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Mediapart : Le système de santé s’effondre, mais les corporatismes tiennent bon

Juillet 2018, par infosecusanté

Le système de santé s’effondre, mais les corporatismes tiennent bon

18 juillet 2018

Par Caroline Coq-Chodorge


L’hôpital traverse une dépression collective. Comment en est-on arrivé là ? Par la faute de corporatismes étriqués, d’une haute fonction publique obsédée par la gestion budgétaire et de politiques qui ont multiplié les fausses promesses.

La réforme du système de santé devait être présentée « fin mai, début juin ». Puis elle a été repoussée à l’été. Finalement, ce sera « début septembre », a annoncé à Libération la ministre de la santé Agnès Buzyn 3, promettant « une réforme en profondeur du système de santé ». Lors de son discours devant le Congrès à Versailles, Emmanuel Macron n’en a pas dit plus, se contentant d’annoncer sa volonté de « construire l’État providence du XXIe siècle ». Une formule vague qui cache mal les quelques mots convenus sur le système de santé. Pas de vision, pas de stratégie, rien.

Une phrase revient sans cesse chez les observateurs, politiques, syndicalistes ou hauts fonctionnaires, pour expliquer cet attentisme et ces reports divers : « Ils ne savent pas quoi faire. » « Ce n’était pas une réforme qui avait été programmée », a admis à demi-mot la ministre de la santé.

Pourtant, il y a urgence. « Le monde de la santé connaît aujourd’hui une crise majeure, crise d’un système touché dans toutes ses composantes : établissements de santé et professionnels de ville, structures publiques et privées, secteur sanitaire et médico-social », écrit, en juin, dans un rapport d’une gravité inédite, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie 3 (HCAAM). Cette instance de réflexion réunit tous les acteurs du système : représentants des professionnels de santé, syndicats et patronat, associations de patients. Si des « choix clairs » ne sont pas faits, très vite, les inégalités vont s’accroître « autant dans leur dimension sociale que territoriale », préviennent-ils.

« La parole s’est libérée. Les discours étaient enfin en phase avec ce que vit la population, se félicite l’urgentiste Christophe Prudhomme, porte-parole de la CGT Santé et, à ce titre, membre du HCAAM. « On a pu poser les vraies questions. Est-ce que la médecine est toujours un service public ? Nos jeunes médecins sont-ils bien sélectionnés, bien formés ? Donne-t-on enfin des moyens au premier recours ? Arrête-t-on l’exercice isolé et le paiement à l’acte des libéraux ? Encadre-t-on la démographie médicale ? Laisse-t-on les infirmières monter en compétence ? Cesse-t-on d’écouter un establishment médical qui préserve des positions acquises ? » Chacune de ces question est une bombe politique. Elles ont été soigneusement évitées, retardées, contournées par les gouvernements successifs.

La dégradation – et parfois l’effondrement – du système français de santé ne permet plus de les éluder. « Nous voyons des choses que nous jugions impensables il y a quelques années », s’inquiète Didier Lyon, médecin généraliste à Tournon-Saint-Martin (Indre). À Bourges, le service mobile d’urgence et de réanimation (SMUR) a fermé pendant plusieurs jours en juin, en raison de la pénurie d’urgentistes. À Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), une maison médicale a été créée en 2015 pour tenter d’enrayer la désertification médicale, mais elle n’a « attiré que des infirmiers. Aucun médecin n’a voulu venir, raconte Pascal Chaufourier, le médecin généraliste à l’origine du projet. Les années à venir vont être terribles, car de nombreux médecins vont partir à la retraite ».

Selon une récente évaluation de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France 3, 76 % de la population francilienne vit dans une zone qui manque de médecins. Dans la Nièvre, la petite ville de Clamecy (4 000 habitants) a conservé son service des urgences 3, après une manifestation de plusieurs milliers de personnes. « Nous sommes sur le fil du rasoir, explique la maire Claudine Boisorieux. Nous n’avons plus que quatre médecins généralistes, aucun aux alentours, nous n’avons plus de dentistes ou d’ophtalmologistes. Pour les personnes âgées qui ne se déplacent pas, c’est un casse-tête. À l’hôpital d’Auxerre, il manque 17 urgentistes ! Cela devient invraisemblable… Évidemment que la population se sent abandonnée. Tout cela ne s’est pas fait en un an, c’était prévisible ! »

C’est un paradoxe apparent du système de santé français : alors que, sur le terrain, de nombreux signaux sont au rouge, la plupart des indicateurs financiers sont au vert. Le trou de la sécu est comblé : en 2018, il devrait afficher un minuscule déficit de 300 millions d’euros. Le niveau des dépenses de santé – 12 % du PIB – est l’un des plus élevés des pays riches, à égalité avec l’Allemagne ou la Suisse. Le nombre de médecins est dans la moyenne des pays de l’OCDE. Mais les grands agrégats ne permettent pas de percevoir les dysfonctionnements qui se sont créés.

Selon le dernier atlas de la démographie médicale, le nombre de médecins en activité en France est stable. Ce nombre devrait se maintenir, malgré de nombreux départs à la retraite, grâce à l’arrivée de jeunes médecins plus nombreux. Mais ceux-ci se détournent de la médecine générale (−9 % en 10 ans), pour la médecine spécialisée (+7,2 % entre 2010 et 2017), exercée à l’hôpital ou en libéral, alors presque toujours en secteur 2, c’est-à-dire en facturant de confortables dépassements d’honoraires. Ces jeunes médecins s’installent où ils le souhaitent : ils apprécient la côte atlantique, la région Rhône-Alpes-Auvergne, quelques grandes villes hospitalo-universitaires. Ailleurs, la baisse du nombre de médecins est vertigineuse, sans grandes discriminations entre les campagnes et les villes : entre 2010 et 2017, le nombre de médecins a chuté de 25 % à Paris, de 23 % dans la Creuse ou le Cher, de 21 % dans le Val-de-Marne, de 27 % dans la Nièvre.
Un monde de lobbies

La Confédération des syndicats médicaux français, le premier syndicat des libéraux, s’est choisie un président à l’image de cette évolution du corps médical : c’est un néphrologue exerçant dans une unité de dialyse à Perpignan, tout près de la mer. Depuis 10 ans, un lobbying médical agressif a empêché toute tentative de prévenir la catastrophe en cours. Redoutés par les politiques, les médecins ont su défendre les principes de la médecine libérale : liberté d’installation, de prescription, paiement direct par les patients, etc. Les gouvernements successifs se sont contentés de distribuer des primes à l’installation ou des franchises d’impôts, et ont augmenté sensiblement la rémunération des médecins généralistes 3 pour tenter d’attirer des vocations. En vain.

Cette organisation semble désormais intenable pour l’HCAAM. Ce dernier invite à « reconsidérer explicitement ce système de valeurs et de principes », et renvoie explicitement les uns et les autres à l’antique serment d’Hippocrate : « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé. […] Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me le demandera », etc.

Toutes aussi inefficaces, les lois et les « stratégies » de transformation du système de santé successives énoncent un nécessaire « virage ambulatoire » pour faire face au vieillissement de la population. Les personnes âgées ne nécessitent que rarement des soins aigus à l’hôpital, dont elles ressortent plus mal en point. La solution trouvée par l’administration de la santé est la même depuis plusieurs décennies : fermer des lits, baisser les tarifs hospitaliers, exiger toujours plus d’efforts d’économies et de productivité au personnel.

Dans les hôpitaux, la pression est devenue insoutenable. Le manque de praticiens hospitaliers est devenu chronique. Selon le rapport annuel du Centre national de gestion des praticiens hospitaliers (CNG), publié jeudi 12 juillet 3, plus de 19 000 postes de médecins sont « statutairement vacants ». Une partie de ces postes est occupée par des vacataires. Mais ceux-ci sont en nombre insuffisant – 12 000 seulement – pour combler tous les besoins. D’autant que, là encore, les disparités s’installent selon les territoires, selon les spécialités. Le taux de vacataires est deux fois plus important que la moyenne en Bourgogne ou dans le Val-de-Loire, alors qu’il est inférieur à la moyenne en Île-de-France ou sur la Côte d’Azur. On trouve beaucoup plus de pédiatres et de dermatologues que d’anesthésistes.

La liste des accidents, des dépressions, des suicides s’allonge indéfiniment. Depuis le début du mois de juin, une cadre infirmière s’est suicidée au CHU de Grenoble 3, un hôpital déjà bouleversé par le suicide d’un chirurgien en novembre dernier ; Libération révèle la tentative de suicide d’un chirurgien dans un hôpital d’Île-de-France 3 ; une jeune chirurgienne du CHU de Strasbourg s’est suicidée sur son lieu de travail 3 ; un autre jeune médecin, orthopédiste, s’est lui aussi donné la mort à l’hôpital de Castres 3 ; un chirurgien orthopédique s’est suicidé dans son bureau à l’hôpital d’Eaubonne 3. La situation est insupportable, le système hospitalier craque de partout, mais la réforme attendue est reportée.

En attendant, les urgences écopent. Elles sont situées sur la « faille tectonique du système », explique François Braun, le président du Samu-Urgences de France, « là où les médecines de ville et hospitalière, qui ne travaillent pas ensemble, entrent en collision ». « Les gens viennent nous voir pour deux raisons, poursuit l’urgentiste. Parce qu’il y une urgence et parce qu’ils ne trouvent pas d’autres solutions en ville. Poussés par la tarification à l’activité, les hôpitaux visent un taux d’occupation de 100 % des lits. Il n’y a plus de lits pour les patients admis en urgence. Mon syndicat a comptabilisé, depuis janvier, 100 000 personnes qui ont dormi sur des brancards dans les couloirs. Ce sont dans leur grande majorité des personnes âgées avec des pathologies qui ne sont pas “nobles” : une infection urinaire, une décompensation cardiaque, un diabète déséquilibré. Il est temps que le système réponde aux vrais besoins de la population, pas aux ego des docteurs. Trop peu de gens ont une vision globale du système. »

Le lobbying du monde hospitalo-universitaire parisien tourne actuellement à plein régime pour tenter d’obtenir des moyens supplémentaires pour l’hôpital. Les professeurs demandent à cor et à cri une réforme de la tarification à l’activité 3. Une « tarification au parcours » est actuellement expérimentée dans quelques territoires. Comme la T2A, ce nouveau système est importé des États-Unis : là-bas, on parle de bundle payments. Un paiement censé être lié à la qualité.

Plutôt que de payer un acte médical, l’assureur paie un parcours de soins. Il paiera mieux ses acteurs si ce parcours se déroule dans les meilleures conditions et si le patient n’est pas ré-hospitalisé. Charge à l’équipe de soins – du médecin traitant à l’infirmier, jusqu’aux hospitaliers – de se répartir l’argent. C’est aussi compliqué à faire qu’à décrire. Aux États-Unis, cela enrichit les cabinets de conseil privés chargés de faire tourner ces organisations hypercomplexes. Est-ce un hasard si celui qui a été choisi par la ministre pour « repenser les modes de rémunération » de l’hôpital, Jean-Marc Aubert 3, a remarquablement évolué entre le public et le privé ? Il est d’abord passé au secrétariat d’État à la santé et à la Caisse nationale de l’assurance-maladie, puis dans le cabinet de conseil américain IMS Health, à Paris, puis aux États-Unis. À son retour en France, il a pris la tête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).

La bonne organisation d’un système de santé est simple, universelle, connue de nombreux observateurs : il faut assurer un accès gradué aux soins. Un premier recours au plus près de la population, qui associe, autour du médecin traitant, les infirmiers, pharmaciens, dentistes, kinésithérapeutes, etc. Ce premier recours devrait pouvoir prendre en charge les petites urgences. Un deuxième recours de proximité devrait être assuré par les médecins spécialistes, dans un rôle de consultants, qu’ils exercent en libéral ou en consultation avancée dans de petits hôpitaux de proximité. Ensuite, vient le troisième recours : l’accès à l’hôpital, des urgences vraiment dédiées aux urgences vitales, aux services spécialisés, jusqu’aux professeurs de médecine qui réalisent des prouesses médicales.

Sur ce même thème, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie a tenté une nouvelle variation. Il propose « une politique volontariste de rupture avec le modèle historique », issu de la réforme Debré de 1958 qui a organisé le système de santé autour du CHU. La fédération hospitalière de France est vent debout. Côté médecins libéraux, les syndicats sont prêts à s’élever contre toute « solution coercitive » qui obligerait les médecins à aller exercer là où on a besoin d’eux. Le système s’effondre, les vieux réflexes corporatistes tiennent bons.