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Médiapart - La maternité des Bluets à deux doigts de la fermeture

Octobre 2016, par Info santé sécu social

20 octobre 2016 | Par Rachida El Azzouzi et Mathilde Goanec

Les Bluets, la maternité des « métallos » CGT à Paris, pourrait bien disparaître de la carte. Ce haut lieu de l’accouchement sans douleur et de défense du droit des femmes vient de perdre sa certification auprès des autorités de santé. Fragilisée par le système actuel de financement de la santé, la maternité vit surtout une grave crise de gouvernance, engluée dans un mélange des genres dont la CGT a le secret.

Des crises, la maternité des Bluets en a traversé. Celle-ci pourrait bien lui être fatale. En septembre dernier, la Haute autorité de santé (HAS) a décidé de ne pas certifier l’établissement parisien, l’une des maternités les plus réputées de la capitale, pionnière de l’accouchement sans douleur en France et gérée depuis près de 80 ans par la fédération CGT de la métallurgie au travers de l’Union fraternelle des métallurgistes (UFM) et l’association Ambroise-Croizat. La procédure est rarissime. La gravité de la situation est telle que la fermeture de l’établissement, temporaire ou définitive, est désormais à l’agenda, alors même que plus de 3 200 accouchements, 1 200 interruptions volontaires de grossesse (IVG) et 1 200 essais de procréation médicalement assistée (PMA) s’y déroulent chaque année. Un préavis de grève a été déposé pour vendredi matin par le syndicat Sud santé, majoritaire.

Dans son rapport, la Haute autorité de santé (HAS) dresse le tableau sombre d’un établissement sans tête, sujet à un gros problème de gouvernance, ce qui entraîne des inquiétudes sur la prise en compte des risques et le circuit du médicament. « L’évaluation et l’analyse des délais ne sont pas structurées dans le secteur des urgences gynéco-obstétricales qui ne dispose pas d’outil (papier ou informatique) retraçant les étapes de prise en charge », estime la HAS. Plus loin, elle pointe l’absence problématique d’un pharmacien à temps plein : « Les ressources actuelles ne permettent pas de sécuriser la prise en charge médicamenteuse du patient » ; « Les médicaments à risque ne sont pas tous identifiés »… Le reste est à l’avenant.

L’inspection générale des affaires sociales (IGAS) mène également une enquête à la demande du ministère de la santé sur la gestion et la gouvernance de la maternité et rendra ses conclusions en décembre. L’Agence régionale de santé d’Île-de-France (ARS) devrait se prononcer sur un renouvellement de l’autorisation d’activité d’ici à un an, vu la complexité du dossier. La menace de fermeture, temporaire ou définitive, est donc bien réelle. « Oui, ça peut fermer, prévient Gilles Échardour, chargé du dossier à l’ARS. Aucun établissement n’est à l’abri, quelle que soit sa taille ou son histoire. Ce n’est absolument pas ce qu’on cherche mais s’il le faut, on le fera. »

S’agit-il simplement d’un excès de formalisme, contraire à la philosophie d’une maternité depuis toujours atypique ? « Ce qu’a pu écrire la HAS sur les Bluets n’empêche pas que la sécurité des soins soit assurée pour les patientes, tempère Virginie Gossez, sage-femme aux Bluets et déléguée syndicale Sud santé. Ses critères ne reflètent pas complètement les processus internes et on s’affronte sur un certain nombre de points. Elle avait cependant toutes les raisons du monde de ne pas nous accorder sa certification car c’est vrai que les personnes en charge des risques et de la qualité ne sont pas identifiées correctement. » La sévérité de l’institution de contrôle a également « fait très mal » aux médecins des Bluets, comme le rapporte cette gynécologue qui souhaite rester anonyme. « Mais les deux têtes de pont de l’hôpital avaient été virées deux mois avant la certification, faut pas s’étonner ! »

Pour une fois, ce n’est donc pas contre les autorités de santé que sont dirigées les critiques des salariés de cette maternité historique. C’est l’association gestionnaire de la maternité, Ambroise-Croizat, qui prend les coups, accusée d’avoir poussé dehors le directeur de l’établissement ainsi que la directrice des soins deux mois avant la visite de la HAS, provoquant une désorganisation sans nom, et des doutes sur la crédibilité de l’établissement. La conférence médicale de l’établissement a elle aussi voté la défiance vis-à-vis de la direction à une large majorité début octobre.

« L’heure est vraiment grave. Si j’enlève mon étiquette de syndicaliste CGT pour ne garder que celle de médecin, il serait légitime de suspendre ou réduire l’activité des Bluets car la maternité est potentiellement dangereuse. Les démissions en série du personnel médical sont inquiétantes », lâche un médecin. Ces cinq dernières années, quatre directeurs se sont effectivement succédé, alors même que la maternité faisait face à de sérieux problèmes de financements. L’avant-dernier, Thomas Lauret est arrivé en octobre. Son profil est atypique pour les Bluets : il est directeur d’hôpital de métier, quand les précédents étaient en majorité des personnes issues du milieu syndical, sans compétence hospitalière. Par ailleurs, l’homme est élu PS dans le XVIe arrondissement de Paris. « C’était un vrai directeur de l’assistance publique, à la schlague, très dur, mais qui s’était aussi approprié un certain nombre de valeurs des Bluets », rapporte Virginie Gossez, la déléguée Sud de l’établissement. « Pendant des mois, on a bossé comme des dingues pour remettre l’hôpital sur les rails, confirme la gynécologue interrogée plus haut. On se fâchait, c’était pas les bisounours, mais ça fonctionnait. »

Lorsque Ambroise-Croizat décide de débarquer Thomas Lauret, en avril dernier, c’est la goutte d’eau de trop. Les salariés, réunis en assemblée générale par les syndicats CGT et Sud, décident de se prononcer contre le départ de « leur directeur ». « Je vous assure que pour une syndicaliste Sud, faire grève pour un patron, c’est pas facile, ironise Virginie Gossez. Mais on l’a fait pour défendre notre outil. » La grève, finalement, n’aura pas lieu, la représentativité de Sud n’étant pas, à l’époque, assurée. Faisant fi de la fronde, l’association Ambroise-Croizat s’entête et les départs s’enchaînent dans les rangs des cadres de santé, des anesthésistes, des pédiatres et des gynécologues, laissant l’hôpital exsangue, jusqu’à cette non-certification de la HAS. Christophe Girod, comptable pendant treize ans de l’établissement, a quitté les lieux en juin 2016. « Que le personnel soit vent debout contre la direction actuelle, c’est une certitude. L’incompétence et l’absence de professionnalisme de la direction d’Ambroise-Croizat sont une catastrophe et abîment les gens. » L’ex-comptable l’assure : « C’est le médecin du travail qui m’a sorti de là, j’étais à deux doigts de me jeter par la fenêtre. »

« La direction d’Ambroise-Croizat a fait une erreur en remerciant Thomas Lauret. C’est ce qui a mis la cabane sur le chien, foutu le bordel », analyse sans concession Daniel Gouttefarde. Aujourd’hui retraité, cet ancien métallo qui a travaillé plus de quinze ans à la Snecma avant de devenir permanent syndical dans l’Essonne puis à la fédération de la métallurgie, a présidé Ambroise-Croizat de juin 2007 à octobre 2015. C’est lui qui a recruté Thomas Lauret « à une époque où la maternité des Bluets, qui accumulait un déficit de six millions d’euros, avait besoin d’un gestionnaire expérimenté pour redresser la barre ».

Parce que Thomas Lauret était élu socialiste, des voix s’étaient alors élevées à la CGT pour critiquer ce recrutement, certains voyant en lui « un ennemi » venu écarter la CGT de son bébé. « Du pur fantasme et délit de faciès », estime Daniel Gouttefarde qui reste « persuadé que Thomas Lauret était le professionnel qu’il nous fallait pour diriger l’établissement ». Des crises, sous sa présidence, Daniel Gouttefarde en a affronté. Mais pas de cette ampleur. « La situation a toujours été compliquée mais c’est la première fois que je vois l’ensemble du personnel se retourner contre l’association gestionnaire Ambroise-Croizat. À mon époque et avant moi, le personnel se retournait contre les gouvernements, leurs politiques d’austérité défavorables aux hôpitaux comme les nôtres qui ont un projet médical militant. »

L’affaire entraîne également une scission dans l’union sacrée autour des Bluets. Entre les syndicats d’abord : « Thomas Lauret était un directeur avec des hauts et des bas, même si c’est vrai qu’il a beaucoup travaillé, concède Emmanuelle Allaire, déléguée CGT des Bluets. S’il a été mis dehors, c’est qu’il y avait des raisons. M. Lauret est élu du parti socialiste, donc on se dit qu’il a pu vouloir mettre en place les politiques d’austérité que défend son parti au gouvernement. » Emmanuelle Allaire va plus loin : « En AG, après le départ de Thomas Lauret, certains salariés ont appelé à boycotter la certification, on en paie le prix aujourd’hui. » Ce, tout en se défendant de tout aveuglement syndical : « Ne vous méprenez pas, nous sommes des salariés avant tout. Nous nous sommes déjà battus contre notre gestionnaire Ambroise-Croizat, notamment sur les salaires qui n’ont pas été augmentés en six ans. Ces revendications ont été les mêmes qu’on soit CGT ou pas. »

Il en va de même des appuis plus informels. Le comité de soutien Touche pas aux Bluets 3 – créé en 2008 lors de la mobilisation contre l’intensification de l’activité demandée par le ministère (augmentation des actes et diminution du temps de prise en charge après l’accouchement) – rassemble des parents, des militants politiques ou syndicaux, des élus, et marchait jusqu’ici plutôt main dans la main avec l’association, dans la défense de la maternité. Aujourd’hui, la guerre est consommée. L’association a pris fait et cause pour l’ancien directeur et reproche à la direction d’Ambroise-Croizat d’avoir instauré « une ambiance stalinienne », « une violence managériale » et « de ne pas être à la hauteur de la maternité ». « La gouvernance actuelle n’est pas en capacité de gérer l’établissement », assène Pierre-Jérôme Adjedj, le président de Touche pas aux Bluets. Père d’un enfant né aux Bluets, il est poursuivi en diffamation par la directrice d’Ambroise-Croizat, Anissa Chibane, pour une lettre ouverte adressée aux salariés et diffusée sur Facebook.

D’autres refusent d’entrer dans ces tiraillements internes, à l’instar de Nicolas Bonnet, élu communiste de la mairie de Paris, père lui aussi d’un enfant né aux Bluets et ancien élu de l’arrondissement du XIIe où s’est installée la mythique maternité en 2007, accolée à l’hôpital pédiatrique Trousseau dans un partenariat public-privé inédit en région parisienne. L’homme se souvient avec émotion de la « grande manifestation de 2009, où tout le monde était là », réunis autour des Bluets pour son approche innovante de la naissance, de l’apprentissage de la paternité pour les mères et des pères, la défense de l’IVG et de la PMA. Récemment, une maison de naissance (neuf expériences identiques sont tentées en France), pour un accouchement non médicalisé sécurisé par la présence toute proche d’un hôpital, a même été mise sur pied.

« Ce que je ne comprends pas, c’est le défaut de communication d’Ambroise-Croizat sur cette affaire. Ils auraient dû communiquer sur leurs raisons et les motifs de la mise à l’écart de Lauret, explique Nicolas Bonnet. Mais la tarification à l’activité et le financement qui se restreint pèsent beaucoup dans l’instabilité de la direction et les difficultés de gestion. Il y a une vraie difficulté pour les directeurs : tenir la question du financement et la culture de la maternité, liée à l’engagement historique de la CGT. » L’ancienne élue communiste du XIIe arrondissement, Michèle Camous, s’inquiète elle aussi des « divisions nouvelles » qui ont surgi aux Bluets. « Il y a eu des erreurs, la manière de traiter le personnel n’est pas vraiment conviviale mais le problème, c’est que l’ensemble des établissements gérés par la CGT sont sans cesse sur le fil du rasoir, à courir après le financement. Alors même que l’on reconnaît qu’ils sont pionniers. »

Les relations entre Ambroise-Croizat et les Bluets ont effectivement toujours eu des couleurs de ciel d’orage. « Des distorsions entre l’association et la maternité, j’en ai connu un paquet, croyez-moi, raconte Évelyne Vanderhem, directrice de la maternité entre 1997 et 2007, également un temps membre du conseil d’administration d’Ambroise-Croizat. Et je le dis avec d’autant plus de facilité que j’ai également eu des responsabilités à la fédération de la métallurgie, dans les années 1980. Donc je sais l’attachement de la CGT et de la fédé à cet établissement. » Cette double casquette n’empêche pas la critique sur la perte de certification : « Nous avons dans le passé toujours réussi à assurer nos responsabilités vis-à-vis des autorités de santé, même si ça nous a toujours emmerdés. Sauf que là, le personnel en a marre et que les décisions intempestives de l’association gestionnaire n’arrangent rien. »

Pour comprendre, il faut remonter dans l’histoire syndicale et s’arrêter au lien qui unit la CGT et les Bluets. En 1937, les métallurgistes CGT parisiens se lancent dans les œuvres sociales, et ouvrent un certain nombre de lieux de soins, et notamment des centres de rééducation professionnelles. À la même époque, ils acquièrent l’hôpital des métallurgistes Pierre-Rouquès, connu sous le nom des Bluets. Le patrimoine est géré, jusqu’à aujourd’hui, par l’Union fraternelle des métallurgistes (UFM). Les affaires courantes par l’association à but non lucratif Ambroise-Croizat (en hommage à l’inventeur de la Sécurité sociale), créée en 1973. « Les Bluets, c’est l’histoire de la France, de la CGT, des décennies de lutte pour la femme. L’une des sages-femmes de la maternité, c’est l’arrière-petite-fille de Jean Jaurès ! Une bonne partie des dirigeants de la CGT sont nés aux Bluets !, s’enflamme un cadre de Montreuil. La maternité est née lorsque des médecins français communistes sont rentrés d’URSS où ils ont découvert l’accouchement sans douleur. Ils ont convaincu la fédération des métallos, et son million d’adhérents, à 98 % des mecs, de monter un hôpital qui innoverait avec ce procédé révolutionnaire. Ce sont des anciens des Bluets, des militants féministes, qui ont ensuite monté la maternité des Lilas [au nord de Paris – ndlr] dans le même esprit. »

Mais la force de la CGT d’aujourd’hui n’est plus la même qu’à la Libération. La dé-syndicalisation, la chute du parti communiste, le tournant libéral et la désindustrialisation sont passés par là. Aujourd’hui, la fédération des métallos, c’est quelques 65 000 adhérents, l’une des plus petites fédérations de la CGT, concurrencée par les services. La centrale de Montreuil est également en pleine mutation. « C’est un peu comme le CCAS d’EDF. Quand on a l’argent, ça va, quand on est dans une phase de repli, ça ne marche plus. Les œuvres sociales ne sont plus une priorité. On a perdu des militants et donc aussi des compétences. Traditionnellement, on mettait des camarades fiables politiquement mais avec des compétences. Petit à petit, on a mis des moins compétents car les œuvres sociales n’étaient plus la priorité et qu’on ne sait plus transformer des militants titulaires d’un CAP en figures. Dans le même temps, les Bluets ont grossi, le nombre d’accouchements a bondi », souligne un cadre de la CGT qui tient à garder l’anonymat tant le dossier est sensible en interne.

Les anciens directeurs, souvent issus du monde ouvrier, ont fait tout à la fois la force et la faiblesse de l’établissement, a fortiori quand la normalisation sanitaire a pris de la vigueur, avec la mise en place des ARS. Le parcours d’Évelyne Vanderhem, ancienne directrice, est de ce point de vue exemplaire : « Mon métier d’origine, c’est ouvrière spécialisée câbleuse, vous imaginez ? C’est ça aussi l’histoire des bluets… Faut imaginer, au quotidien, la pression des tutelles en face ! Pour autant, je n’ai jamais été un bon petit soldat, ni vis-à-vis d’eux, ni d’Ambroise-Croizat. » « L’équipe médicale sait ce qu’elle doit à l’attelage cégétiste, confirme l’un des médecins exerçant depuis plus de vingt ans dans l’établissement, qui se définit comme « de gauche, militante ». « La CGT a permis de créer et de faire vivre l’un des établissements les plus innovants de Paris. Les directeurs précédents n’étaient pas tous à la hauteur, mais le deal, c’était ça : on vous protège mais vous nous faites confiance. Ce pacte a été rompu. » Christophe Girod, l’ancien comptable, a longtemps été adhérent à la CGT. Il est très amer : « C’est à vous dégoûter du syndicalisme. »

L’une des dernières démissions remonte à une douzaine de jours. Sophie Gaudu, chef de service, a claqué la porte trois ans à peine après son arrivée. Spécialiste de l’avortement, cette obstétricienne très attachée aux droits des femmes, qui a passé dix ans à la maternité des Lilas, portait un véritable projet médical et politique en phase avec l’identité des Bluets. Jointe par Mediapart, elle refuse de s’exprimer sur le dossier. Mais selon nos informations, elle aurait été poussée vers le départ par les mêmes raisons que ses confrères : l’impossibilité de travailler avec la hiérarchie actuelle d’Ambroise-Croizat. Incarnée par Anissa Chibane, directrice et Akim Naïli, président, elle est taxée d’incompétence et d’autoritarisme.

« L’association Ambroise-Croizat est incapable de faire confiance à l’équipe médicale des Bluets pourtant à la pointe, témoigne un médecin sous couvert d’anonymat. Très au fait du dossier, il dénonce une ligne « stalinienne » et cite l’exemple du recrutement. « Ambroise-Croizat est tellement persuadée d’être protégée par Dieu la CGT qu’elle est prête à prendre des risques pour son hôpital. Elle veut tout contrôler, s’immisce par exemple directement dans le recrutement alors qu’elle n’a pas de compétence hospitalière. Beaucoup d’hôpitaux sont gérés par des associations mais ce ne sont pas elles qui se chargent de recruter les sages-femmes ! »

Anissa Chibane, la directrice d’Ambroise-Croizat, dément toute intervention dans le recrutement : « Ma signature n’apparaît dans aucun contrat de travail. Le recrutement relève de la responsabilité de la direction des Bluets. » Elle s’indigne du procès en incompétence qui lui est fait. « C’est du délit de faciès. Parce que j’aurais un engagement syndical et citoyen, je ne serais pas à la hauteur du poste et il faudrait que je donne mes diplômes ? Demande-t-on aux médecins s’ils ont un tiret entre gynécologue et obstétricien ? On m’a collé une étiquette de prolétaire mais comme tous mes prédécesseurs, j’ai été formée avant d’arriver à Ambroise-Croizat. » Elle rappelle également que certains anciens directeurs d’Ambroise-Croizat étaient d’ailleurs militants CGT et médecins, comme Sylvie Prud’homme. « Diriger n’est pas réservé à une caste », s’emporte celle qui fut manipulatrice radio pendant quinze ans à l’hôpital de Valence (Drôme). Ancienne secrétaire de l’union départementale CGT de la Drôme, certains de ses anciens camarades la jugeaient déjà « difficile et autoritaire ». « Du sexisme », s’insurge-t-elle.

Anissa Chibane, qui nous invite à prendre une heure de notre temps pour visiter les Bluets, « une maternité où les professionnels et les mamans sont très heureux », a réponse à chacune des attaques à son encontre. Le départ de Thomas Lauret ? « Nous étions en désaccord sur la stratégie à adopter pour redresser la maternité. Il est parti de son plein gré. La vie est ainsi faite. » L’hémorragie dans les rangs de l’équipe médicale, tous des militants de la cause féministe, du droit à l’avortement, etc., ? « C’est parce qu’ils étaient en opposition avec nos valeurs très marquées, qu’ils étaient contre la PMA, l’IVG, qu’ils sont partis. » Le personnel vent debout contre Ambroise-Croizat ? « Ils n’ont pas actionné le levier de la grève, qui aurait été la preuve d’un désaccord profond. Il y a simplement eu de l’émoi. » Le problème de gestion pointé par tous, y compris par l’ARS ? « Il trouve son origine dans la crise financière de 2012 et dans les contraintes budgétaires imposées aujourd’hui aux hôpitaux. Une maternité de niveau un comme la nôtre n’est pas rentable. Il faut faire beaucoup d’actes pour boucler les budgets et l’accompagnement, notre savoir-faire, devient un coût. ». Même son de cloche au sein de la fédération de la métallurgie : « Depuis sa naissance, la gestion de la maternité est régulièrement attaquée, et dans le même temps récompensée pour son excellence, comme en 2015, estime Frédéric Sanchez, secrétaire général de la fédération de la métallurgie. Et un an après, on serait des incompétents incapables de gérer les lieux ? » L’opposition du personnel est le fait d’une « minorité », et la défiance des médecins une procédure « malhonnête ».

Pour Anissa Chibane, « tout ce ramdam médiatique est orchestré par des ennemis de l’extérieur », « pour nuire aux Bluets et à la CGT ». C’est l’argument de trop pour de nombreux cégétistes qui dénoncent « le jeu de la forteresse assiégée ». « Avant d’aller râler, il faut balayer devant notre porte. Je connais bien la CGT, c’est ma maison et comme beaucoup d’organisations, elle aime se trouver des ennemis à l’extérieur. C’est tellement plus facile que de faire le ménage dans nos rangs. Dans ce dossier, la CGT se tire vraiment des balles dans le pied », analyse Daniel Gouttefarde, l’ancien président d’Ambroise-Croizat pendant huit ans. « C’est à 95 % un problème de gestion et de management, insiste Gilles Échardour à l’ARS, interrogé sur les raisons du conflit. Quand je dis ça à la CGT, ils crient au complot. Il y a la tentation de politiser le sujet mais ce n’est pas le propos. »

« La CGT ne sait pas débarquer un mauvais, un incompétent », lâche une source interne de la CGT qui déplore aussi l’inertie de la fédération des métallos et du secrétaire général Philippe Martinez. Il faut dire que le dossier est délicat pour le patron de la CGT, qui connaît bien les Bluets. Et pour cause, il a dirigé pendant cinq ans la fédération de la métallurgie. Le dossier est d’autant plus inflammable que sa compagne, Nathalie Gamiochipi, y est indirectement liée. Proche d’Anissa Chibane, issue comme elle de la fédération santé, elle dirige le centre de rééducation fonctionnelle Suzanne-Masson, géré par l’association Ambroise-Croizat. Selon une tradition assumée par la CGT pour protéger ses militants, l’ancienne infirmière psychiatrique y a été placée après avoir été évincée en mars 2015 de la fédération de la santé qu’elle dirigeait. Un putsch qui venait notamment sanctionner son vote pour… Philippe Martinez, son compagnon, contre l’avis de sa fédération. D’aucuns dénoncent, y compris en interne à la CGT, « la République des copains » dans ce dossier. Un dernier recrutement fait tiquer : Nadia Ghedifa, la remplaçante au pied levé du directeur des Bluets débarqué, vient de Secafi, leader sur le marché des cabinets d’expertise, historiquement très proche de la CGT. Considérée comme une « vraie bosseuse » par les équipes de la maternité, elle n’a cependant aucune expérience en matière de gestion d’un hôpital.

Dernier élément du tableau, la question financière. L’UFM a construit le bâtiment dans lequel se sont installés les Bluets en 2007. Le terrain appartient à l’assistance publique des hôpitaux de Paris, qui récupérera les lieux dans 40 ans, selon un bail emphytéotique. En attendant, la maternité (par l’intermédiaire d’Ambroise-Croizat) verse donc un loyer à l’UFM pour l’occupation des locaux. Initialement chiffré à 85 000 euros par an, il s’élève désormais à plus d’un million d’euros. C’est trop pour l’ARS, et trop pour les équipes, qui ne comprennent pas que la structure, en déficit, doive se saigner pour une autre émanation de la CGT. « L’UFM a l’argent et Ambroise-Croizat les déficits », se plaint ainsi Virginie Gossez, pour Sud. Contacté à plusieurs reprises, l’UFM n’a pas répondu à nos questions. Quant au siège des anciens Bluets, il a été vendu l’an dernier 3pour 5,6 millions d’euros à l’association Estrelia. Avec cette somme, l’UFM a racheté deux résidences seniors dans le sud de la France qu’elle a confiées à l’un des groupes privés les plus lucratifs du moment dans le domaine des maisons de retraite, le groupe Korian.

« Difficile pour un syndicat d’être gestionnaire et patron, lâche une source interne à la CGT. Sait-on encore gérer une maternité de cette taille, ne devrait-on pas plutôt garder les murs et confier la gestion à des gens dans le secteur hospitalier qui gardent nos valeurs ? La CGT ne sait plus innover, être dans la transformation sociale, l’une de ses premières valeurs. » Elle cite en exemple le centre de santé géré par le CCAS d’EDF, juste derrière l’hôpital Saint-Louis à Paris : « Ils sont allés chercher un médecin chef qui avait une expérience de gestion des centres de santé des villes de la région parisienne et ils transforment la structure en coopérative car la fédération des mines et énergies est dynamique. Aux Bluets, on est en échec car l’urgence de la fédé des métallos, c’est Alstom, STX… » Les salariés eux-mêmes n’hésitent plus désormais à réclamer que les têtes soient coupées, ou même carrément un changement de structure. La CGT tente de rassurer : « Nous avons signé un protocole mercredi 19 octobre avec l’ARS, souligne Frédéric Sanchez de la fédération métallurgie. Les Bluets vont rester gérés par Ambroise-Croizat, et on va conserver la gouvernance actuelle. Nous reconnaissons cependant que tout n’est pas parfait, et on mettra en œuvre les recommandations faites à l’issue de la mission IGAS. » L’ARS, pièce maîtresse dans l’avenir de la maternité, se défend de vouloir pousser le syndicat dehors. « Nous ne voulons pas que la CGT sorte du jeu, mais qu’elle regarde les problèmes en face. Cette intervention systématique, ce n’est pas possible, cette situation ne peut plus durer. »


Boîte noire

Cette enquête a été réalisée ces deux dernières semaines. Contactés par Mediapart, le président actuel de l’association Ambroise-Croizat, Akim Naïli, n’a pas retourné nos appels. Nadia Ghedifa, directrice par intérim de la maternité des Bluets, a fini par répondre à nos appels mais a refusé de nous parler. « Je suis confuse mais j’ai beaucoup de travail, je n’ai pas le temps de vous parler », a-t-elle avancé.

Thomas Lauret, ancien directeur de la maternité, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Nathalie Gamiochipi, directrice du centre de rééducation Suzanne-Masson, géré par Ambroise-Croizat, ancienne responsable de la fédération CGT santé, et compagne du secrétaire général de la CGT Philippe Martinez, n’a pas répondu à nos sollicitations. Tout comme Philippe Martinez, qui a argué d’un déplacement l’empêchant de nous répondre.