Les mobilisations sur les retraites

Mediapart : La force et les handicaps du mouvement social

Décembre 2019, par infosecusanté

Mediapart : La force et les handicaps du mouvement social

8 décembre 2019| Par Laurent Mauduit

Craignant la colère du pays, l’Élysée et Matignon multiplient les réunions pour évaluer les rapports de force. Face à la rue, le pouvoir n’entend pas céder. Son entêtement soulève une question majeure : à quelles conditions le mouvement social peut-il gagner ?

Étrange situation d’entre-deux. Après le séisme social du 5 décembre où ont convergé des colères multiformes au travers d’innombrables manifestations (retrouvez tous nos articles), jusque dans les bourgades les plus reculées ; et avant la nouvelle journée de grève et de manifestations auxquelles appellent, mardi 10 décembre, CGT et FO, appuyées par Solidaires, la FSU et les organisations de jeunesse, la veille du jour où le premier ministre doit présenter, comme il l’a annoncé, « l’intégralité du projet du gouvernement » sur les retraites, le pays est comme en attente.

Comme si une sourde impatience occupait tous les esprits. Avec en arrière-plan les mêmes interrogations auxquelles nul, pour l’heure, n’a de réponse. Le mouvement social sera-t-il si fort qu’il va finalement contraindre le gouvernement à retirer son projet de réforme sur les retraites, ce qui sonnerait l’échec de cette présidence ? Ou bien, par mille subterfuges, Emmanuel Macron va-t-il parvenir à se sortir de cette crise sociale, en imposant au pays une réforme néolibérale dont il ne veut pas et en sauvant la fin de son quinquennat, quitte à faire quelques reculades de détail ?

Le pays vit des jours décisifs, où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. Il est temps de soupeser soigneusement les forces et les handicaps du mouvement social. Pour mesurer comment le rapport de force peut basculer à son avantage, ou à son détriment.

Visiblement, c’est ce qu’entendait faire le pouvoir ce dimanche après-midi, puisqu’à 17 heures le premier ministre Édouard Philippe devait recevoir à Matignon plusieurs ministres concernés par la réforme des retraites, dont Jean-Paul Delevoye, Jean-Baptiste Djebarri, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire et Agnès Buzyn, avant qu’Emmanuel Macron et Édouard Philippe ne réunissent à 19 h 30 à l’Élysée tous les ministres concernés par le dossier.

Alors, puisque le pouvoir prend bien soin d’évaluer le rapport de force, autant le faire nous-même aussi. À notre façon.
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1. La puissance du mouvement social

Le premier constat qui saute aux yeux, et qui est la première marque du moment présent, c’est en effet l’extrême puissance du mouvement social, en même temps que son caractère largement inédit.

Multipliant les réformes au pas de charge, sans la moindre concertation, parfois même de manière autoritaire par le biais des ordonnances, Emmanuel Macron est parvenu à fédérer contre lui des colères multiformes, celles des cheminots, des agents de la RATP, des étudiants, des professions de santé… Et pour finir, la réforme des retraites, qui malmène toutes les professions et menace de déstabiliser le vieux système par répartition pour avancer vers un système par capitalisation, a fini par faire office de précipité.

La puissance du mouvement social, on la mesure donc d’abord au nombre des manifestants qui ont défilé jeudi aux quatre coins du pays. Combien les manifestants étaient-ils ? Un peu plus de 800 000 comme le prétend le ministère de l’intérieur ? Ou plus de 1,2 million comme le disent les syndicats ? En vérité, cela n’a pas grande importance, car tout le monde a bien compris que le mouvement était massif. À l’Élysée, on en a pris peur. Dans les rangs des manifestants, on a pris espoir.

Mais la colère sociale vient à l’évidence de beaucoup plus loin que cela – et c’est cela qui la distingue par exemple du mouvement social de l’hiver 1995 contre la réforme des régimes spéciaux de la SNCF et celle de l’assurance-maladie. Elle ne se nourrit pas que des réformes envisagées par le pouvoir. Elle est aussi alimentée par une défiance, de beaucoup plus longue durée, contre les politiques de tous bords – socialistes ou de droite – qui ont conduit des politiques économiques et sociales de plus en plus souvent proches au point de se confondre, et qu’Emmanuel Macron n’a fait qu’accentuer.

Car la réforme de la retraite par points – que veut promouvoir aujourd’hui Emmanuel Macron pour avancer vers l’individualisation des systèmes de retraite et, à terme, vers la retraite par capitalisation – a longtemps été défendue par les socialistes, même s’ils ne sont pas passés à l’acte.

Si le mouvement social apparaît aujourd’hui si puissant, c’est aussi parce que l’on sent, dans la société civile, une volonté farouche de conduire les choses à sa guise. La principale différence d’avec 1995 est ici : à l’époque d’Alain Juppé, on avait assisté à un mouvement social classique qui avait été piloté par les grandes confédérations syndicales, et qui s’était fracturé quand la CFDT était passée dans le camp adverse, comme elle en a souvent la fâcheuse habitude.

Aujourd’hui, la scène sociale a radicalement changé. Il y a d’abord eu le jaillissement imprévu des gilets jaunes, venu de la société civile. Et l’on sent bien que le mouvement social d’aujourd’hui s’inscrit dans ce prolongement. CGT, FO, FSU et Solidaires sont dans le mouvement (et parfois la CFDT pour certaines professions). Mais on sent bien que la dynamique vient du bas, qu’elle est alimentée par d’innombrables assemblées générales chez les cheminots, les agents de la RATP, mais aussi parmi les enseignants, et d’autres professions encore, qui ne veulent pas se faire voler cette première victoire que constitue le raz-de-marée du 5 décembre.

Cette puissance du mouvement social, on la constate évidemment dans la détermination des grévistes, puisque dans les secteurs clefs qui sont dans le conflit, à la SNCF, à la RATP ou dans l’enseignement, on ne sent pour l’heure aucun signe de renoncement ni d’affaiblissement. Les grèves sont aussi dures qu’au premier jour. Et l’on pressent que, jusqu’à mardi au moins, jour des prochaines grandes manifestations, ou même jusqu’à mercredi, jour des annonces par Édouard Philippe des détails de la réforme des retraites, il y a peu de chance que le vent tourne.

Dans l’immédiat, c’est donc le mouvement social qui est à l’offensive. Et l’on sent bien que le pays est très fortement en appui. À une réserve près, pourtant, qu’il faut avoir la lucidité de regarder en face. Les manifestations ont été massives, sans doute même historiques. Les grèves l’ont aussi été dans le secteur public, essentiellement dans les transports publics et les écoles.

Mais les grèves n’ont pas fait tache d’huile dans le privé. Et le pays n’est pas paralysé. C’est indéniablement le point faible de ce mouvement social : si les manifestations du 5 décembre ont été impressionnantes, brassant des populations d’origine les plus diverses, les chances de succès reposent sur la détermination de seulement quelques secteurs, comme celui des transports publics. Ce qui, si l’épreuve de force se prolonge, risque d’être insuffisant.
2. Les manœuvres du gouvernement

Indiscutablement, le gouvernement a pris la mesure de la force de ce mouvement social. Et il a, en conséquence, changé de ton.

Que l’on se souvienne en effet de la morgue ou de la condescendance d’Emmanuel Macron à l’égard des salariés modestes, au début de son quinquennat : à l’égard de ces ouvrières de chez Gad qui sont « pour beaucoup des illettrées » ; de ces ouvriers de Lunel, dans l’Hérault, qui n’ont pas compris que « la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » ; de ces « gens qui ne sont rien », que l’on croise dans les gares, à côté des « gens qui réussissent » ; de ces « fainéants » auxquels il ne veut rien céder, pas plus qu’aux « cyniques » ou aux « extrêmes » ; ou encore de ceux qui préfèrent « aller foutre le bordel » plutôt que « d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes »… Depuis quelque temps, ces mots-là ne sont plus de mise.
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Jusqu’à ces dernières semaines, tous les ministres du gouvernement avaient reçu l’instruction de mener campagne contre les cheminots présentés comme des privilégiés, du fait de leur régime spécial de retraite. Mais ces charges ont soudainement disparu. Comprenant qu’il y avait un mouvement d’opposition très général et partagé dans le pays contre la réforme des retraites, et que tous les Français avaient le sentiment qu’ils seraient perdants, le pouvoir a récemment compris qu’il était contre-productif de stigmatiser une profession en particulier.

Nouvelle instruction : être aimable, souriant. Assurer que l’on est favorable au dialogue. Pour qui a regardé la soirée de débat (passablement soporifique) jeudi 5 décembre sur France 2, au soir de la journée de manifestations, le ministre du budget, Gérald Darmanin, est apparu comme le bon élève de cette nouvelle méthode de communication zen : s’il a multiplié les mensonges sur le fond (lire ici le très éclairant billet de l’économiste atterré Henri Sterdyniak), il s’est montré d’une gentillesse appuyée avec le leader de la CGT, Philippe Martinez, lui montrant avec ostentation qu’il l’écoutait, qu’il prenait en compte ce qu’il lui disait.

Et vendredi après-midi, intervenant peu de temps après que la CGT et FO, appuyées par Solidaires, la FSU et les organisations de jeunesse eurent appelé à une nouvelle journée de grève mardi, Édouard Philippe s’est lui-même montré le plus aimable des hommes. À la faveur d’une courte déclaration, il a voulu donner des gages de sa bonne foi. Disant son attachement au « dialogue social », il a ajouté : « Ma logique n’est pas et […] ne sera jamais celle de la confrontation. »

Mais il ne faut pas être dupe de cette posture nouvelle. Quelle que soit la puissance du mouvement social, le pouvoir n’a pas changé sa position d’un iota. Tout juste essaie-t-il de godiller comme il le peut pour traverser la tempête sociale, sans renoncer pour l’instant à sa réforme, ni à un quelconque de ses principaux dispositifs.

À preuve, lors de sa déclaration, Édouard Philippe a confirmé que « la disparition des régimes spéciaux » étaient plus que jamais à l’ordre du jour de la réforme. Plus généralement, il a redit que le gouvernement était disposé à envisager des « transitions progressives » pour appliquer la réforme des retraites. Mais comme le gouvernement le répète depuis plusieurs mois, il faut interpréter la phrase de la manière que l’on devine : malgré les manifestations, nous n’entendons pas amender notre projet…

L’entêtement du gouvernement ne fait donc aucun doute. D’ailleurs, dans le Journal du dimanche 3, le premier ministre se dit « déterminé à mener la réforme à son terme », même s’il ajoute ce codicille… « en répondant aux inquiétudes ». Et la suite de son propos vient confirmer que le gouvernement n’a pas dans l’immédiat l’intention de reculer. « Si on ne fait pas une réforme profonde, sérieuse, progressive aujourd’hui, quelqu’un d’autre en fera une demain brutale, vraiment brutale », a dit Édouard Philippe.

Le simple fait de fixer au mercredi 11 décembre l’annonce du détail de la réforme des retraites, soit six jours après la première grande journée de manifestations suffit d’ailleurs à établir que le pouvoir se prépare à une épreuve de force dans la durée, et qu’il spécule sur l’épuisement du mouvement. Comme l’an passé, où il avait spéculé sur l’épuisement du mouvement des gilets jaunes.

C’est la violence des institutions de la Ve République qui permet au chef de l’État de faire ce calcul périlleux. Aussi mal élu qu’il ait été en 2017 grâce à un vote du rejet du Front national et non un vote d’adhésion à son programme (et seulement 24,01 % des suffrages exprimés au premier tour), il prétend vouloir imposer au pays une réforme qui est très massivement rejetée. Et à ce pouvoir exorbitant que lui confère la Constitution, il n’a visiblement pas l’intention de renoncer, quand bien même la retraite par points fait l’objet de critiques de plus en plus nombreuses. Soit dit en passant, on comprend bien pourquoi. Il suffit d’avoir entendu François Fillon expliquer, en 2016, pendant la campagne présidentielle, ce qu’autorisait cette retraite par points, soi-disant plus équitable, pour comprendre le tour de passe-passe :

Les faiblesses syndicales

Pour le mouvement social, il est évidemment heureux que le mouvement des gilets jaunes ait finalement fait sa jonction avec le mouvement syndical. L’an passé, cela n’était pas advenu, et on en comprend bien les raisons : se défiant de toute instrumentalisation, ne comptant que sur leur auto-organisation, les gilets jaunes n’ont que très rarement, sauf dans certaines villes, fait cause commune avec les syndicats.

De l’eau a coulé sous les ponts. Et le contexte présent n’est plus tout à fait le même, puisqu’il est marqué par une sorte de coagulation de toutes les colères. Dans ce mouvement de masse, les confédérations syndicales sont donc portées à l’avant-scène du mouvement social, même si elles auraient été bien incapables de le déclencher.

Or, pour quiconque veut regarder les choses en face, le constat coule de source : même si elles sont vouées à jouer un rôle majeur dans les jours qui viennent, les grandes organisations syndicales sont toutes, à des degrés divers, dans un état qui est loin d’être florissant.

D’abord, la CFDT, dans une tradition qui est maintenant bien établie, défend la réforme à points voulue par le gouvernement, même si l’exemple suédois a clairement établi les ravages de ce système. La CGT-FO sort, elle, de crises à répétition, après que son ex-secrétaire général, Jean-Claude Mailly, eut torpillé le front syndical lors du mouvement contre les ordonnances travail, juste avant de se faire embaucher par le très sarkoziste Raymond Soubie.

De son côté, la CGC appuie le mouvement par intermittence, mais refuse de faire front commun avec les autres syndicats. Quant à l’UNSA, si ses militants sont dans le mouvement, la direction a souvent la tentation de suivre le même chemin que celui de la CFDT.

Dans un paysage syndical pour le moins éclaté, le cœur de la dynamique syndicale est donc porté par Solidaires, la FSU et la CGT. Mais ce front-là aussi a ses faiblesses. Avec Philippe Martinez à sa tête, qui n’est pas le plus charismatique secrétaire général qu’ait eu la CGT, la centrale sera-t-elle à la hauteur des évènements et saura-t-elle sortir les gros bastions des transports publics d’un possible isolement, si le conflit dure ? Pour le mouvement social, c’est l’une des interrogations majeures pour les prochains jours. Car la paralysie générale du pays, c’est la menace majeure que pourrait craindre ce gouvernement.

Les gauches en miettes

L’autre handicap, c’est évidemment l’état de la gauche, ou des gauches, qui sont plus que jamais en miettes. Car la force d’un mouvement social, ce qui le soude, c’est le combat commun contre un projet du pouvoir, en l’occurrence le projet de réforme des retraites. Mais ce qui peut l’enraciner, lui donner encore plus de force, cela peut être aussi l’espoir d’un débouché politique.

Dans le cas présent, on devine que tout s’entremêle. Il y a la colère commune contre la réforme des retraites. Mais il y a aussi mille autres colères qui s’y surajoutent : la colère contre la précarité imposée aux étudiants ; contre l’austérité imposée aux personnels hospitaliers ; contre l’austérité salariale imposée depuis si longtemps aux enseignants ; la colère, en définitive, contre Emmanuel Macron, et la politique très inégalitaire qu’il conduit.

L’espoir d’un possible débouché politique ultérieur donnerait un supplément d’âme à ce mouvement. Mais de débouché politique, on n’en voit guère. Triste époque de congélation, tout au long de ces dernières années, au cours desquelles aucune stratégie commune, ni aucun front commun n’ont pu prendre forme entre La France insoumise, Europe Écologie-Les Verts, les frondeurs socialistes, le NPA…

Longtemps dans une démarche « césariste », Jean-Luc Mélenchon, contre l’avis de beaucoup de militants ou de cadres de son propre mouvement, a théorisé ce cavalier seul. Et voilà qu’à son tour, Yannick Jadot, fort de son succès fragile à l’élection européenne, prend le risque d’emprunter ce chemin solitaire qui a toujours conduit à l’échec. Pas seulement l’échec du candidat, mais l’échec de toutes les gauches.

Le paradoxe est saisissant. La société civile fait la preuve d’une formidable vitalité. Du soulèvement des gilets jaunes jusqu’à la marche du 10 novembre contre les campagnes de haine islamophobe, en passant par le mouvement #MeToo, elle a bousculé le paysage politique français, par des initiatives pariant sur l’auto-organisation face à la crise des partis.

Que ce mouvement social si puissant, si réjouissant, ne laisse pas les secteurs des transports publics, seuls, aux avant-postes du combat contre la réforme des retraites. Qu’il bouscule aussi l’inertie des gauches et ouvre une voie alternative. Celle d’un nouveau Front populaire ou, appelons cela comme on veut, d’une nouvelle union de toutes les gauches. En bref, que la dynamique sociale se combine et se nourrisse d’une dynamique politique nouvelle.