Les mobilisations sur les retraites

Médiapart - La police scientifique se rebiffe sur les retraites

Janvier 2020, par Info santé sécu social

14 JANVIER 2020 PAR MATHILDE GOANEC

Les 2 600 agents de la police technique et scientifique réclament depuis des années le même statut que leurs collègues, à savoir le droit de partir plus tôt à la retraite en raison de la pénibilité de leur métier. Avec la réforme, l’écart se creuse encore un peu plus.

C’est une poupée russe, un régime en cachant un autre… Dans la police nationale, tous les agents ne sont pas logés à la même enseigne en matière de retraite. Les agents « de terrain » comme les gardiens de la paix, relevant de la catégorie « active » de la fonction publique, vont conserver leur régime spécial et continueront à partir à 52 ans, promesse du ministre de l’intérieur.

Les 2 600 agents de la police scientifique et technique (environ 2 % des effectifs globaux) partiront, eux, comme le reste de la population générale à 64, voire 67 ans. En grève depuis 2018 contre ce qu’ils considèrent comme une anomalie injuste, ces policiers sont doublement inquiets par la réforme des retraites à venir.

Le statut « non actif » de ces policiers, titulaires d’un concours différent, leur autorise en compensation le droit de grève. Mais lorsqu’ils l’exercent, les agents de la police technique et scientifique (PTS) disent subir de fortes pressions de leurs supérieurs, comme Mediapart a pu le documenter.

« Notre hiérarchie ne nous soutient pas, elle refuse de voir les risques auxquels nous sommes exposés, s’indigne Xavier Depecker, secrétaire national chargé des scientifiques du SNIPAT (syndicat national indépendant des personnels administratifs techniques et scientifiques). C’est une violence morale de la police envers la police. »

Sollicité à maintes reprises sur cette situation, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner n’a pas répondu à l’intersyndicale formée par les trois organisations en charge de ce type de personnel au sein de la police nationale. « Aucun appel depuis un an », relève Xavier Depecker, pour un ministre plutôt prompt en général au dialogue avec les syndicats policiers, comme en témoigne le maintien, après quelques coups de menton, du régime spécial des policiers actifs mi-décembre.

Le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a cependant reçu le mercredi 8 janvier les représentants syndicaux, en présence de tout un aréopage de directeurs de la police nationale. Laurent Nuñez, reconnaissant la dangerosité de certaines des missions de la PTS, a exclu un quelconque basculement vers la catégorie active.

Selon nos informations, le secrétaire d’État a rappelé que les rares dérogations au régime universel défendu par le président Emmanuel Macron ne pouvaient concerner que les « statuts dérogatoires existants ».

« Bien sûr que nous sommes attentifs au bien-être des agents. Mais leur statut n’est pas de notre ressort, c’est une question politique, répond de son côté le service de communication de la direction générale de la police nationale. Quant aux conditions concrètes de leur travail, il s’agit de protocoles d’interventions qui sont signés y compris par des organisations syndicales. »

Recueil de preuves, relevés d’empreintes, analyses des armes, des corps, des produits sur des scènes de crime, de cambriolage, d’agressions… L’éventail de tâches de la police scientifique et technique est effectivement très large, et s’effectue sur le terrain comme en laboratoire. « On parle de personnes qui, par exemple, connaissent l’odeur d’un corps brûlé », résume abruptement un syndicaliste.

« Notre métier abîme, physiquement et moralement, constate Sophie*, policière exerçant en région parisienne. Nous voyons régulièrement des cadavres, nous assistons aux autopsies, nous sommes confrontés au malheur de la famille des victimes, on manipule des produits dangereux pour révéler les traces capillaires, le sang… Sur un cycle de travail où l’on peut enchaîner les jours et nuits. Ce n’est pas rien. »

Ce qui peut se digérer en début de carrière passe de plus en plus difficilement, alors que les scènes de crimes encombrent l’esprit, comme le raconte Antoine*, treize ans de police scientifique en Île-de-France. « On voit de tout : le mec qui s’est soufflé la tête avec un fusil de chasse, son cerveau répandu sur les murs. Comme on fait appel au Parquet, puis au médecin légiste, c’est cinq heures dans l’odeur du sang, le goût du métal qui colle au palais. »

C’est aussi « ce gars brûlé, resté une semaine dans l’eau ». Un autre cadavre « découvert au bout de plusieurs jours, gonflé sur du chauffage au sol, grouillant de vers ». Dans ces cas-là, « personne ne veut monter, on y va quand même », insiste Antoine. « Ce n’est pas possible de nous dire ensuite que nous sommes des fonctionnaires sédentaires, l’équivalent d’un employé de mairie. »

En raison de la cure d’austérité qui touche l’ensemble des services publics, les policiers PTS souffrent également du manque d’effectifs, comme le montre l’exemple de ce policier scientifique de Moselle, seul dans son commissariat pendant six mois, sans binôme. Les astreintes, ces périodes où il faut rester disponible toute la nuit pendant une semaine, reviennent alors trop régulièrement et aggravent la difficulté du métier.

« Ce ne sont pas des permanences fictives, nous sommes tout le temps rappelé, témoigne Nadine*, en poste dans le sud de la France. Récemment, on m’a fait venir à 2 heures du matin pour un pendu, puis j’ai enchaîné sur un accident mortel de la circulation, pour rechercher des traces. Le matin, j’étais à 9 heures au boulot. »

« La moitié de nos appels sur le terrain sont en dehors de nos horaires hebdomadaires, confirme Antoine. Il m’arrive de faire ma journée, puis d’être rappelé sur cinq ou six affaires pendant la nuit et de reprendre ma journée habituelle le lendemain. On ne peut pas toujours prendre notre récupération sur-le-champ. Et depuis janvier, un nouveau texte dit qu’on a droit à un repos consécutif quotidien de onze heures mais qu’il peut être coupé. Et c’est bien ce qui arrive… »

« Nous ne sommes pas persuadés que donner une arme aux policiers scientifiques règle les problèmes »
Les policiers de PTS, conformément à leur statut de « sédentaires », ne sont pas formés à l’autodéfense et ne portent pas d’armes. Or, dans les interventions sur la petite et moyenne délinquance, ils sont souvent seuls, confrontés là encore aux problèmes de sous-effectifs policiers ou des services de secours. La règle veut qu’un officier de police judiciaire les accompagne sur les scènes de crime, elle n’est pas toujours respectée, comme en témoigne cette anecdote, en Normandie. Un policier de la PTS, seul sur les lieux d’un homicide, a retrouvé l’auteur des faits caché dans une armoire…

En 2010, l’administration a octroyé, faute de mieux, un gilet pare-balles aux agents PTS sur le terrain. Sacré paradoxe pour les syndicats. « Cela veut donc bien dire que l’on risque quelque chose », ironise Xavier Depecker. Le ministère insiste : « Les règles sont claires : si on veut être policier en arme, on passe le concours et on change de statut. Nous ne sommes pas persuadés que donner une arme à chacun des agents PTS règle les problèmes… »

La situation dans les commissariats n’est guère plus réjouissante, selon le responsable syndical. « Ce n’est pas la procédure mais cela nous arrive de devoir aller chercher les personnes gardées à vue dans leurs cellules. Nous sommes également le plus souvent seuls pour le relevé d’empreintes, face à des personnes privées de liberté et qui peuvent se rebiffer. Y compris nos collègues femmes qui font face parfois à des agresseurs sexuels. Il y a eu des problèmes d’attouchements qui nous ont été remontés mais elles n’osent pas en parler. »

Dans les cinq laboratoires de la PTS, les conditions d’exercice se sont également accélérées. « La masse à traiter est énorme dans des délais les plus courts possible puisqu’il faut résoudre des affaires, et c’est bien normal, décrit Guillaume Groult, secrétaire national adjoint du syndicat de police scientifique SNIPAT. On va d’un objet à l’autre, d’une analyse à l’autre, sans répit. On peut passer d’un prélèvement sur un fœtus à un crime de sang, sans souffler. » Aujourd’hui, un tiers des affaires seraient résolues grâce à la PTS.

Le problème de l’exposition aux produits chimiques a été pallié par un travail continu de mise aux normes mais l’inquiétude demeure sur ces années passées à travailler « un peu n’importe comment », assure Guillaume Groult. « Quelles conséquences dans dix ou vingt ans, à l’âge de la retraite ? Or pour bénéficier des mesures de pénibilité telles qu’édictées aujourd’hui, il faudrait travailler toute la nuit dans un caisson hyperbare, être à l’article de la mort… » Pour le moment, rien ne dit que la prise en compte de la pénibilité sera meilleure dans le futur système de retraite, en cours d’élaboration.

L’histoire de la police scientifique explique en partie ces décalages apparents entre le statut et le métier. Cette spécialité née dans les années 1990 a compté pendant longtemps quelque 300 agents contractuels, travaillant essentiellement en laboratoire, d’où la qualification de sédentaire. Leur titularisation fut permise en 2002, à la suite de la formalisation de leur statut et de leur concours d’entrée dans la fonction publique.

Entre 2002 et 2010, tout change : jusque-là confinée aux affaires criminelles, la police scientifique se déploie largement vers la petite et moyenne délinquance, avec des interventions sur le terrain beaucoup plus fréquentes. À la culture de l’aveu succède celle de la preuve… glanée sur les lieux ou à coups d’analyses.

Au point que le 2 décembre 2019, le directeur général de la police de l’époque Éric Morvan (il vient de faire valoir ses droits à la retraite) déclare à l’occasion du conseil d’administration de l’institut national de police scientifique que « sans police scientifique, il n’y aura pas de police moderne, et à la limite, pas de police du tout ». De quoi faire grincer quelques dents. « Nous sommes une belle vitrine, note Xavier Depecker, mais personne ne s’interroge sur le changement de nature de notre métier. »

Une révision du statut est cependant envisagée en 2014-2015 et sera même proposée à la direction générale de la fonction publique. Laquelle, reconnaissant le « caractère parfaitement stratégique des missions » de la police scientifique, retoque le projet, au nom du respect du « droit de grève », dont bénéficient les agents PTS. Là encore, la pilule est amère pour les agents, qui se voient aujourd’hui réquisitionnés à chaque tentative de mouvement.

En 2018, les syndicats lancent une première grève d’ampleur, inédite, à l’occasion des fêtes de fin d’année, désorganisant les services. Le 14 décembre 2019, ulcérés par un courrier de leur ministre, ils relancent le mouvement. « Les policiers, dès lors qu’ils occupent des fonctions régaliennes de protection de la population, continueront, compte tenu des dangers auxquels ils sont exposés, à bénéficier des dérogations à l’âge de départ à la retraite de droit commun », écrit Christophe Castaner à ses troupes. Pour les autres, passez votre chemin.

Les agents PTS ne sont pas assimilables au « régalien », ironise Antoine, mais indispensables au bon fonctionnement de la police. En 2018, gréviste, ce fonctionnaire reçoit une réquisition, qu’il a contestée devant le tribunal administratif. Un an plus tard, à nouveau en grève, rebelote. Mais la méthode se durcit : « Je mangeais au restaurant avec un collègue, en sortant je vois des tas de messages reçus pendant mon absence. Je dois retourner au service pour signer ma réquisition sous peine de sanction, raconte Antoine. Ma femme m’appelle également, en pleurs, des collègues sont venus chez nous à deux reprises me chercher, avec le véhicule de patrouille, et lui ont également parlé de sanctions possibles pour l’impressionner. »

Son cas n’est pas isolé. « Le plus souvent, les motifs de réquisition sont vagues et les instructions peu précises, sur de longues durées, ce qui est inacceptable puisque cela consiste à se rendre disponible, pas à répondre à une urgence, explique Guillaume Groult. Certaines réquisitions, que Mediapart a pu consulter, sont même antidatées. Contacté, le ministère de l’intérieur a renvoyé la balle dans le camp des préfets, signataires, et insiste sur la nécessité de « continuité de service ».

Rien à faire, les grévistes n’en reviennent toujours pas : « Le 23 décembre, j’appelle ma direction pour dire à 9 heures que je suis gréviste pour 24 heures, détaille Sophie, en région parisienne. J’ai tout de suite des messages m’informant que j’allais être réquisitionnée. Aucune mission n’est précisée, je dois me rendre disponible pour 48 heures et dans toute la grande couronne parisienne. Grâce à des messages de collègues sur WhatsApp, j’ai su qu’une patrouille allait arriver chez moi. J’étais enfermée dans le noir, pas bien du tout. J’ai pris le premier rendez-vous disponible chez le médecin et me suis littéralement enfuie de mon immeuble en passant par le local à poubelles, en panique. Dans la salle d’attente, j’avais encore quatre appels en numéro masqué. »

Le SNIPAT assume avoir invité, l’an passé, les agents en difficulté au travail à se rendre chez leur médecin. Les arrêts se sont multipliés. « Ce n’est pas de la complaisance, souligne le syndicat, les collègues ont été arrêtés pour neurasthénie, anxiété, troubles du sommeil, symptômes de burnout, troubles lombaires… Mais notre hiérarchie ne sait pas comment gérer ces absences. »

Nadine, dans le sud de la France, a pu le constater, arrêtée le 21 décembre par son médecin : « Avant même qu’ils ne reçoivent le courrier, je reçois un message vocal du secrétariat de mon commissariat m’informant que je devais aller à un contrôle, mais aussi un message vocal et un texto plutôt virulent sur mon téléphone personnel de mon commissaire. » Elle ne s’est jamais pliée à la contre-visite et a repris le travail. D’autres reçoivent bien des courriers, mais sans en-tête.

« Sur ces arrêts maladie, selon le service central de la police scientifique et l’institut national de police technique et scientifique, aucun contrôle n’a été réalisé par un médecin statutaire », affirme encore le ministère de l’intérieur. Mediapart a pu consulter au moins une demande de contrôle, par un médecin de l’administration, d’un agent. L’arrêt a d’ailleurs été considéré comme « justifié ». « Cette procédure de contrôle a pour effet normalement de lutter contre les arrêts maladie longs et récurrents, assure Guillaume Groult. Ce qu’ils font là, c’est aller chercher les agents pour les remettre au travail. »

Mobilisés dans les cortèges depuis le 5 décembre, les policiers scientifiques vont exposer leur indignation, ce mercredi 15 janvier, directement devant le ministère de l’intérieur. En espérant, cette fois-ci, être entendus.