissant le risque d’un « accident biologique grave ».

Le réquisitoire de l’industriel lyonnais, tel que le retranscrit la responsable du Quai d’Orsay, porte, en vrac, sur « des erreurs et des incompétences avérées émanant de la partie française », une « proposition incomplète et inadaptée par l’Afnor », le « mauvais classement par priorité des formations proposées au personnel chinois du P4 », oui encore l’« analyse toujours incomplète de la documentation chinoise en matière de sécurité et de sûreté biologique ».

Mérieux juge aussi que « les propositions et des documents techniques transmis à la partie chinoise » ont été « validées par des personnels français sans aucune expertise reconnue dans les domaines incriminés ».

Il pointe enfin « des risques graves » (voir ci-dessous) : « Un refus d’accréditation du laboratoire P4 de Wuhan par l’autorité chinoise compétente et l’OMS. En cas d’accréditation et donc de mise en service du laboratoire le danger d’un accident biologique grave. Dans les deux situations, la responsabilité de la France sera mise en cause. »

Dans ses éléments de réponse à Mérieux, la responsable du Quai d’Orsay valide largement les récriminations de l’industriel et des Chinois.
« La note de M. Alain Mérieux reflète en grande partie la réalité de la situation, écrit-elle. Les dysfonctionnements et incompétences relevées et déjà rapportées par les postes [diplomatiques – ndlr] le sont également par la partie chinoise. Certains acteurs français impliqués depuis trop longtemps sur ce dossier contribuent largement à ralentir le projet. La partie chinoise montre encore sa volonté de collaborer avec la France […]. Les deux agences pourraient se voir rappeler une fois de plus, au plus haut niveau l’importance politique du dossier. Elles ont en effet tendance à se comporter en “électrons libres” et non en opérateur de coopération. »

Joint par Mediapart, Bernard Kouchner, alors ministre des affaires étrangères, souligne que s’il n’a pas été réellement partie prenante de ce projet de coopération médicale, il y était « très favorable », en dépit de l’opposition « qui tournait autour du ministère de la défense » et « de la DGSE qui nous disait en substance vous allez introduire le ver dans le fruit, et il va nous tomber plein de virus sur la tête ».

« À chaque fois, j’ai donné un avis positif, déclare Bernard Kouchner, mais c’est Alain [Mérieux – ndlr] et pas moi qui était la cheville ouvrière d’une telle construction. »

« Il y avait une espèce de complot, un groupe de personnes, un lobby qui voulait nous empêcher de construire ce labo, poursuit-il. C’était nébuleux. Il fallait une décision et ce qu’a écrit la directrice de la coopération était juste. Il fallait une décision. Et c’est une décision qu’a prise Nicolas Sarkozy. »

Conforté, Alain Mérieux ne démissionne pas. Et il obtient le remplacement du coordinateur du comité franco-chinois, un scientifique, par un haut fonctionnaire chiraquien, ancien secrétaire général de la mairie de Paris, Jean-Michel Hubert, ainsi que la tête de plusieurs fonctionnaires. Questionné sur sa note, l’industriel n’a pas voulu commenter l’épisode.

L’ex-ministre de la santé Roselyne Bachelot a confirmé à Mediapart avoir « reçu un courrier d’alerte de M. Mérieux ». « Pour parer à toute dérive et assurer une parfaite collaboration, il a été alors procédé à la nomination de M. Hubert pour suivre la mise en œuvre de l’accord de 2004, en fait pour reprendre en mains le dossier et assurer une surveillance rapprochée des protagonistes (aussi bien chinois que français…) », précise-t-elle.

« La pression sur nous a été forte, commente l’un des fonctionnaires ciblés par Mérieux, joint par Mediapart. C’est une période qui a été très dure. La mise en danger, c’était nous qui en parlions. Il nous était demandé de mettre à niveau le volet réglementaire, et les normes techniques chinoises. La Chine avait une grosse majorité de normes techniques qualifiées d’obligatoires mais ça ne lui garantissait pas pour autant plus de sécurité. Comment fait-on en cas d’accident grave avec un pays qui a ses propres normes ? La mise à niveau des textes portait sur tous les critères de sécurité et de sûreté. Contrairement à nous, les Chinois ne distinguaient pas la notion de sécurité – en cas d’accident – et celle de sûreté biologique – en cas d’acte de malveillance. Pour eux, c’était la même chose, pour nous ce sont deux domaines complémentaires. Il fallait aussi prendre en compte l’effectivité des textes et des lois. Qui les applique et comment ? Est-ce qu’il y a un régime de responsabilité, de sanction, et lesquels ? »

Autant de questions qui fâchent… La mise à niveau juridique, l’un des garde-fous du contrat, est un casse-tête. « Lorsque l’on demandait ce que nous allions faire si les Chinois n’obtempèrent pas, nos responsables reconnaissaient qu’ils n’avaient rien à mettre sur la table, se souvient encore un fonctionnaire. On était censés mettre en œuvre l’accord de 2004, mais on ne nous a pas laissés faire grand-chose. Il fallait avancer avec le P4. On ne savait pas ce qui était en jeu. Pourquoi tant d’insistance ? Quelle était la contrepartie ? »

« L’Institut Pasteur n’a jamais su ce qui se passait au P4 de Wuhan après sa livraison »
« Accepter une coopération dans ces domaines, c’est penser que l’on pouvait contrôler, analyse Valérie Niquet. Or la Chine est un pays qui n’a pas de règles. Croire que l’on peut coopérer avec la Chine comme avec un pays normal est une erreur, ce n’est pas un pays normal. Et c’est lié à l’absence de règles. »

Après trois inaugurations du P4, l’effacement des Français.
À Wuhan, les cérémonies vont s’enchaîner. D’abord, la pose de la première pierre sur le site le 30 juin 2011, en présence de la secrétaire d’État à la santé Nora Berra. Puis, la fin des travaux le 30 janvier 2015, en présence du secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement Jean-Marie Le Guen – à l’occasion d’un déplacement de Manuel Valls. Et enfin l’inauguration par le premier ministre Bernard Cazeneuve, après l’accréditation du laboratoire par l’organisme chinois certificateur, le 23 février 2017.

À chaque fois, un nouveau ruban rouge à couper, des promesses réitérées de coopération. Des sourires pour la photo. Des mannequins aussi, placés dans certaines salles. Le quinquennat de François Hollande ne semble pas avoir affecté le projet. Et pourtant, l’inauguration du P4 marque, en dépit des apparences, un point final.

Sur le site de l’institut de virologie de Wuhan, le directeur du laboratoire P4 Inserm – Jean Mérieux, Hervé Raoul figure toujours en bonne place parmi les membres du conseil scientifique, en tant que « Deputy Director », du conseil scientifique du Center for Emerging Infectious Diseases de Wuhan. « J’avais accepté la demande, explique-t-il à Mediapart, mais je n’ai jamais eu de retour officiel et ce conseil ne s’est jamais réuni à ma connaissance. »

En mai 2017, le scientifique annonçait pourtant dans la revue de l’Inserm Science et Santé – dans un article intitulé « Laboratoire P4 de Wuhan : une réussite pour la coopération franco-chinoise » –, qu’il comptait « développer une collaboration privilégiée » avec le P4 chinois, rappelant que le premier ministre avait annoncé qu’un budget « d’un million d’euros pendant cinq ans » avait été affecté à cette coopération « qui devrait concerner une cinquantaine de scientifiques français, sous l’égide et le pilotage de l’Inserm ».

Selon l’accord de 2004, le comité franco-chinois devait en effet « participer à la définition des programmes de recherche scientifique à réaliser dans le cadre du laboratoire P4 de Wuhan », « effectuer le suivi et l’évaluation de ces programmes, s’assurer de la publication des résultats », et enfin en dresser un bilan annuel.

Selon Hervé Raoul, la mise en service du laboratoire de Wuhan allait se faire « progressivement », « avec des premiers projets de recherche sur des pathogènes de niveau inférieur ». « Nous nous assurons ainsi de la bonne protection de l’environnement extérieur au laboratoire et des personnels avec des virus de moindre risque, expliquait-il. C’est une absolue nécessité, car les conséquences sanitaires ou socio-économiques d’un défaut de sécurité peuvent être considérables, comme nous avons pu le voir en 2007 avec des souches de fièvre aphteuse échappées d’un laboratoire anglais. »

Le scientifique précise à Mediapart « qu’à aucun moment », il n’est « intervenu pratiquement dans ce processus » de mise en route du laboratoire de Wuhan. Il déclare récemment au Monde, que le P4 « avait l’air plutôt bien conçu », « mais, pour en être certain, il aurait fallu le voir en mode opérationnel. Je l’ai visité plusieurs fois, mais je ne l’ai pas vu en fonctionnement », reconnaît-il.

« Ni l’Inserm, ni ses chercheurs n’ont de regard sur les activités du P4 de Wuhan depuis sa mise en fonctionnement, a fait savoir l’Inserm à Mediapart. Si la construction du P4 de Wuhan s’inscrit bien dans le cadre d’un accord intergouvernemental entre la France et les autorités chinoises, l’Inserm n’a pas participé à la construction du bâtiment, ni à son homologation réglementaire. » Le rôle de l’Inserm s’est limité « à la formation de plusieurs chercheurs chinois aux bonnes pratiques de travail au sein d’un P4 ». Six au total en 2009, puis trois autres en 2015 et 2016, dont le vétérinaire de la future animalerie. Chacun pour trois semaines de formation au sein du P4 lyonnais.

« Le projet devait se poursuivre après la construction du laboratoire par une coopération scientifique, relève Roselyne Bachelot. L’histoire semble prouver que cet engagement n’a pas été tenu ou pas à la hauteur de ce qui était annoncé dans l’accord de 2004 ou par Bernard Cazeneuve en 2017 lors de l’inauguration. » Selon l’ex-ministre de la santé, « la responsabilité devra être établie » : « À savoir si les Chinois ont souhaité nous écarter, ou si le désengagement a été le résultat d’errements français ou d’un désintérêt politique pour la coopération sanitaire internationale, ce que certains choix des années 2012-2017 semblent hélas démontrer… » Roselyne Bachelot ajoute que « pour être honnête avec Marisol Touraine », « la coopération scientifique relevait aussi du ministère de la recherche et de Mérieux ».

Alain Mérieux a quitté le comité de pilotage en janvier 2015, avec la satisfaction du devoir accompli. Il déclare curieusement au micro de Radio France à Pékin que le laboratoire P4 « est un outil très chinois ». « Il a démissionné lorsqu’on est passé à la phase délicate du transfert du P4 aux autorités chinoises, estime un fonctionnaire. La France perdait totalement la main puisque le processus d’accréditation revenait aux Chinois. » L’industriel a néanmoins continué à suivre attentivement le dossier, via le coordinateur du comité, Jean-Michel Hubert, qui lui rend compte directement de ses multiples missions chinoises.

Le pouvoir chinois lui en a été reconnaissant. Ainsi, en mars 2014, à l’occasion de sa première visite d’État en France, le président Xi Jinping s’est rendu directement à Lyon pour y saluer Alain Mérieux avant même le président de la République. L’industriel a en outre reçu une récompense exceptionnelle des autorités chinoises, le prix « Reform Friendship Award », « au titre de son engagement pour la santé publique chinoise, particulièrement dans le domaine de la lutte contre les maladies infectieuses », en 2018.

La nomination d’Yves Lévy, le PDG de l’Inserm, au poste de co-président du comité de pilotage en remplacement de Mérieux provoque des étincelles. En effet, le scientifique qui a participé à la plupart des visites officielles à Wuhan n’a jamais été favorable au projet. Il s’est en particulier refusé à accorder un nouvel appui technique au laboratoire faute d’avoir un contrôle, désormais impossible, sur la structure chinoise. Le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) ainsi que les autorités de santé et l’Inserm ont aussi opposé une fin de non-recevoir à la demande chinoise d’opérer un transfert de souches pathogènes au laboratoire de Wuhan. « Une demande constante » selon un haut fonctionnaire français.

Du côté de l’Institut Pasteur, dont la création d’une antenne chinoise à Shanghai fait partie de l’accord de 2004, on souligne aussi le peu d’informations sur le P4 de Wuhan. « Pasteur n’a jamais su ce qui se passait au P4 de Wuhan après sa livraison, du fait d’une absence de collaboration commune et d’une suspicion réciproque », explique un responsable.

La coopération annoncée est tellement au point mort, que la dernière réunion du comité de pilotage franco-chinois date du mois de juin 2016… « Laisser croire que l’on a soudainement découvert que les Chinois ne voudraient pas de nos coopérants au sein de leurs équipes de recherches est une imposture. Les bons spécialistes de la Chine ont toujours su qu’il en serait ainsi », assure aujourd’hui un ancien conseiller de François Hollande.