Protection sociale

Médiapart - Le système social français : de la protection des salariés à celle des entreprises ?

Janvier 2021, par Info santé sécu social

11 JANVIER 2021 PAR ROMARIC GODIN ET MANUEL JARDINAUD

Exonérations massives et reports de cotisations sociales, usage des organismes sociaux pour sauver les entreprises et dette sociale creusée pour relancer l’économie : la politique de l’exécutif modifie le modèle social de protection des citoyens pour en faire un outil de soutien à l’emploi.

Comment la crise du Covid-19, qui, désormais, se prolonge et plonge l’économie dans une sous-activité quasi chronique, va-t-elle modifier le modèle social français ? Sans doute ne peut-on ici que faire des hypothèses, tant l’avenir est incertain. Mais on peut retenir quelques faits majeurs à partir des récentes évolutions économiques et politiques.

La réponse publique à cette crise a été centrée non pas sur la protection des effets de la récession pour les salariés, mais sur les entreprises elles-mêmes. On a estimé que la priorité était de soutenir le tissu économique existant pour sauvegarder les emplois existants. L’argent public et les politiques de soutien se sont donc en priorité dirigés vers les entreprises. Cela est assez cohérent avec l’idée ancrée dans la mentalité néolibérale que toute politique de l’emploi passe par les entreprises. Face à une crise qui menace de détruire potentiellement plusieurs centaines de milliers d’emplois, le réflexe a été de pousser cette logique à son terme : sauver, « quoi qu’il en coûte », les entreprises.

Cette politique s’est largement appuyée sur les organismes de solidarité, que ce soit la Sécurité sociale (constituée de l’assurance-maladie, de la retraite, des accidents du travail et des prestations familiales) ou l’assurance-chômage. La voie la plus massive a ainsi été l’activité partielle. Les salaires de millions de salariés ont été financés directement par l’État et l’assurance-chômage, cette dernière prenant à sa charge un tiers du coût total déboursé. Ces versements d’activité partielle sont, par ailleurs, exemptés de cotisations de Sécurité sociale.

Comme l’a écrit l’Unédic sur sa situation financière en octobre dernier, un déficit record de 18,7 milliards d’euros était prévu à la fin de l’année 2020, dont plus de la moitié est la conséquence directe du financement de l’activité partielle.

Une partie non négligeable des dispositifs d’aide (activité partielle simple et de longue durée) est financée directement par l’assurance-chômage, à hauteur de 10,2 milliards d’euros jusqu’à présent (dont 8,3 milliards de dépenses et 1,9 milliard de baisse de recettes), sur un total estimé par l’exécutif à environ 30 milliards. Soit plus d’un tiers du financement total à la charge des assurés sociaux.

À cela se sont ajoutés des exonérations massives de cotisations sociales et des reports de ces dernières. Dans les secteurs les plus touchés par la crise, les entreprises sont exonérées de cotisations patronales, mais aussi de cotisations salariales.

Parallèlement, des reports massifs de cotisations ont été accordés depuis mars 2020, reports qui, là aussi, concernent les cotisations salariales. Puisque le cœur de la politique économique va désormais être d’éviter les faillites, le recouvrement de ces reports va s’avérer extrêmement difficile, sinon quasiment impossible.

Comment demander à des entreprises qui luttent encore pour leur survie de payer les cotisations reportées ? D’ailleurs, l’organisme chargé du recouvrement des cotisations, l’Urssaf, d’ordinaire fort efficace, a cessé de poursuivre devant les tribunaux de commerce les retards de paiement pour éviter les faillites, ce qui rend les paiements de cotisations pendant la crise très aléatoires.

Ces choix représentent la poursuite de la politique des gouvernements depuis 1993, qui s’est accélérée depuis quelques années : les comptes sociaux sont devenus la caisse de défaisance des politiques économiques de l’État. La baisse du coût du travail, qui est l’alpha et l’oméga de tous les choix faits depuis 1993, est passée d’abord par la baisse des cotisations. Mais lorsqu’il a fallu améliorer le pouvoir d’achat sans augmenter les salaires, on a encore abaissé (et souvent supprimé) les cotisations salariales.

L’idée sous-jacente à cette politique était une version légèrement amendée de la fameuse « courbe de Laffer », un des piliers de la pensée néolibérale, qui veut que les baisses d’impôts conduisent à l’abondance et donc à l’augmentation des recettes fiscales. On baissait les prélèvements sur le travail pour créer des emplois.

Au fil du temps, et même si l’État a substitué les cotisations à des impôts comme la CSG et la CRDS, l’échec de cette politique s’est traduit dans les déficits des comptes sociaux. Ces derniers étaient le fruit de l’inefficacité de cette politique de baisse du coût du travail, qui s’est révélée incapable de créer suffisamment d’emplois pour compenser les baisses de ressources pour les comptes sociaux. Mais ils ont été présentés comme l’effet d’une trop grande générosité et d’une mauvaise gestion.

On a donc exigé, à partir de 1996, l’amortissement de la dette sociale, autrement dit le remboursement du capital de cette dette. Chaque année, ce ne sont pas moins de 16 milliards d’euros qui sont consacrés à ce remboursement du capital emprunté, soit autant de moyens qui manquent aux organismes sociaux. Logiquement, une telle politique s’est donc accompagnée d’une raréfaction des moyens accordés à ces organismes. De là la sévère cure d’austérité imposée au système de santé, particulièrement hospitalier, depuis 2010, avec, notamment, des objectifs nationaux de dépenses d’assurance-maladie systématiquement sous-réalisés.

La crise du Covid-19 pourrait aggraver ce mouvement au point de modifier considérablement l’État social français. La logique a, en tout cas, été la même : on espère maintenir en vie des entreprises pour que ces dernières embauchent et se développent, une fois la crise passée, et augmentent ainsi les ressources des organismes sociaux.

Évidemment, si la reprise économique était suffisamment forte et rapide pour que les entreprises « sauvées » par l’État remboursent les cotisations et que l’augmentation générale du volume d’affaires alimente les ressources de la Sécurité sociale et de l’assurance-chômage, on pourrait alors revenir à cette situation de détérioration lente du modèle social.

Mais plusieurs raisons conduisent à douter de ce scénario. D’abord, la crise s’annonce longue, d’autant plus que la situation sanitaire reste préoccupante. Les entreprises vont donc avoir besoin de soutien public pendant longtemps et ce soutien ne les exonèrera pas de réduire leurs effectifs pour rétablir leur rentabilité afin de récupérer une partie des pertes de la crise.

Ensuite, l’état général du capitalisme mondial et français, avec l’épuisement des gains de productivité, laisse présager un affaiblissement général du tissu productif. Le potentiel de croissance baisse à chaque crise, notamment parce que l’investissement baisse et que les opportunités sont plus faibles. Ce devrait encore être le cas ici, de façon fort prononcée. Au point qu’on ne peut donc pas exclure l’hypothèse d’une aide publique durable aux entreprises, précisément au nom de l’emploi.

Le dispositif d’activité partielle de longue durée (APLD) augure de cette évolution : il prévoit un soutien massif, sur une durée allant jusqu’à deux années, aux entreprises sur un élément clé de leur existence : le paiement des salaires. Là encore, l’organisme social, censé protéger les demandeurs d’emploi en quête de travail, est partiellement utilisé comme outil de soutien à l’activité économique.

Autrement dit, le « retour sur investissement » de l’aide pour les organismes sociaux s’annonce durablement négatif : non seulement les exonérations et autres soutiens comme l’activité partielle vont se maintenir durablement, mais les recettes vont aussi continuer à se réduire en raison des licenciements et des faillites.

Un risque de recentrage du système social autour du soutien indirect à l’emploi privé
In fine, la crise risque donc de faire évoluer le modèle social français autour de deux axes. Le premier est un changement de logique de protection. Il ne s’agit plus d’abord de protéger les salariés et les citoyens contre des risques sociaux (maladie, chômage) mais de protéger les entreprises contre les risques économiques, afin de leur permettre de sauvegarder des emplois.

L’emploi est considéré comme supérieur à la protection sociale proprement dite. La fonction du citoyen serait alors principalement de créer de la richesse dans une structure privée à but lucratif, afin de participer à l’enrichissement général sous perfusion des organismes sociaux, ou à leur détriment. C’est ce qui est inclus dans le mantra des élites françaises depuis un demi-siècle, selon lequel « l’emploi est la première des protections ».

Mais cet emploi n’est jamais perçu que comme la conséquence de la rentabilité des entreprises. Autrement dit, c’est une protection médiatisée par le profit. Pour protéger les citoyens, il faut leur donner un emploi et donc protéger les entreprises des crises. Telle serait donc la nouvelle fonction de la solidarité nationale.

Cette évolution est aussi le produit de la réduction de la part salariale des cotisations. En 2018, l’actuel président de la République a entièrement supprimé les parts salariales des cotisations maladie et chômage. Présentée comme une mesure de soutien au pouvoir d’achat, cette décision a modifiée le rapport de pouvoir au sein des organismes sociaux.

Si, certes, formellement, patronat et syndicats gèrent toujours ces organismes, les représentants des salariés ne sont plus légitimés par un financement qui leur incombe. Ils sont donc condamnés à être les spectateurs de décisions qui sont prises par le patronat, dernier vrai financeur de la protection sociale, et l’État, qui, précisément, fait du sauvetage des entreprises sa priorité.

L’évolution des organismes sociaux vers une fonction de protection des entreprises semble ainsi inscrite dans la modification du rapport de force interne aux organismes sociaux. Si les organismes sociaux deviennent les soutiens de la rentabilité des entreprises, c’est d’abord parce que ce sont les entreprises qui en détiennent de plus en plus le pouvoir.

Parallèlement à cette logique, et c’est le deuxième axe qui déterminera l’avenir du système social, persistera le chantage à la dette, aggravée par la situation actuelle. Là encore, ce n’est pas l’échec de la pseudo-courbe de Laffer qui sera remis en cause, mais bien plutôt, comme auparavant, la générosité de la protection sociale. À la différence de celle de l’État – dont elle ne diffère pourtant nullement –, la dette sociale devra encore être amortie, ce qui supposera non seulement de ponctionner les recettes de la Sécurité sociale, mais aussi de réduire rapidement le déficit malgré cette ponction. La solution sera simple : elle reposera sur une concentration des prestations à ce qui sera considéré comme « l’essentiel » et la poursuite de l’austérité dans le système de soins.

D’ores et déjà, ce mécanisme a été mis en œuvre. En 2020, outre le déficit de 18,7 milliards d’euros de l’assurance-chômage, celui de la Sécurité sociale est annoncé à 44 milliards d’euros. Ces déficits sont logiques compte tenu de la violence de la crise et de la politique de ponction et de moindres recettes menée par l’exécutif.

Mais plusieurs éléments annoncent déjà un retour de bâton. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a appelé à « stabiliser les dépenses publiques », tandis que le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, n’a de cesse de rappeler qu’il faudra « rembourser la dette ». Une commission a d’ailleurs été mise en place en décembre pour définir une stratégie de désendettement. Parmi ses membres, on trouve deux des auteurs de la stratégie d’amortissement de la dette sociale : Jean Arthuis, ministre de l’économie de 1995 à 1997, et Raoul Briet, directeur de la Sécurité sociale de 1996 à 2000.

Le gouvernement a confirmé, du reste, qu’il entendait poursuivre l’amortissement de la dette sociale au rythme actuel jusqu’en 2033. Or, cette stratégie est contestable sur le plan financier : elle fait peser une charge de 16 milliards d’euros sur la Sécurité sociale, alors que les taux actuels d’endettement sont quasiment nuls à long terme. Il y a donc une volonté de faire peser sur le système social un poids par ailleurs injustifié, qui viendra s’ajouter à une autre volonté, celle de réduire le déficit rapidement puisque, précisément, il faudra amortir la dette, donc maîtriser sa croissance.

La même logique est à l’œuvre sur l’assurance-chômage. Bien que le gouvernement envisage d’amoindrir la violence de la réforme, qui touche les plus précaires et n’avait pour seul but que de réduire le déficit, le creusement des pertes, et donc l’augmentation de la dette due à la crise, demeure un argument pour continuer de passer en force.

Le moment venu, le gouvernement va pouvoir brandir les chiffres exceptionnels du déficit de l’Unédic et les perspectives sombres de sa dette, afin de serrer la vis en se proclamant garant de la bonne gestion. Il en a la possibilité puisqu’il a transféré une grande partie des cotisations sociales pour le chômage dans la CSG, impôt à la main de l’État.

Tout cela annonce inévitablement une stratégie visant à réduire la croissance des dépenses sociales. C’est ce qui apparaît clairement à travers l’attachement répété du gouvernement aux réformes de l’assurance-chômage et des retraites, suspendues pendant la crise, mais qui restent à l’ordre du jour. Ces réformes, notamment la réforme des retraites, dont Bruno Le Maire ne cesse de souligner l’urgence à chacune de ses interviews, visent à gérer les systèmes sociaux par les coûts. Prévues avant la crise, elles pourraient n’être qu’un premier pas face à la pression d’un système centré sur les aides aux entreprises et à la durée de la crise.

Puisque la priorité sera désormais donnée à cette aide aux entreprises, qui va prendre de plus en plus de place dans la fonction des organismes sociaux, au contraire d’une fiscalité partagée entre contribuables aisés et grandes entreprises, il semble évident que si l’on refuse de laisser filer les déficits et qu’on insiste pour amortir la dette sociale, il faudra réduire les prestations par ailleurs.

Dès lors, il y a bien un risque de recentrage du système social autour du soutien indirect à l’emploi privé. Les prestations devront, de ce fait, n’être jugées qu’à l’aune de leur capacité d’améliorer l’employabilité des citoyens, c’est-à-dire leur aptitude à être des acteurs d’un marché privé du travail subventionné par les organismes sociaux.

Le modèle social changera alors progressivement de nature. Il devra d’abord garantir la capacité des entreprises de créer des emplois et s’assurer ensuite que les citoyens les acceptent. Sous la pression financière, l’horizon d’un tel système est tout tracé : c’est celui d’un ensemble de prestations minimales ou d’un revenu universel, capable d’assurer la survie économique des citoyens dans un environnement d’emplois précarisés mais correspondant aux besoins des entreprises.

Évidemment, ce socle minimal ne pourrait qu’être conditionné à l’acceptation des emplois puisque ce sera désormais la priorité du système. Pour les autres, ceux dont les emplois seront « sauvés », cette protection de l’emploi justifiera des pertes de prestations et un transfert vers le privé ou le mutualisme d’une grande partie de la protection sociale.

L’histoire n’est pas écrite. L’évolution économique et politique déterminera celle du modèle social français. Mais cette voie est clairement celle qui est empruntée par l’actuel gouvernement. Il semble donc urgent de définir une alternative où le modèle social ne soit pas la roue de secours d’un secteur privé en difficulté mais la construction d’une réponse commune aux besoins communs.