Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Le gouvernement exonère les actionnaires de toute solidarité

Mars 2020, par Info santé sécu social

27 MARS 2020 PAR MARTINE ORANGE

En pleine crise sanitaire qui menace de se transformer en crise économique, le gouvernement a décidé de dispenser les actionnaires de solidarité. Même en cas d’aide d’État, il n’exige pas que les entreprises renoncent à verser des dividendes.

Manifestement, le gouvernement a du mal à tirer quelques leçons de la crise de 2008, dès qu’il s’agit du capital. Alors que le gouvernement américain prévoit expressément que les entreprises qui procèdent à des rachats d’actions et distribuent des bonus seront exclues du plan de relance de 2 000 milliards de dollars qu’il s’apprête à lancer, que le gouvernement allemand demande à tous les groupes de renoncer à leurs dividendes et à leurs bonus, que le gouvernement suédois a interdit à ses banques de verser le moindre dividende cette année afin de préserver leur trésorerie, le gouvernement français se tait. Il ne demande rien.

Aucune contrepartie, aucune conditionnalité n’est imposée aux entreprises qui vont demander la garantie de l’État sur leurs prêts, dans le cadre du plan d’aide de 300 milliards d’euros qu’il a annoncé le 24 mars. Même pas sur les dividendes. « Je demande à toutes les entreprises, notamment les plus grandes, de faire preuve de la plus grande modération sur le versement des dividendes. C’est un moment où tout l’argent doit être employé pour faire tourner les entreprises », s’est contenté d’avancer prudemment le ministre des finances, Bruno Le Maire, laissant à tous les groupes la liberté d’agir. Car l’État, selon la doctrine du gouvernement, ne saurait rien exiger des entreprises, ne peut s’immiscer dans leur gestion.
« Ce qui me frappe dans le discours de Bruno Le Maire, c’est cette mise en scène de la faiblesse de l’État vis-à-vis de certains. Le gouvernement remet en cause les acquis sociaux, le droit du travail dans les ordonnances. En revanche, il refuse de rétablir l’ISF ou même de remettre en cause les dividendes. Il porte une injustice sociale incroyable, à un moment où il y a besoin de montrer de la solidarité », relève l’économiste et eurodéputée, membre de Place publique, Aurore Lalucq.

À un moment où l’appareil productif tourne à 25 %, alors même que les entreprises sont dans une incertitude sans précédent, qu’une récession qui pourrait être de grande ampleur menace, que nombre d’emplois sont menacés, que l’État se porte au secours de l’ensemble de l’économie, qu’il paie tout chômage partiel, n’est-il pas alors raisonnable de demander aux actionnaires de prendre aussi leur part et de renoncer à leurs dividendes ? Leurs profits doivent-ils prévaloir sur nos emplois, notre économie, nos vies ? Car pour toutes les entreprises, la priorité actuelle, c’est le cash, la trésorerie nécessaire pour pouvoir se maintenir à flot dans cette période sans visibilité. Tous les groupes qui le peuvent sont en train d’activer les lignes de crédit afin de s’assurer d’avoir les ressources nécessaires. Se priver d’importants moyens financiers qui se chiffrent parfois en centaines, voire en milliards, constitue un risque certain.

Déjà des syndicats plaident pour que les actionnaires se montrent solidaires des salariés et des entreprises. Les appels sont particulièrement nombreux dans les groupes où l’État est actionnaire. Alors que plusieurs usines sont à l’arrêt, la CFDT du groupe Safran [équipementier aéronautique détenu à hauteur de 11,4 % par l’État – ndlr] a ainsi adressé une lettre au président du conseil d’administration du groupe pour demander que les actionnaires renoncent au versement de 1 milliard d’euros de dividendes « au nom de la solidarité et afin de permettre un meilleur amortissement économique de cette crise ».

De même, cinq syndicats (CGT, CFDT, CFE-CGC, FO, CFTC) d’Engie, détenu à 24 % par l’État, ont écrit à Bruno Le Maire pour réclamer la suppression du dividende pour l’année 2019 et une politique de distribution proportionnelle des dividendes dans les années futures (Engie est allé jusqu’à distribuer plus que son résultat net dans des années antérieures). « Face à cette situation de pandémie, le Groupe ENGIE doit tout mettre en œuvre pour sécuriser ses flux de trésorerie afin d’accompagner ses clients et ses fournisseurs dans des délais de paiement adaptés mais également participer à la relance rapide de l’économie nationale dès la sortie de cette pandémie », écrivent-ils.

« Alors qu’ADP a mis une grande partie du personnel en chômage partiel, il n’est pas possible que le groupe verse 62 % de son résultat à ses actionnaires. Il faut annuler le versement du dividende prévu », ajoute de son côté Daniel Bertone, responsable CGT d’ADP.

Demander aux actionnaires de renoncer à leurs dividendes ? L’argument semble inaudible au sein du gouvernement. « Les entreprises doivent payer leurs fournisseurs. Et les actionnaires sont des fournisseurs de capitaux », a expliqué un membre de la direction du Trésor lors de la conférence présentant le 24 mars le plan de soutien de l’État aux entreprises. Cette réflexion illustre à elle seule la fausseté intellectuelle qui règne au sein de l’appareil de l’État, visant à faire passer un actionnaire du statut de propriétaire acceptant des risques et des aléas à celui de créancier en vue d’imposer un principe non négociable, selon le dogme : le dividende est non négociable dans une entreprise, c’est un dû.

Il y a longtemps que les actionnaires ne sont plus « fournisseurs directs de capitaux » des entreprises. Il n’y a pratiquement plus aucune augmentation de capital ces dernières années, et le marché primaire, celui où des actions nouvelles sont émises, a disparu, de l’aveu même de l’Autorité des marchés financiers (AMF). « Partout les introductions en bourse ont été décevantes, voire en net repli. Si, à Paris, elles sont plus nombreuses qu’en 2017 (34 contre 28), elles concernent des valeurs de plus petite taille et ont collecté moins de capitaux nouveaux (1,1 milliard d’euros contre 2 en 2017). De même, les émissions de titres de capitaux sont en recul, avec seulement 2 milliards levés (au lieu de 14 milliards en 2017) », indique l’autorité boursière dans son rapport de 2018, le dernier disponible.

Dans la sphère financière, l’entreprise n’est plus souvent que le sous-jacent obligatoire pour justifier tous les paris sur le marché secondaire, toutes les spéculations. Loin de financer les entreprises, les actionnaires sont devenus au contraire les grands bénéficiaires du capital, pour des montants toujours plus élevés. Le taux de distribution des profits atteint des records. Les entreprises françaises du CAC 40 figurent parmi les premières de la classe : en 2019, elles ont distribué 49,2 milliards d’euros de dividendes, soit en moyenne 58 % de leurs bénéfices, selon la Lettre Vernimmen de janvier.

À cela s’ajoutent les rachats d’action, une véritable destruction capitaliste puisque les actions sont rachetées par les groupes, souvent en s’endettant, pour ensuite être annulées afin de faire monter les cours, et d’afficher un ratio plus flatteur de rentabilité du capital. En 2019, les groupes du CAC 40 ont ainsi dépensé 11 milliards d’euros dans cet exercice.

En se portant garant auprès d’un certain nombre d’entreprises, l’État tient d’une certaine façon le rôle normalement dévolu aux actionnaires : assurer la pérennité des groupes. Les experts du monde financier le reconnaissent sans difficulté. « Être aidé par l’État et verser en même temps des dividendes, cela fait bizarre », dit Loïc Dessaint, directeur général de Proxinvest.

« Pour les groupes qui demandent le soutien de l’État – on peut penser à Vallourec, Compagnie générale de géophysique (CGG), Air France, certains équipementiers automobiles et parapétroliers notamment –, la question ne devrait même pas se poser. Si l’État les aide, ils n’ont pas à verser de dividendes. D’ailleurs, je pense qu’ils n’en ont pas les moyens pour la plupart d’entre eux », renchérit Frédéric Genevrier, cofondateur du cabinet d’analyse financière OFG Recherche.

Interdire aux banques de verser des dividendes et des bonus
Mais pour les autres, la solidarité est-elle de mise ? La réponse, selon eux, doit se faire au cas par cas. « Dans de telles circonstances, l’essentiel c’est la survie de l’entreprise. Les salaires passent avant les actionnaires », dit Colette Neuville, responsable de l’association de défense des actionnaires minoritaires (Adam). « Mais cela doit se décider en fonction de chaque entreprise, en toute transparence. »

Certains groupes sont convaincus par cette analyse. Lundi, Airbus, en première ligne dans la crise du transport aérien, a annoncé qu’il renonçait à tout versement de dividendes cette année, afin de préserver ses disponibilités financières. Dans la foulée, le groupe Unibail-Rodamco, gestionnaire d’immobilier commercial, lui aussi très touché par les mesures de confinements imposées dans toute l’Europe mais aussi par la baisse dans les centres commerciaux avant même l’épidémie de Covid-19, a déclaré qu’il suspendait tout dividende cette année. C’est aussi le cas d’Europcar, de Lufthansa, etc.

Pour quelques grands groupes, la position est déjà tranchée : les dividendes seront maintenus, quoi qu’il arrive. Lundi, le groupe Total a versé le dernier acompte sur ses dividendes pour l’année 2019. « Nous avions déjà versé les trois quarts auparavant. Nous n’avions aucune marge de manœuvre », explique une porte-parole du groupe pétrolier. Touché par un cours du baril qui frôle désormais les 20 dollars – bien loin du cours des 50 dollars sur lequel le groupe a bâti tous ses plans de financement –, Total a annoncé en même temps qu’il renonçait à sa politique de rachat d’actions qu’il mène avec assiduité depuis des années. Mais il n’en est pas à parler de réviser sa politique de distribution, qui fait partie du socle de sa stratégie depuis des années.

Se sentant lui aussi hors d’atteinte, L’Oréal a répété qu’il maintenait ses dividendes, tout comme Vinci. Donnant le ton pour tout le monde bancaire, le directeur général de la Société générale, Frédéric Oudéa, par ailleurs président de la Fédération bancaire française, a répété que sa banque ne faillirait pas à ses traditions, respectées même au moment de l’affaire Kerviel : elle versera bien des dividendes cette année. « La moindre des choses, ce serait d’interdire aux banques de verser des dividendes et des bonus et de leur demander de réinjecter ces sommes dans leur capital. C’est cela qui serait raisonnable », relève Aurore Lalucq. La fédération bancaire européenne, présidée par Jean-Pierre Mustier, PDG d’Unicredit et ancien rival de Frédéric Oudéa, ne dit pas autre chose. Après discussion avec le régulateur bancaire européen, elle demande aux banques européennes de ne pas distribuer de dividende ni de procéder à des rachats d’actions.

D’autres cas sont encore plus problématiques. Le groupe Publicis, qui a démontré dans les ralentissements précédents son caractère procyclique, a décidé, quoi qu’il en coûte, de maintenir ses dividendes. De même, le groupe Lagardère, qui a enregistré un bénéfice net de 11 millions, après frais de restructurations, a prévenu qu’il verserait bien des dividendes. Tout juste a-t-il accepté de les réduire de 30 %, en raison des circonstances exceptionnelles. Une nouvelle fois, l’endettement personnel d’Arnaud Lagardère (204 millions d’euros selon le Financial Times), qui a justifié la vente de sa participation dans Airbus dans des conditions fiscales exceptionnelles, la liquidation de pans entiers du groupe et le versement de 4,4 milliards d’euros de dividendes entre 2006 et 2019, est mis en avant pour expliquer cette politique.

Pour justifier leur politique, les grands groupes avancent l’excuse des fonds de pension et des assureurs, qui doivent eux aussi « assurer le versement de retraite et de rente à leurs clients », la nécessité de maintenir un actionnariat stable, la crainte des OPA. Un argument sans valeur, selon Colette Neuville. « Je me suis longtemps battue contre tous les dispositifs de protection dans les sociétés. Mais en dehors des nationalisations, l’État a tous les moyens [décision de conformité de l’AMF, golden share, droit d’agrément] pour protéger les secteurs stratégiques, s’il le veut. »

Alors que de nombreux groupes, sous le choc de l’arrêt total de l’économie, réfléchissent encore sans avoir arrêté leur position, tous demandent du temps pour y voir clair. Saint-Gobain a ainsi décidé de se donner du temps. Le groupe, qui a mis certaines de ses usines en chômage partiel, s’est fixé jusqu’à fin avril afin de mieux comprendre la situation et d’arrêter sa position. « La difficulté, c’est le moment. Cela fait quelques jours que nous expliquons à Bercy qu’il n’y a pas d’urgence à tenir les assemblées générales d’actionnaires. [Ce sont elles seules qui peuvent approuver les dividendes et les rémunérations des dirigeants – ndlr]. Car il n’y a pas la visibilité nécessaire pour se faire une idée exacte de la situation. Cela ne sert à rien de se mettre en stress sur la liquidité. Les actionnaires doivent être responsables. Mais il leur faut pour cela avoir les informations nécessaires pour comprendre la situation », explique Loïc Dessaint, directeur général de Proxinvest.

Le gouvernement semble avoir entendu une partie de l’argumentation. Dans les ordonnances sur l’état d’urgence sanitaire, il a prévu que les entreprises seraient autorisées à reporter leur assemblée générale d’actionnaires jusqu’à la fin septembre au lieu de fin juin, comme le stipule normalement la loi. Mais à la condition que les comptes n’aient pas été certifiés avant le 12 mars. Renault a déjà dit qu’il allait reporter son assemblée générale afin d’être en mesure d’avoir une vue plus complète de sa situation.

Compte tenu des restrictions temporaires posées, de nombreuses assemblées générales sont censées se tenir avant. L’ordonnance prévoit qu’elles puissent se tenir en vidéoconférence, à huis clos, afin de ne pas « entraver la marche des entreprises » en ces temps de confinement. Ce qui illustre une fois de plus la vision que se fait le gouvernement du contrôle du pouvoir. « Cela pose un vrai problème pour le fonctionnement de la démocratie actionnariale. Il n’y aura pas de débat, pas de questions orales, pas de possibilité d’amendement. Ce qui constitue le droit normal des actionnaires », réagit Colette Neuville.

Pour les directions qui ont eu à connaître ces dernières années des assemblées générales houleuses, au cours desquelles des actionnaires contestaient leur stratégie et surtout leur politique de rémunération, cette possibilité est providentielle. Covid-19 ou pas, nombre d’assemblées générales vont se tenir à la date prévue. Les dirigeants auront les mains libres, sans contrôle, comme le gouvernement les y autorise. Pour eux, l’épidémie de Covid-19 n’est qu’une parenthèse.