Le social et médico social

Médiapart - La réforme des minima sociaux avance masquée par le feuilleton des retraites

Février 2020, par Info santé sécu social

28 FÉVRIER 2020 PAR MATHILDE GOANEC

La concertation sur le futur revenu universel entre dans sa phase finale, dans un climat abîmé par la contestation du projet de loi retraites. Les associations réclament un coup de pouce immédiat pour les plus pauvres. Mais si la fusion des minima sociaux s’éclaircit, l’inquiétude demeure sur la capacité du gouvernement de financer ses ambitions.

Après les retraites se profile une autre réforme d’ampleur, point d’atterrissage de la transformation du modèle social défendue par Emmanuel Macron : la révolution des minima sociaux – dont bénéficie aujourd’hui un Français sur dix environ –, qui pourraient fusionner en un seul et même revenu universel d’activité (RUA), dans une loi planifiée pour la fin de cette année. Lancé à l’occasion du plan pauvreté en 2018, le RUA est discuté depuis plusieurs mois et a déjà connu son lot de coups de théâtre.

Dernier en date, le départ de quatre associations du handicap en février, dont la puissante association APF-France handicap, devant la menace de l’intégration de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) à ce nouveau revenu unique. Après plusieurs tables rondes, ces associations ont claqué la porte de la concertation institutionnelle lancée en juin dernier, obligeant le président de la République à trancher dans le vif : « Jamais l’allocation adultes handicapés ne sera transformée, diluée, supprimée au bénéfice du revenu universel d’activité », a affirmé Emmanuel Macron, le 11 février.

L’exécutif a-t-il eu peur d’ouvrir un nouveau front, alors même que la réception de la réforme des retraites, dans la rue comme au Parlement, montre les limites de l’adhésion populaire à la politique menée depuis bientôt trois ans ? Difficile en effet de s’aliéner totalement le secteur du handicap, qui concerne douze millions de Français et a été déclaré « grande cause nationale » du quinquennat. En coulisse, cette annonce tout à trac a fait grincer des dents : « Ce retrait de l’AAH, pour acheter la paix sociale, n’a pas été discuté avec l’administration en charge de la concertation sur le RUA, qui était furibarde », selon un bon connaisseur du dossier. De fait, les simulations faites aux différents acteurs présentaient jusqu’à très récemment encore l’intégration de cette allocation. « Cela donne aussi le sentiment de la prime à la chaise vide… », poursuit cet interlocuteur.

Cette volte-face pose aussi une question plus profonde, celle de la philosophie même du RUA, amené à remplacer notamment l’actuel revenu de solidarité active (RSA). La promesse présidentielle initiale tenait en quelques mots : automatisation, universalisme, simplification et activité. Tout le monde est à peu près d’accord sur la nécessaire simplification des procédures et leur harmonisation, afin d’éviter le phénomène du non-recours (trop de personnes ne font pas valoir leurs droits). Mais la mise sur le même plan de toutes les aides sociales, a fortiori sous condition d’activité, inquiète une partie des acteurs de terrain.

« Depuis le départ de la concertation, il a clairement été affirmé que les personnes en situation de handicap ne seraient pas concernées par la problématique des droits et devoirs, tempère Fabrice Lenglart, rapporteur général de la réforme, nommé par le président de la République. La vraie question est de s’assurer que notre système de solidarité est conçu de telle manière que le travail paye. De ce point de vue, le constat est clair : aujourd’hui, dans la grande majorité des cas, notre système de solidarité l’assure. »

Même si, selon Fabrice Lenglart, il reste des cas, minoritaires, où cela ne paye pas. « Et il se trouve que les personnes en situation de handicap font partie, plus souvent que d’autres personnes, de ces cas résiduels. Car l’AAH est configurée de telle manière qu’une personne en situation de handicap, qui désire et qui peut travailler, bien souvent ne gagne pas à le faire. Le conjoint non handicapé de cette personne est également souvent dans cette situation anormale. »

« Le RUA, nous le concevons comme un revenu d’existence, pour garantir la dignité des personnes, insiste Carole Saleres, conseillère chargée de ce dossier à l’APF-France handicap. Sinon c’est impropre et cela l’était d’autant plus pour l’AAH, dont l’entrée principale doit rester le handicap, et pas les revenus ou la remise au travail. » Pour Florent Gueguen, de la Fnars (Fédération nationale des acteurs de la solidarité), « le verrou idéologique demeure dans cette concertation, il s’agit d’aider surtout ceux qui travaillent ».

La méthodologie pèse également sur les débats, très techniques. « Les associations se sont retrouvées souvent convoquées au dernier moment sur la base de documents envoyés la veille, des pavés de statistiques qui ne permettaient pas de participer sereinement, même si récemment des efforts ont été faits, regrette le mouvement Unapei, l’une des quatre associations traitant du handicap à avoir suspendu sa présence. Sans parler de convocations de dernière minute pour participer à des cycles complémentaires sur l’employabilité, par exemple… » « Oui, admet Fabrice Lenglart, les associations ont eu les documents peu de temps en avance mais nous avons organisé les travaux pour qu’il y ait à chaque fois une deuxième séance pour digérer. Et nous avons aussi progressé au fil du temps sur ce point. Nous avons la volonté de construire le dialogue le plus fécond et le plus transparent possible. »

Le départ d’Olivier Noblecourt de la tête de la délégation interministérielle de lutte contre la pauvreté – il est désormais candidat à Grenoble pour les municipales – n’a pas non plus été interprété comme un signe positif. Malgré les désaccords, l’homme était respecté pour sa connaissance des enjeux du monde associatif et de la cohésion sociale. L’arrivée d’Olivier Véran au ministère de la santé et de la solidarité, en remplacement d’Agnès Buzyn, partie conquérir Paris, interroge tout autant. Dans son discours d’arrivée, il a certes évoqué en une phrase le « grand plan de lutte contre la pauvreté » comme un des « outils précieux au service d’une politique de justice », mais sans jamais mentionner le RUA.

De quoi craindre que personne ne souhaite porter politiquement cette réforme d’ampleur et que les arbitrages soient rendus in fine par l’Élysée, comme dans le cas de l’AAH. Et comme pour les retraites, certains tablent sur l’hypothèse de la présentation fin 2020 aux parlementaires d’un texte à trous, servi par une simple loi cadre, dont les détails seraient réglés par décrets ou par ordonnances.

Quatre cycles de concertation ont pourtant déjà eu lieu, depuis juin 2019. La dernière étape, en mai prochain, sera celle de la présentation des simulations, très attendue pour sortir du flou. « Quel sera le montant de la future allocation, quelles seront les conditions pour y accéder et la maintenir ?, interroge l’Association des départements de France (ADF). Tout le monde veut simplifier, mais quid du financement, de la gouvernance et à quel moment les nouvelles règles s’appliquent ? » Si le pilotage du RSA, par exemple, aujourd’hui à la charge des départements, tombe dans le giron de l’État, cela exige de facto un financement étatique. « Sans un arbitrage clair sur toutes ces questions, cela paraît compliqué d’avoir un projet de loi pour 2020… »

Des ambiguïtés semblent cependant avoir été levées sur ce qui fusionnera, ou ne fusionnera pas, parmi des allocations pensées pour des publics divers, issues d’une histoire sociale propre et qui donnent droit à des prestations de montants différents. Si l’AAH semble bel et bien exclue du futur dispositif, restent le RSA, la prime d’activité, l’allocation spécifique de solidarité (ASS) pour les chômeurs en fin de droits, l’Aspa (le minimum vieillesse). Pour les APL, le débat a permis des bougés significatifs, après l’alerte des associations sur le mélange des genres. L’Union sociale pour l’habitat (USH) a ainsi rappelé que le droit fondamental au logement ne « saurait être conditionné à la reprise de l’emploi », et livré ce chiffre éloquent : sur les six millions de bénéficiaires d’APL, près de la moitié ne bénéficient pas de minima sociaux.

L’hypothèse de travail s’oriente donc désormais vers un « RUA socle », auquel pourrait s’ajouter une sorte de « supplément logement ». La Fondation Abbé Pierre, dans son dernier rapport annuel, s’est réjouie que les APL ne soient plus fusionnées mais articulées avec les autres prestations au sein du RUA. Avec un gros bémol cependant : « Derrière des discussions très techniques peu lisibles, les risques de nouvelles coupes dans le montant global des APL restent grands, surtout au vu de celles déjà effectuées depuis 2017. Le gouvernement ne s’est pas engagé sur un volume global d’APL suite à la réforme et encore moins sur le fait qu’il n’y aurait pas de perdants. »

Une des pistes du gouvernement pourrait être de chercher des sources d’économie en différenciant encore davantage qu’aujourd’hui les APL versées aux locataires du parc privé, aux propriétaires pauvres et aux résidents en logement social. Sur ce dernier point, nouvelle montée au front des associations et du monde HLM, qui savent le poids des APL dans la solvabilité des loyers du parc social. « Les aides au logement actuellement versées en tiers payant aux organismes HLM constituent un gage de sécurité pour eux, comme pour les locataires, commente encore la Fondation Abbé Pierre. Les fusionner au sein du RUA versé directement aux intéressés ferait ainsi courir le risque d’une augmentation des impayés. » Le rapporteur de la concertation, conscient de l’enjeu, assure à Mediapart que le mécanisme, qui permet de verser directement les aides au logement aux organismes HLM, perdurera.

« Pas du tout dans une problématique de durcissement »
La concertation bute sur un dernier angle mort, celui de l’activité. La volonté d’insister sur le volet insertion et emploi dans l’attribution d’une aide sociale n’est pas nouvelle, c’est même une notion qui a traversé en filigrane la réforme du RMI, puis du RSA. Et que retenait Emmanuel Macron en 2016, lorsqu’il a présenté son plan pauvreté et la création à venir du RUA : « Aujourd’hui, le maquis des prestations ne permet pas de sortir de la pauvreté, il génère une sophistication administrative qui confine au cauchemar. Cela crée aussi une situation absurde, parfois choquante, où l’on peut préférer bénéficier d’aides, plutôt que de l’emploi. Cela nourrit aussi les divisions et les discours sur l’assistanat. Il doit y avoir des droits, des devoirs et aussi parfois des sanctions. »

Le RSA aujourd’hui fait déjà l’objet d’un contrat réciproque, dans lequel l’allocataire s’engage à une démarche d’insertion, vers l’emploi ou l’activité. Les artisans de la concertation semblent cependant partager avec les associations une approche davantage versée sur l’accompagnement que sur le contrôle. « Nous demandons une approche globale de la personne, qui prenne en compte sa situation sociale, les problèmes de santé, de garde d’enfants, de mobilité auxquels elle est confrontée, souligne l’Association des départements de France. Pour nous, on doit rester dans du cas par cas, pour favoriser l’emploi durable. On a plutôt un écho favorable dans les travaux. Maintenant, nous n’avons pas le projet de loi en main… »

« L’ambition du revenu universel d’activité est claire : nul n’est inemployable et chacun a sa place dans la société ; mais un durcissement des règles n’est nullement à l’ordre du jour, confirme Vincent Raymond, qui a pris en intérim la tête de la délégation interministérielle à la lutte contre la pauvreté. Pour les allocataires du RSA, il y a un contrat d’engagement réciproque. Ce contrat existait déjà, il va se poursuivre mais être enrichi. On peut travailler sur l’échelle de sanctions pour la rendre plus souple et aussi plus juste, pour favoriser l’accès à l’emploi. Je crois que le malentendu vient d’une interprétation de l’intitulé du RUA, c’est tout. »

Est-ce que la politique d’insertion sera connectée ou pas au versement de l’allocation ? Cela pose la question du futur service public de l’insertion, annoncé également en grande pompe par Emmanuel Macron. Quatorze collectivités se sont engagées à lancer une expérimentation dans ce sens, mais les résultats ne seront pas connus avant la fin de l’an prochain… Or, la loi sur le RUA et un nouveau modèle en matière d’insertion est toujours au calendrier avant la fin de l’année.

L’autre grande innovation possible du RUA fait plutôt consensus : il s’agit d’étendre aux 18-25 ans le bénéfice d’un revenu social minimal. Aujourd’hui, les jeunes ne peuvent pas toucher de RSA, alors qu’ils sont plus pauvres, plus précaires et plus à la peine face à l’emploi que la moyenne. La jeunesse, en France, s’apparente même souvent à une trappe à pauvreté.

Voilà pour l’idée, dont ni les contours, ni le montant, ni les conditions n’ont été pour l’heure explicités. Sans compter que si le RUA s’ouvre aux jeunes, le surcoût pour le budget de l’État pourrait s’avérer important. « Pour le moment, on continue de raisonner à enveloppe budgétaire constante, constate Florent Gueguen. Or si on ouvre le RUA aux jeunes, et qu’on lutte sérieusement contre le non-recours, alors automatiquement, le nombre de bénéficiaires va considérablement augmenter. Et cela devra être financé. » Même sentiment du côté d’APF-France handicap, dont les adhérents peuvent toucher l’AAH, mais également d’autres minima sociaux, rappelle Carole Saleres : « On fonctionne beaucoup à l’aveugle dans cette concertation. Il y a une grande inquiétude de l’arc associatif sur le périmètre financier. Cette crainte n’est pas levée. »

« Si on mettait dix milliards d’euros sur la table, tout le monde achèterait, quelle que soit la qualité de notre plan. Si on en enlevait dix milliards, personne n’achèterait, car on ne peut pas lutter contre la pauvreté en retirant dix milliards à la solidarité, martèle Fabrice Lenglart. Mais notre mandat, c’est d’abord de redessiner le système pour le rendre plus efficient ; pour cela, il faut commencer par réfléchir à cadre budgétaire constant. »

Cette hypothèse ne préjugerait en rien de l’arbitrage final qui sera pris par le gouvernement à la fin de l’année. D’autant plus que l’architecte de la concertation rappelle deux choses : le gouvernement se serait d’ores et déjà engagé à ce que la baisse du non-recours, « objectif explicite de la réforme », soit financée, tout comme l’éventuelle ouverture du RUA aux jeunes adultes, qui aujourd’hui ne sont pas éligibles au RSA. « Sinon cela n’aurait pas de sens : cela reviendrait à ouvrir un guichet pour le refermer aussitôt. Mais qui dit transformation du système, veut aussi dire que, dans un certain nombre de cas, le montant des prestations va bouger, à la hausse comme à la baisse, c’est inévitable. Et cela sera documenté et discuté dans le cadre de la concertation. »

C’est dans ce constat que résident finalement toutes les craintes. Comme pour la réforme des retraites, combien de perdants et de gagnants à l’arrivée, au nom de la lisibilité du système ? Et comment l’exécutif, coincé depuis le début du quinquennat par sa politique fiscale généreuse et assumée vis-à-vis des entreprises, trouverait-il les milliards d’euros supplémentaires pour tenir toutes ces ambitions ensembles ? Des exemples récents, dans d’autres domaines, démontrent que des droits ouverts peuvent se refermer, si cela coûte trop cher. Ainsi, un dispositif d’exonération de cotisations sociales pour les micro-entrepreneurs, l’Accre, qui a concouru à faire baisser le taux de chômage, a connu un coup de rabot au 1er janvier, devant l’afflux des demandes.

Pour couronner le tout, toutes ces allocations fondues en un seul dispositif ne sont pas soumises au même indicateur quant à leur revalorisation. Quel mécanisme d’indexation sera choisi pour le RUA ? Mystère.

Pas d’entourloupes, pas de chausse-trapes, les éventualités seront toutes sur la table, souligne Fabrice Lenglart : « L’ensemble des documents qui servent dans cette concertation sont mis en ligne, donc consultables par n’importe quel citoyen. L’effort de transparence est conséquent et, je pense, inédit pour un projet de réforme de cette ampleur. » Un rapport devra d’ailleurs être remis au président à l’issue du processus. « Ce n’est qu’au vu de ce rapport, et en particulier des résultats des simulations, que le gouvernement se prononcera, tant sur le périmètre final de la réforme que sur son cadrage budgétaire. »

Le collectif Alerte, qui rassemble les grandes associations françaises de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, a d’ores et déjà donné, dans une tribune publiée le 12 février dans Le Monde, ses attentes et sa ligne rouge : « Dans le cadre de la concertation nationale engagée par le gouvernement sur la définition d’un “revenu universel d’activité”, les associations défendent un revenu convenable d’existence, à au moins 870 euros par mois et par personne (la moitié du revenu médian), et ce dès la majorité. Cet objectif ambitieux pourra être mis en œuvre progressivement. »

Car en attendant le grand big bang des minima sociaux, les pauvres continuent d’être pauvres, voire plus pauvres qu’avant. L’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques, a estimé, dans une étude publiée le 5 février 2020, que « l’effet cumulé des mesures prises depuis le début du quinquennat devrait être négatif pour les 10 % de ménages les plus modestes », au contraire des plus aisés, comme l’explique dans cette analyse Romaric Godin. Ce que confirme également l’Insee, dans cette note, ou l’Institut des politiques publiques, relayé par Libération, en octobre dernier.

Vincent Raymond nuance ce constat : « Sur ce premier 10 %, d’autres études n’ont pas la même analyse, notamment celles du Trésor, donc on doit discuter de tout cela avec les associations et les acteurs concernés. L’étude ne prend pas en compte les impacts de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté. D’une part parce qu’elle ne mesure pas l’impact du retour à l’emploi, et d’autre part parce qu’elle ne présente pas les effets positifs des mesures non monétaires de la lutte contre la pauvreté : la réforme 100 % santé, les petits déjeuners gratuits dans les écoles et la tarification sociale des cantines, l’accès des familles modestes aux crèches. » Interrogé sur une possible revalorisation du RSA et des APL, le délégué interministériel promet un « groupe de travail avec toutes les parties prenantes qui permettra de mettre en place des outils de mesure partagés ».

Les associations insistent de plus en plus bruyamment sur l’urgence de lutter dès à présent contre la pauvreté monétaire. « Les plus pauvres ne peuvent pas attendre 2022 au mieux, mais plus vraisemblablement 2023, pour voir l’effet de la stratégie pauvreté dans leur quotidien », s’insurgeait récemment Christophe Devys, président du collectif Alerte, auprès de la Gazette SantéSocial. « Sur le pouvoir d’achat des plus pauvres, le gouvernement reste dans le déni, regrette Florent Gueguen. Avec des résultats comme ça, la réaction minimale aurait été de réfléchir à une mesure corrective. Ou alors le président de la République devra assumer de présenter, dans deux ans, un bilan où les pauvres seront plus pauvres qu’au début de son quinquennat. »