Emploi, chômage, précarité

Mediapart : La pauvreté à l’école s’enracine

Septembre 2018, par infosecusanté

La pauvreté à l’école s’enracine

13 septembre 2018| Par Faïza Zerouala


Le plan national de lutte contre la pauvreté doit être présenté ce jeudi 13 septembre. Un volet est consacré à la pauvreté des enfants. Les professionnels de l’éducation alertent sur les difficultés des familles depuis des années, sans succès.

Il y a parfois quelque chose d’absurde à reprocher à un élève de ne pas avoir de cahier pour prendre des notes alors qu’il vit dans la rue ou dans un hôtel miteux. Ou de lui demander s’il a bien fait l’exercice numéro 4 page 208 alors qu’il peine à se nourrir. Sylvie, enseignante en histoire-géographie dans un collège REP +, le grade maximal de l’éducation prioritaire, à Montreuil en Seine-Saint-Denis, a l’habitude de ces scènes, mais continue coûte que coûte à faire son travail.

La première fois, elle n’a pas compris ce qu’il se passait lorsqu’un élève de sixième s’est plaint d’avoir mal au ventre vers 11 heures. « Je l’ai emmené chez le CPE, car nous n’avions pas d’infirmière scolaire. Il a expliqué ne pas avoir mangé le matin. Il avait faim. Comment dans ces cas-là peut-il se concentrer en classe ? » dit-elle.

Parfois, cela se manifeste autrement, raconte Véronique Decker, directrice d’école à Bobigny, dans le même département. Il y a ce garçon dans la classe qui est intenable et multiplie les caprices. Et pour cause, il a si peu dormi qu’il tient sur les nerfs. Il y a ce petit dont la rage de dents a été soignée à coup de paracétamol à la codéine qui l’assomme, car ses parents ne peuvent avancer les frais nécessaires.

Il y a aussi cette mère, croyant bien faire, qui a donné à sa fille ses propres lunettes, inadaptées à sa vue et à la taille de sa tête. Depuis plusieurs semaines, l’institutrice l’avait alertée de la myopie probable de son élève. Après avoir louvoyé et plutôt que d’invoquer ses problèmes financiers, elle a opté pour cet expédient. « Elle venait de perdre son travail et sa mutuelle, explique la directrice d’école. Elle pensait qu’elle ne pouvait pas sans cette aide obtenir des lunettes pour son enfant. Elle était terriblement embarrassée et surtout elle ne voulait pas que sa fille ait honte à son tour. »

Ces récits, les enseignants, personnels éducatifs et travailleurs sociaux, en ont pléthore lorsqu’ils exercent en zone d’éducation prioritaire, dans les quartiers populaires ou les territoires ruraux isolés eux aussi en proie à des difficultés sociales parfois intenses. Mais il reste difficile pour les personnels éducatifs de déceler ces situations de pauvreté chez leurs élèves. Ceux-ci sont pudiques et ont honte de faire face à ces difficultés matérielles. Les familles elles-mêmes préfèrent rester des pauvres invisibles et se soustraient aux regards de ces personnels. Parfois, l’apparence des élèves est trompeuse et par dignité personne ne se livre à ce sujet.

Emmanuel Macron entend s’attaquer à la pauvreté dès la racine, dans un plan très attendu – en tout cas pour l’exécutif qui espère se défaire de l’image d’un gouvernement servant les riches. La présentation de ces mesures, chiffrées à 8 milliards d’euros sur quatre ans selon le porte-parole 3 du gouvernement, Benjamin Griveaux, a lieu ce 13 septembre avec un discours du chef de l’État, histoire d’insuffler un peu de solennité à l’annonce.

Le président de la République parle souvent de casser « l’assignation à résidence », de combler les inégalités. Le dédoublement des classes de CP et CE1 en REP et REP +, qualifié de « mesure de justice sociale », est abondamment mis en avant et fait office de marqueur social.

Il faut dire qu’il y a urgence. Trois millions d’enfants – un sur cinq – vivent sous le seuil de pauvreté selon l’Insee. L’observatoire des inégalités 3, en proposant un calcul différent (cela dépend si le seuil retenu est 50 % ou 60 % du revenu médian soit 1 026 euros par mois), évalue le nombre d’enfants vivant dans une famille pauvre à 1,2 million, dont 9 % des enfants de moins de six ans. 7,7 % des enfants sont concernés par le phénomène de sous-alimentation. 3 000 enfants dorment dehors.

Voilà pour les chiffres. Les réponses apportées par le gouvernement devront donc être à la hauteur des dégâts. Les différents acteurs impliqués dans la lutte contre la pauvreté ou les enseignants sont au mieux dans l’expectative, au pire circonspects.

Dans les grandes lignes, la teneur de ce plan a largement fuité 3. Les hébergements d’urgence seront adaptés aux familles, soit en les rénovant ou en créant des places. Les enfants qui vivent en bidonville ou en hôtel seront repérés par des maraudes spécifiques et sortis de la rue.
Sur le volet de la petite enfance, l’accueil dans les crèches d’enfants défavorisés sera multiplié grâce à 30 000 places de crèche supplémentaires d’ici à la fin du quinquennat. L’idée étant de développer au plus vite le langage afin d’essayer de limiter l’échec scolaire précoce. Les familles monoparentales défavorisées vont recevoir une aide pour la garde d’enfant. Les centres sociaux, là où les démarches pour obtenir des aides sociales se font notamment, seront réhabilités. Ils proposeront aussi des modules d’aide à la parentalité.

Un fonds sera débloqué pour les écoles afin de leur permettre, dans les communes des territoires en difficulté, de proposer des petits-déjeuners gratuits et des tarifs sociaux dégressifs pour la cantine en territoire rural.
Claire, assistante sociale dans l’ouest de la France, accompagne des familles dont les enfants sont scolarisés. 25 % des familles qu’elle suit vivent dans la très grande pauvreté. « La plupart sont en situation irrégulière et ont un logement précaire ou sont hébergés chez des proches parfois eux-mêmes en difficulté. »

Certains, logés dans des hôtels éloignés, voient considérablement s’allonger leur temps de trajet vers l’école. Mais ils viennent quand même, même si cela prend 45 minutes à l’aller et au retour, car cela aide à maintenir une certaine stabilité. « Ils craignent aussi de changer de lieu d’hébergement sans cesse. » Tout cela a des conséquences. « Je me souviens de cette mère avec ses trois enfants qui dormait dans une chambre avec deux lits de 90 cm, une personne. Comment imaginer que cela n’a pas de répercussion sur le sommeil des enfants et leur rythme de vie ? »

Jean-Paul Delahaye considère qu’il est largement temps de mettre en œuvre des mesures d’ampleur : « On n’a pas le choix. Quand vous avez des millions de personnes qui voient bien que la richesse n’est pas partagée, cela peut créer un ressentiment et mettre en danger le pacte républicain. Les parents voient que leurs enfants n’ont pas les mêmes chances que les autres et que leur scolarité ne sera qu’une succession d’humiliations. S’ils n’ont pas les mêmes droits que les autres, ils ne vont pas accepter les devoirs. » Pour lui, tout ce qui peut améliorer les conditions de vie de 9 millions de personnes « est bon à prendre ».

Le rapport de 2015 n’a pas eu d’effet concret, regrette Véronique Decker, « puisqu’on les enterre, surtout quand ils sont particulièrement bien faits comme celui-ci ». Jean-Paul Delahaye rappelle que les fonds sociaux sont passés de 72 à 32 millions d’euros entre 2001 et 2011 « dans l’indifférence générale ». À la suite de son rapport, l’ancienne ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, sensible à ce discours, a augmenté ces fonds sociaux de 83 % – soit 65 millions d’euros – et a mis en œuvre une hausse de 25 % des bourses pour les collégiens depuis la rentrée 2017. Les parents d’élèves perçoivent depuis 450 euros par an pour la tranche maximale, là où elle n’était que de 360 euros par an en 2015, ce qui reste insuffisant selon l’ancien conseiller de Vincent Peillon. Les académies accompagnent mieux par ailleurs les familles dans la constitution de leur dossier de bourse, dit-il.

Mais parfois, même les prix dégressifs de la restauration scolaire restent inaccessibles. En octobre 2017, une étude du Conseil national d’évaluation du système scolaire, le Cnesco, mettait en évidence les disparités d’accès à la cantine selon les catégories socioprofessionnelles des parents. Les chiffres sont éloquents. En moyenne, 30 % seulement des collégiens ne sont pas inscrits à la cantine ; en éducation prioritaire, c’est le cas de près de 60 % d’entre eux. En REP+, seuls 25 % des élèves sont inscrits au restaurant scolaire. En moyenne, les élèves issus de familles défavorisées sont deux fois plus nombreux (40 % d’entre eux) à ne pas manger à la cantine que les élèves issus de familles favorisées.

Claire, l’assistante sociale, compose elle aussi avec les difficultés alimentaires. Elle essaye par exemple de transmettre des recettes à préparer au micro-ondes, appareil souvent disponible dans les hôtels sociaux, qui permettent pour manger équilibré et varier les repas.

Véronique Decker plaide en faveur d’une mise en place de plus de moyens humains dans la gestion administrative. Cela semble annexe, mais souvent les plus démunis méconnaissent leurs droits ou y renoncent « car ils ne rentrent pas dans les cases ». La dématérialisation des services publics complique les démarches des publics les moins à l’aise avec l’outil informatique ou la langue française. Concrètement, celle qui ouvre la porte de son bureau à tous les parents fait face à des cas divers.

Certaines familles « formées à la pauvreté dès la plus tendre enfance » savent se débrouiller et solliciter les différents leviers sociaux et associatifs. Pour d’autres, les choses sont plus compliquées.

Il suffit de perdre sa carte Vitale, de ne pas réussir à se connecter à Internet facilement pour réaliser les démarches adéquates pour sombrer dans un casse-tête administratif. Si la famille a perdu ses identifiants, il lui faudra attendre un mois pour les recevoir de la part de la Sécurité sociale à domicile. Et c’est là que les choses se compliquent : « Souvent, ils n’habitent même plus au même endroit. Tout est comme ça. Tout est fait pour des gens qui savent lire et écrire, ont Internet, une adresse pour recevoir du courrier, qui comprennent le mode de pensée de l’administration française et savent ce que signifie “nom usuel” sur des formulaires. Or pour toucher une bourse, il faut déclarer ses impôts, ce que ne font pas ceux qui sont en très grande pauvreté. »

Dans le rapport Delahaye, une directrice de l’académie de Créteil note que l’école est souvent le seul moyen pour les familles en grande difficulté d’entrer en contact avec les services médicaux et les services sociaux des collectivités locales ou avec les associations caritatives. L’école remplit un nouveau rôle de point d’ancrage et d’intermédiaire entre les familles et les organismes chargés de la politique médicale et sociale.

Tous s’accordent à dire qu’il y a urgence et ne pensent pas que le politique puisse changer quoi que ce soit.

Pour Véronique Decker, il est illusoire de croire qu’Emmanuel Macron s’attaque au sujet et fera mieux que ses prédécesseurs. « Il dit qu’il le fait, s’il le faisait vraiment, il remettrait des assistantes sociales partout. » Elle considère par exemple que le petit-déjeuner gratuit est inutile, car il encourage les parents à ne pas en acheter, ce qui les déresponsabilise. « C’est humiliant de dire à un parent qu’il n’est pas capable de nourrir son enfant. Nous, une fois par an on fait de la pédagogie en expliquant aux familles les cinq éléments d’un petit déjeuner équilibré. »

Sylvie, professeure de collège, abonde. Elle n’a aucune confiance dans la capacité du gouvernement à corriger les choses de manière profonde et pérenne. « Emmanuel Macron se donne bonne conscience à bon compte avec ce petit déjeuner gratuit. C’est du mépris total et une manière de ne pas s’occuper de l’urgence. Il y a cette ségrégation spatiale dans les quartiers et cette assignation sociale avec Parcoursup. Il n’y a pas de volonté politique de faire réellement quelque chose. On met les millions. On fait la même chose que pour les collèges. Quand ça ne va pas, on repeint quelques salles. C’est mieux, mais ça ne résout rien. »

Il faudrait valoriser les initiatives locales des associations qui pâtissent du manque de moyens, explique encore Claire, l’assistante sociale. Pour elle, celles-ci devraient pouvoir multiplier les cours de soutien à la parentalité autour de l’alimentation ou du sommeil. Elle considère qu’il faudrait aussi pouvoir disposer de plus d’aide des professionnels de santé, ne serait-ce que pour faire de la prévention et du repérage des divers soucis médicaux des enfants.

Sylvie s’indigne un peu plus. Elle regrette un certain délitement des services publics. « On ferme les CIO, on supprime les emplois aidés et les collèges se ghettoïsent de fait. Il n’y a pas assez d’infirmières en primaire, de psychologues et de médecins scolaires. On manque d’éducateurs alors qu’on a de plus en plus de gamins qu’on aimerait bien faire aider. Il faut vraiment réaliser que les familles sont à un euro près donc tout est compliqué pour eux. »