Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - La justice somme Amazon de s’en tenir aux « marchandises essentielles »

Avril 2020, par Info santé sécu social

14 AVRIL 2020 PAR MATHILDE GOANEC ET KHEDIDJA ZEROUALI

Décision de justice aux allures de camouflet pour Amazon rendue en référé, ce mardi 14 avril, au tribunal de Nanterre : la multinationale va devoir s’en tenir à la livraison de « marchandises essentielles », jusqu’à ce qu’elle ait revu l’évaluation des risques pour ses salariés face au Covid.

« Est-ce qu’on fait les choses parfaitement ? La réponse est non. » Ainsi parlait, jeudi 9 mars 2020, le président d’Amazon France logistique, Ronan Bolé, au sujet de la prévention du risque Covid, lors d’une réunion téléphonique avec les représentants des syndicats de l’entreprise (lire ici l’enquête de Mediapart). La justice française semble du même avis.

« La société Amazon France Logistique a, de façon évidente, méconnu son obligation de sécurité et de prévention de la santé des salariés, ce qui constitue un trouble manifestement illicite. » Ce jugement (voir ci-dessous), rendu mardi 14 avril par le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) à la suite d’une procédure de référé déposée par Sud-Commerce, est un camouflet pour le géant de la logistique. Il laisse par ailleurs entrevoir un effet boule de neige, alors même que plusieurs entreprises envisagent de reprendre leur activité au mois de mai, incitées dans ce sens par Emmanuel Macron lui-même, dans l’allocution présidentielle de lundi soir.

La décision, non suspensive par une procédure en appel, rompt avec les égards auxquels le mastodonte financier dirigé par Jeff Bezos est habitué : Amazon se voit sommé par la justice, en attendant la remise à plat de son plan d’évaluation des risques avec les représentants des salariés, de restreindre l’activité de ses entrepôts aux marchandises essentielles. À savoir « la préparation et l’expédition des commandes de produits alimentaires, de produits d’hygiène et de produits médicaux ». Ce qui pourrait réduire considérablement le chiffre d’affaires de l’entreprise sur le sol français.

« Jusqu’ici, on livrait encore de l’alcool, des livres, des coques de téléphone, des vernis à ongles… On ne doit pas avoir la même définition de ce qui est essentiel », rappelle Tatiana Campagne, élue SUD-Solidaires dans l’entrepôt de Lauwin-Planque (Nord), très « satisfaite » de ce jugement.

La société est sous la menace d’une amende dissuasive d’un million d’euros par jour et par infraction constatée, Si Amazon n’obtempère pas. Pour Judith Krivine, l’avocate du syndicat Sud-Solidaires, « ce jugement fournit la preuve que même si Amazon communique depuis trois semaines dans tous les médias sur la mise en place de gestes barrières dans ses entrepôts, sans évaluation sérieuse des risques, cela ne sert à rien ».

« Rien n’est plus important que la sécurité de nos collaborateurs », a réagi Amazon, qui s’est dit « en désaccord avec la décision rendue aujourd’hui par le tribunal judiciaire de Nanterre ». Le groupe a déclaré évaluer désormais ses « implications » pour ses sites logistiques français, sans plus de précisions, malgré nos questions.

À ce jour, il n’y a aucun décompte officiel du nombre de salariés d’Amazon touchés par le Covid-19. Sud-Solidaires déplore plusieurs cas d’après son propre recensement, sur différents sites. Un salarié serait actuellement hospitalisé dans un service de réanimation selon la CGT.

La direction assure pourtant avoir fait ce qu’il fallait, et respecté les mesures demandées par le gouvernement. « Ainsi, en France, ces quatre dernières semaines, nous avons distribué sur nos sites plus de 127 000 paquets de lingettes désinfectantes, plus de 27 000 litres de gel hydroalcoolique, ainsi que plus de 1,5 million de masques. Nous avons aussi mis en place des contrôles de température et des mesures de distanciation sociale et également triplé nos équipes d’entretien en France pour renforcer le nettoyage de 200 zones supplémentaires sur chaque site. »

Pourtant, il ressort de cela que, selon le jugement que Mediapart a pu consulter, « si la société a effectué une évaluation des risques induits par l’épidémie du virus Covid 19, cette dernière est insuffisante et la qualité de celle-ci ne garantit pas une mise en œuvre permettant une maîtrise appropriée des risques spécifiques à cette situation exceptionnelle ».

Le risque de contamination demeure donc chez Amazon : sur les portiques d’entrée où chaque jour des centaines de salariés posent la main, dans les vestiaires – malgré la présence « d’ambassadeurs hygiène et sécurité », selon l’expression d’Amazon, ou encore sur les cartons, qui passent de main en main toute la journée.

« Il en résulte que le risque de contamination tenant aux manipulations successives des objets depuis la réception dans l’établissement à la livraison par les chauffeurs, ne fait pas l’objet d’une évaluation dans les DUERP [documents uniques d’évaluation des risques professionnels – ndlr] », précise le jugement, qui s’appuie sur les nombreuses visites et contre-visites de plusieurs inspecteurs du travail ces derniers jours, dans quatre de ses six centres de distribution sur le sol français

Laurent Degousée, co-délégué de Sud-Commerce, critique depuis plusieurs jours le « flicage » des salariés, en lieu et place d’une politique sérieuse de protection. « La société a embauché des “safety managers” pour surveiller les gens mais ce n’est pas l’incivisme des salariés qui est en cause, c’est la nature même de l’activité qui permet la contagion. » Le tribunal enfonce là encore un coin, insistant sur les risques psychosociaux de l’épidémie pour les salariés au travail.

« Il est en effet particulièrement nécessaire que cette évaluation rende compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail...), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise », lit-on encore dans le document.

La Poste aussi doit évaluer les risques, selon la justice
La direction, dans sa réaction à la décision judiciaire, récuse le grief portant sur l’absence de concertation avec les salariés et leurs représentants. « Nous continuerons également à travailler avec toutes les parties prenantes et à apporter les éclaircissements nécessaires comme nous l’avons fait depuis le début de cette crise sans précédent », souligne Amazon.

Le jugement est cependant à ce titre aussi assez dévastateur. La société n’aurait versé au débat « aucun procès-verbal de réunions des CSE [comité social et économique – ndlr] ni du CSE central depuis le début de l’épidémie, indiquant à l’audience qu’ils n’ont pas encore été formalisés », les membres des comités et les comités eux-mêmes ont « uniquement été informés a posteriori des mesures préventives prises et des procédures mises en place ainsi que des modifications de l’organisation du travail ».

Le tribunal enfonce même le clou : « Ne sont fournis ni le nombre des réunions de ces instances qui se sont effectivement tenues ni la teneur des échanges qui ont eu lieu lors de ces réunions ni même les documents présentés à l’appui de cette information de sorte que la société ne rapporte pas la preuve de l’information donnée et de son contenu. »

Pour Judith Krivine, cette décision rappelle la règle constitutionnelle, renforcée par la législation européenne, qui veut que le « travailleur participe à la détermination de ses conditions de travail », y compris quand un risque inconnu survient, avec la possibilité d’invoquer un droit de retrait si ces obligations n’étaient pas respectées.

C’est également, pour l’avocate, un rappel à l’ordre du gouvernement lui-même. « Le gouvernement, le 23 mars, a indiqué que si des salariés abusaient du droit de retrait, ils s’exposaient à ne pas être payés. Il a oublié de dire que si les employeurs méconnaissent les règles, ils sont eux aussi soumis à un risque de sanction financière élevée ».

« Nous souhaitions la fermeture des entrepôts pour protéger les salariés, mais cela reste une bonne décision », confirme Jean-François Bérot, représentant syndical Sud-Commerce à Saran dans le Loiret. Quand on voit ce qui se passe en Italie, à New York ou à Chicago, le tribunal rappelle qu’en France, les salariés ont des droits que même Amazon doit respecter. »

D’autant plus que deux autres décisions viennent conforter les salariés français dans leurs droits. Le 3 avril, comme l’a déjà expliqué Mediapart, la juge des référés de Lille (Nord) a imposé à une association d’aide à domicile de muscler sérieusement les mesures de prévention contre le Covid-19, invoquant de manière inédite le « risque biologique ».

Jeudi 9 avril, c’est le tribunal des référés de Paris qui ordonnait à La Poste d’élaborer un document évaluant les risques professionnels de ses salariés « dans les meilleurs délais », comme le demandaient les organisations syndicales et notamment Sud-PTT. Dans sa décision, le tribunal judiciaire demande à La Poste d’évaluer les risques pris par ses salariés, de lister les mesures appliquées en cas de contamination d’un postier, de mesurer les risques psychosociaux et de recenser « l’ensemble des activés postales estimées et essentielles et non essentielles à la vie de la Nation ».
Mais pour Nicolas Galepides, secrétaire général de la fédération, tout cela arrive trop tard : « La Poste n’a commencé à déclencher des réunions sur ces questions qu’une fois qu’on avait déposé notre référé, fin mars. Alors que la direction aurait pu mener ce travail et associer les représentants du personnel dès le début, en janvier. »

La Poste n’agirait que « sous la pression des syndicats et de l’action judiciaire, se désole l’avocat de Sud-PTT, Julien Rodrigues. D’ailleurs, on peut encore se faire livrer des chaussures de running en passant par La Poste ». Interrogé sur le jugement rendu au sujet d’Amazon, il reconnaît que « la base de ces deux décisions est la même » : « Ces deux entreprises ont été condamnées pour un manquement en terme d’évaluation des risques professionnels. Pour La Poste, cependant, le juge n’a pas demandé une restriction de l’activité puisque c’est un service public. Mais si La Poste n’exécute pas ses obligations et si l’évaluation des risques est mal ou pas faite, les syndicats pourraient aussi demander la suspension de certaines activités. »

Amazon n’en a pas non plus terminé de sa saga judiciaire. À Lille, la CGT et la CFDT ont saisi en référé les prud’hommes pour qu’Amazon soit condamné à payer le salaire des travailleurs de Lauwin-Planque ayant fait usage de leur droit de retrait. Le dossier sera examiné le 21 avril. Sud-Commerce a également lancé une procédure concernant onze dossiers aux prud’hommes de Nanterre.

Mardi 31 mars, la CGT de Douai (Nord) a lancé une plainte pénale contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Le texte de l’assignation vise clairement la direction de l’entreprise : « C’est de manière totalement délibérée et au regard de la volonté de maintenir une activité commerciale que les préposés et/ou dirigeants de la société Amazon continuent de faire fonctionner l’activité commerciale de l’entreprise au mépris de la santé et de la sécurité des salariés. »

Reste une inconnue, de taille. Combien de temps Amazon va-t-il prendre pour établir un nouveau plan d’évaluation des risques, et donc combien de millions d’euros risque de perdre l’entreprise en limitant ses livraisons aux produits essentiels ? La multinationale pourrait avoir la tentation, dans ce contexte, de réduire ses effectifs, ou de placer certains de ses salariés en chômage partiel.

Alma Dufour, chargée de campagne aux Amis de la Terre, ONG s’étant associée à la démarche judiciaire portée par Sud-Commerce, prévient : « Amazon est la première capitalisation boursière au monde. Le cours de l’action du groupe a atteint ces jours-ci un niveau historique. La société est également connue pour pratiquer l’évasion fiscale. On ne peut imaginer qu’Amazon fasse payer cette décision judiciaire aux salariés ou à l’État français ».