Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Mediapart : La psychiatrie est confrontée aux injonctions de l’antiterrorisme

Juin 2021, par infosecusanté

Mediapart : La psychiatrie est confrontée aux injonctions de l’antiterrorisme

01 juin 2021

Par Caroline Coq-Chodorge

La santé mentale des auteurs des récentes attaques est au cœur des enquêtes. Le projet de loi contre le terrorisme élargit encore le partage du fichier des malades psychiatriques hospitalisés sans consentement. La psychiatrie, sommée de participer à l’effort de prévention, craint la stigmatisation de ses patients et veut protéger sa mission de soin.

Vendredi 28 mai, une policière municipale est poignardée à La Chapelle-sur-Erdre, près de Nantes (Loire-Atlantique). L’auteur des faits vole ensuite son arme, séquestre une femme dans son appartement, échange dans sa fuite de nombreux coups de feu avec des gendarmes, en blessant deux. Il est touché mortellement dans l’échange de tirs.

Arrêté en 2013, condamné à huit ans de prison pour des faits de vols et de violences, il venait de sortir de prison et respectait son suivi sociojudiciaire. Il était inscrit au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) pour sa pratique rigoriste de l’islam.

La justice doit encore déterminer si « les faits criminels ont été commis dans un contexte de radicalisation ». Son état de santé mental a aussi été rendu public : diagnostiqué schizophrène, il était astreint à des soins, qu’il « suivait parfaitement », a précisé le procureur de Nantes.

Sur les lieux de l’attaque au couteau d’une policière à La Chapelle-sur-Erdre, près de Nantes, le 28 mai 2021. © LOIC VENANCE / AFP
Vendredi 23 avril, une adjointe administrative du commissariat de Rambouillet est assassinée à coups de couteau par un homme inconnu des services de police (nos articles ici et là). Le procureur de la République a jugé « peu contestable » sa radicalisation religieuse. Là encore, l’état de santé de ce Tunisien, titulaire d’un titre de séjour en France, fait partie intégrante de l’enquête : ses proches ont décrit des « troubles du comportement », un état « dépressif ». Une récente consultation en psychiatrie a également été rapportée.

« Sur les huit dernières attaques, le profil d’auteur d’attentat est celui-là : des individus plutôt isolés, inconnus, radicalisés depuis peu, souvent [avec] des failles psychologiques, psychiatriques », a insisté Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, sur France Inter, le 26 avril.

Il a aussi interpellé la psychiatrie, l’encourageant à « un meilleur partage d’informations. On a la faiblesse de penser que quand un individu qui, manifestement, est sous l’emprise de la radicalisation religieuse consulte un psychiatre et fait état de troubles psy, il serait utile que les services de renseignement puissent en bénéficier ».

Auparavant, les enquêtes sur deux autres attentas ont révélé que leurs auteurs étaient atteints de graves troubles psychiatriques, qui éclairaient leurs actes bien plus qu’une radicalisation islamiste : Michael Harpon, qui a tué quatre de ses collègues de la préfecture de police de Paris et en a blessé deux autres, en octobre 2019 ; Nathan Chiasson, qui a tué une personne et en a blessé d’autres dans un parc de Villejuif (Val-de-Marne).

Cinq jours après l’attentat de Rambouillet, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a présenté un nouveau projet de loi antiterroriste en conseil des ministres (notre article ici), dont l’examen commence ce mardi 1er juin à l’Assemblée nationale.

Son article 6 élargit encore le nombre de personnes informées des croisements du Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) et de HopsyWeb, un autre fichier, médical celui-là, créé en 2018. HopsyWeb conserve, dans une limite de trois ans, les données à caractère personnel des personnes qui sont hospitalisées sans consentement en psychiatrie.

Depuis 2019, le croisement des fichiers HopsyWeb et FSPRT permet au seul préfet du département d’hospitalisation d’être prévenu lorsqu’une personne fichée pour « radicalisation terroriste » est hospitalisée sans consentement pour des raisons psychiatriques. Si l’article 6 est adopté en l’état, l’ensemble des personnes chargées du suivi des personnes fichées pour terrorisme – préfets et services de renseignement – seront informées de ce recoupement.

Pour justifier l’élargissement de HopsyWeb, Gérald Darmanin n’a pas hésité à affirmer que « les personnes qui ont des troubles psychiatriques » sont « en partie responsables de très nombreux attentats ».

En 2019, déjà, ce recoupement de fichiers a ému le monde de la psychiatrie, des médecins aux représentants des usagers et à leurs familles, qui ont multiplié les recours devant le Conseil d’État, sans succès. Pour celui-ci, la prévention de la radicalisation justifie ce croisement de fichiers.

« Ce fichier n’apporte rien, il renforce juste la stigmatisation du malade psychiatrique, il est même discriminant, se désole Marie-Jeanne Richard, présidente de l’Unafam (Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques). On s’est émus dès sa création, en 2018, officiellement dans un but statistique. Mais nous étions déjà en alerte, car le premier ministre, Édouard Philippe, faisait déjà le lien entre psychiatrie et terrorisme. Le croisement avec le fichier du terrorisme s’est fait par étapes, on est en train d’en franchir une nouvelle. Ce fichage est terrible pour les malades, qui hésitent encore plus à aller vers les soins. Pour les familles, c’est déjà très difficile de signer pour des soins sans consentement, alors savoir qu’on fait entrer son proche dans un tel fichier… »

L’interpellation de la psychiatrie sur la radicalisation est récente. « La première fois que nous avons été sollicités, en 2012, par un réseau international, nous avions répondu, en plaisantant, que la France s’était certainement radicalisée entre les deux tours de la présidentielle », se souvient le psychiatre Michel David, président de la Fédération française de psychiatrie, dont il a coordonné le rapport « Psychiatrie et radicalisation », paru en janvier 2020. Puis les attentats ont endeuillé la France, et la communauté médicale et scientifique a dû se saisir du sujet.

Les médecins conviennent volontiers que le sujet intéresse leur discipline : « La psychiatrie a le devoir d’aider là où la société la réclame », dit le professeur de pédopsychiatrie Michel Botbol, qui a longtemps travaillé pour la Protection judiciaire de la jeunesse.

Mais le fichage des patients soulève un nouveau tollé : « En élargissant HopsyWeb, on se trompe, on déploie des efforts inutiles, on s’éloigne d’un problème très sérieux », dit Michel Botbol. « Si on continue comme ça, il va falloir ficher toutes les personnes qui consultent un psychiatre », renchérit Michel David.

Il insiste sur la stigmatisation des malades fichés : « Ils peuvent se retrouver avec des policiers devant chez eux quand ils sortent stabilisés d’une hospitalisation sans consentement. La sortie devient plus difficile, ces personnes peuvent se retrouver bloquées en hospitalisation, sans perspectives. »

Le psychiatre Guillaume Monod a suivi une centaine de personnes radicalisées et djihadistes, incarcérées à la maison d’arrêt de Villepinte (Seine-Saint-Denis). Il leur a consacré le livre En prison, paroles de djihadistes (Gallimard). « À partir de 2016 ont été emprisonnées de nombreuses personnes parties en Syrie, ou sur le départ, qui ont été jugées complices d’attentats, de près ou de loin. Je les vois à leur admission. Mon travail n’est pas d’évaluer leur dangerosité mais leur état de santé psychique et de leur proposer un suivi. Un tiers accepte. Ce sont ceux qui ont réalisé qu’ils ont fait le mauvais choix, souvent par idéalisme. Ils veulent comprendre pourquoi. »

Il voit un seul intérêt au croisement des fichiers : « Les services de renseignement se sont rendu compte que les recoupements étaient peu nombreux. Avant, 100 % des terroristes étaient vus comme des malades mentaux, maintenant ils parlent de 25 à 30 %. Ils ont progressé, il y a moins de stigmatisation aujourd’hui qu’en 2015-2017. »

À partir de son expérience clinique, il estime qu’« une frange des radicalisés, 10 % environ, est atteinte de troubles psychiatriques sévères ».

« La question qui revient sans cesse, c’est celle de l’élargissement du secret médical, voire de sa levée, poursuit-il. Mais un psychiatre ne peut pas plus que la police. Le type qui prévoit de faire le djihad va rarement consulter pour se confier. Et si un médecin a la connaissance qu’un patient peut commettre un crime, il a bien sûr l’obligation d’informer l’autorité judiciaire », tient-il à rappeler.

Dans son rapport, la Fédération française de psychiatrie rappelle que la radicalisation est un « fait social total », qui touche toutes les classes sociales, met en branle la totalité de la société, dont les services de santé. Elle renvoie aussi la balle à la police et à la justice, rappelant que les auteurs d’attentats ont bien plus souvent des antécédents judiciaires que psychiatriques.

Le rapport explique aussi qu’il y a une « confusion » dans les termes. La radicalisation peut recouvrir l’ensemble du fondamentalisme islamique ou strictement les actes terroristes criminels. La définition des troubles psychiatriques est tout aussi large, allant du « mal-être psychosocial » aux pathologies psychiatriques les plus lourdes.

En retenant les deux définitions les plus larges, alors « 20 % ou même 35 % des radicalisés présentent un trouble mental », relèvent les psychiatres. Au contraire, si les définitions les plus strictes sont retenues, les actes criminels terroristes commis par des personnes atteintes de « troubles psychotiques altérant le rapport à la réalité » sont « très rares », affirment-ils.

« S’il suffit de dire “Allahou akbar”… »
« Quand on travaille sur ces deux notions floues – la psychiatrie et la radicalisation –, on peut trouver tout et n’importe quoi », insiste le psychologue Nicolas Campelo, psychologue clinicien et référent pour les jeunes radicalisés du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

Tous insistent sur le fait que les individus atteints de maladies psychiatriques, quand ils sont condamnés pour « association de malfaiteur en vue d’une entreprise terroriste », sont « plus facilement repérés, explique Nicolas Campelo. La plupart du temps, ils n’arrivent pas à garder leur projet secret. Ils peuvent être repérés parce qu’ils visionnent et rediffusent des images d’attentats, parce qu’ils naviguent sur les sites Internet de la complosphère d’extrême droite ou de l’islam rigoriste, voire les deux, ou simplement parce que leurs comportements inquiètent l’entourage ». « Être atteint d’une psychose délirante est incompatible avec une violence construite, argumentée. Des crimes psychotiques peuvent avoir une coloration terroriste, mais cela reste des crimes psychotiques, très rares », renchérit Michel David.

Mais est-ce que la psychiatrie peut aider à déceler et prévenir un passage à l’acte terroriste ? « La plupart de ces personnes ne nous consultent pas. La psychiatrie ne peut pas grand-chose pour une personne qui refuse les soins », estime Michel David. Et lorsqu’une personne consulte pour des troubles dépressifs, comme l’auteur de l’attaque de Rambouillet, « le psychiatre ne va pas chercher à savoir si elle est radicalisée », poursuit-il.

« La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) aimerait que la psychiatrie s’implique plus dans la détection de la radicalisation, mais sous des formes que nous avons refusées, assure l’ancien président de la Fédération française de psychiatrie. Il y a, bien sûr, des situations où on est mis au courant d’une radicalisation par l’entourage, on peut alors décider d’alerter la justice. Mais c’est très rare. »

La perception d’une radicalisation est aussi difficile à appréhender chez des personnes qui traversent des épisodes délirants, car ceux-ci se nourrissent de l’air du temps. « S’il suffit de dire “Allahou akbar !” pour être dangereux… On ne peut pas se fier à la thématique d’un délire pour juger de la dangerosité d’une personne. Quand quelqu’un délire, il tient souvent des propos qui sont dans l’air du temps et ne se fondent pas forcément sur des convictions profondes », affirme Michel Botbol.

« Quand on se penche sur les 20 à 30 %, parmi les auteurs d’attentats, qui ont des troubles psychologiques ou psychiatriques, poursuit le psychiatre, ce sont le plus souvent des personnes qui ont eu des vies épouvantables, qui ont des troubles de la personnalité que personne ne mettra en avant pour dire qu’ils ne sont pas responsables. Un trouble de la personnalité n’est pas une maladie mentale. Ce qui les pousse à agir, ce n’est pas leurs troubles, mais leur haine. En adoptant l’islamisme , ils socialisent leur haine. C’est la même chose pour l’anti-islamisme lorsqu’il conduit à des actes analogues. C’est le principal profil psychologique des terroristes potentiels. Or, ces personnes-là ne sont généralement pas hospitalisées sous contrainte, elles ne sont pas dans HopsyWeb. »

Le psychologue Nicolas Campelo est plus nuancé : « Dans la mouvance Al-Qaïda, il y a très peu de pathologies psychiatriques. Mais tout a changé avec Daech. N’importe qui peut prendre un couteau et être reconnu par cette organisation, c’est son coup de génie. Les personnes atteintes d’un trouble psychiatrique grave peuvent être plus vulnérable à leurs appels à la violence. Quand ces personnes prennent un couteau, la plupart du temps ça n’intéresse personne. Si l’acte a une connotation terroriste, cela devient dramatique. Daech offre l’opportunité de donner du sens à un acte de violence. »

Dans leur rapport, les psychiatres tombent cependant d’accord sur le nécessité d’« examiner les trajectoires d’individus radicalisés », leurs « parcours en dehors même du trouble mental », pour en déceler les mécanismes, les moments de basculement. Ils reconnaissent aussi que les « loups solitaires », les individus qui passent à l’acte en dehors de toute organisation, présentent plus souvent une pathologie psychiatrique.

La psychologue Patricia Cotti, maîtresse de conférences en psychologie et psychopathologie clinique à l’université de Strasbourg, leur a consacré le livre, La Fabrique du loup solitaire, une investigation clinique (Enrick Éditions). Elle s’y livre à quatre études de cas : deux terroristes islamistes, Tamerlan Tsarnaïev, auteur de l’attentat de Boston (États-Unis) en 2013, et Abdallah El-Hamahmy, auteur de l’attentat du Louvre en 2017, et deux terroristes d’extrême droite, Anders Behring Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utøya (Norvège) en 2011, et Dylan Roof, auteur de la fusillade de Charleston (États-Unis) en 2015. Elle a étudié les écrits des terroristes, leurs expertises psychiatriques, les témoignages des proches, les éléments de l’enquête de police.

Elle défend, elle, la possibilité du croisement des fichiers FSPRT et HopsyWeb : « Ces fichiers comportent des données factuelles, aucune donnée médicale. Leur utilisation peut protéger des personnes qui peuvent passer à l’acte, sous l’influence de prédicateurs ou d’un entourage radicalisant. Les patients ont une vie en dehors du rendez-vous avec leur psychiatre. Une croyance, un délire, un projet homicide ou suicidaire peut échapper largement à ce rendez-vous. La prévention peut très bien s’organiser entre le soin et l’éventuelle surveillance des services de renseignement, comme pour n’importe quel citoyen. »

Pour elle, « les idéologies extrémistes font appel aux personnalités fragiles qui vivent un effondrement intérieur. Leur discours sur le monde, conspirationniste et apocalyptique, peut faire écho à des tendances persécutrices et dépressives. En 2018, sur la radio de Daech, a été diffusé un rappel en français pour recruter des jeunes. Il y avait un leitmotiv : “Désires-tu te faire tuer, toi, mon frère ? Et toi aussi, ma sœur ?” À qui s’adressait-il ? Et qui commet des attentats au nom des thèses suprémacistes américaines ? Beaucoup ont des personnalités très pathologiques ou sont psychotiques. Dans les années 1980, nos patients déliraient sur la CIA ou le KGB, mais ni la CIA ni le KGB ne préconisaient d’aller tuer des Américains ou des Russes. Aujourd’hui, certaines idéologies extrémistes les incitent au passage à l’acte individuel. Les terrorismes islamistes et d’extrême droite se renforcent mutuellement, se croisent même parfois dans le parcours des terroristes. »

Patricia Cotti participe également à l’évaluation de jeunes mineurs signalés pour radicalisation : « Les cellules de veille préfectorales ont pu éviter des départs. D’autres jeunes sont partis, qu’on n’a pas vus se radicaliser. »

Car la psychiatrie travaille d’ores et déjà avec les préfectures, la justice, les services de renseignement ou l’éducation nationale au sein de la Cellule de prévention de la radicalisation et de l’accompagnement des familles (CPRAF), sur des parcours de mineurs, orientés vers des consultations spécialisées de pédopsychiatrie. À la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le psychologue Nicolas Campelo participe à « une toute petite consultation, durable, le partenariat fonctionne, on se connaît bien ». La consultation a été mise en place « deux semaines avant les attentats de 2015. On reçoit, entres autres, des adolescents signalés au numéro vert pour “radicalisation”. Mais ce terme est discutable. Qu’est-ce que la radicalisation ? Je retiens la définition du sociologue Farhad Khosrokhavar : c’est un processus qui mène un individu ou un groupe à des actions violentes au nom d’une idéologie. Seulement, dans notre consultation, on voit peu de radicalisés. On voit surtout des adolescents qui vont mal et dont l’entourage fantasme le fait qu’ils pourraient passer à l’acte. En réalité, très peu ont commis ou même prévu de commettre un acte violent. »

Il explique ses relations avec la préfecture : « Je pense qu’il faut cloisonner nos missions. Je ne partage pas le contenu du suivi médical. Bien sûr, on les informe quand une situation nous inquiète vraiment. Mais cela n’arrive qu’à de très rares occasions et le sujet et la famille sont informés de cette démarche. Si le soignant devient un informateur, il sort de son cadre professionnel. En essayant d’obtenir le plus d’informations, les services de renseignement sont, bien sûr, dans leur rôle. Mais je pense qu’ils travaillent très bien tout seuls : nos patients se sentent surveillés, probablement à juste titre. Les services de renseignement sont plus à même d’évaluer les risques sécuritaires que des soignants, dont ce n’est absolument pas la mission. »