L’hôpital

Médiapart - Les centres de traitement des brûlés fragilisés par la crise du système de santé

Septembre 2018, par Info santé sécu social

« 24 » SEPTEMBRE 2018, PAR PASCALE PASCARIELLO

Après l’annonce par la ministre de la santé d’un plan centré sur le désengorgement des urgences à l’hôpital, Mediapart met en lumière des dysfonctionnements auxquels sont confrontés plusieurs centres de traitement des brûlés. Restructurations, réductions budgétaires, course à la rentabilité et luttes de pouvoir produisent des effets qui peuvent conduire à la démission de médecins.

La ministre de la santé, Agnès Buzyn, a annoncé, mardi 18 septembre, un plan centré sur le désengorgement des urgences, vitrine des hôpitaux. Réduire la crise du système de santé à un seul service paraît illusoire au regard des scandales qui, régulièrement, mettent en lumière la déliquescence de services hospitaliers soumis aux multiples plans de restructuration et réformes successives.

Les centres de traitement des brûlés illustrent cette dérive. « Les conditions dans lesquelles nous travaillons ne nous permettent plus de respecter le patient. Désormais, on opère en fonction du temps et des moyens alloués. On régresse au niveau médical. » Ce professeur en chirurgie qui a préféré témoigner anonymement opère depuis 20 ans des brûlés dans un hôpital public.

Sur les 12 000 personnes qui, chaque année, sont hospitalisées pour des brûlures, 32 % sont des enfants dont une majorité a moins de 5 ans. Vu la gravité de la pathologie et afin d’assurer la prise en charge de patients en cas d’accident grave, les centres de brûlés sont régis par des décrets qui fixent les conditions réglementaires en matière de personnel et d’organisation. Ils doivent notamment disposer de spécialistes en anesthésie-réanimation et en chirurgie, de blocs opératoires spécifiques et d’un nombre minimum de lits de surveillance continue.

Mais la marche forcée des hôpitaux vers une privatisation de la santé publique contourne ces obligations sanitaires pour répondre aux impératifs financiers. Comme le rapporte le professeur en chirurgie, « il y a trois ans, [son] service a connu une restructuration. Depuis, faute de places, certains patients sont pris en charge dans des services qui ne sont pas spécialisés dans le traitement des brûlés. Des pansements, qui nécessitent parfois quatre heures et une gestuelle particulière afin d’éviter au patient de souffrir, sont faits trop rapidement, à la limite de la maltraitance. La situation est devenue inacceptable ».

Ce chirurgien a démissionné l’an passé du service qu’il dirigeait, fait exceptionnel dans le milieu hospitalier. « Ce qui m’a convaincu de prendre cette décision, c’est lorsque j’ai dû faire subir à des enfants deux interventions, alors que nous pouvions en faire une seule. »

« Lorsque c’est possible, explique-t-il à Mediapart, nous mettons de la colle sur les greffes. Parce qu’avec les agrafes, il est nécessaire, pour les ôter, de réintervenir et s’il s’agit d’un enfant, de le faire sous anesthésie générale. Avec la colle, une seule intervention suffit. »

« Un jour, poursuit-il, je n’ai plus trouvé de colle, l’hôpital ayant décidé d’arrêter la colle, jugée trop chère, pour revenir aux agrafes. Il est possible aussi d’utiliser des fils de suture résorbables, mais c’est plus long que l’utilisation de la colle. C’est une régression que je n’ai pu accepter, parce que lorsque vous intervenez sur un enfant brûlé ou sur un adulte, c’est inacceptable de devoir lui faire subir une opération qui pourrait être évitée. »

Derrière cette « économie », le professeur en chirurgie perçoit aussi l’un des effets pervers de la tarification à l’activité, la loi T2A. Depuis dix ans, la dotation d’un hôpital est désormais directement liée au nombre d’actes et de consultations enregistrés par l’établissement. Donc à son volume d’activité. Soumis à cette logique de rentabilité et de mise en concurrence avec le privé, les hôpitaux multiplient certaines opérations.

« Lorsqu’on nous oblige à revenir aux agrafes, on multiplie le nombre d’interventions, ce qui permet à l’hôpital de se faire de l’argent. Cela va à l’encontre même de la santé des patients. C’est humainement inacceptable. Réopérer un enfant alors qu’on pourrait éviter de le faire… Comment tolérer un tel cynisme ? »

Depuis sa démission, le professeur « subit des pressions de la direction » : « Chacune de mes demandes est soit refusée, soit surcontrôlée. On me fait régulièrement changer de bureau. Une forme de harcèlement contre lequel je ne peux rien car l’administratif, la direction “financière”, a tout le pouvoir. Ils peuvent vous détruire. C’est ce que je vis. »

C’est la raison pour laquelle il a souhaité conserver l’anonymat.

« Les patients hospitalisés pour des brûlures ne sont pas une population très importante numériquement, mais il s’agit d’une activité d’urgence dont les flux sont peu prévisibles. Les équipes médicales sont hyperspécialisées et pluridisciplinaires. Or, la brûlure n’est pas une spécialité prestigieuse au sein du corps médical, donc le personnel manque. Lorsque vous traitez des brûlés, vous vous engagez au service d’une mission de santé publique. Vous ne le faites pas pour votre carrière », explique le docteur François Ravat, secrétaire général de la Société française de brûlologie.

« La brûlure est particulièrement traumatisante et invalidante. La soigner, c’est aussi aider nos patients à retrouver une vie sociale et professionnelle. Aujourd’hui, les centres de traitement de brûlures sont menacés par la fusion des services entre les hôpitaux, par la logique comptable de la tarification à l’activité et, parfois, par des batailles d’ego entre professeurs sur fond de mandarinat, toujours d’actualité dans les hôpitaux », poursuit le praticien, anesthésiste-réanimateur chargé des brûlés depuis 30 ans.

Les restructurations des services, sur fond de restrictions budgétaires, entraînent des dysfonctionnements, qui aboutissent parfois à une forme de maltraitance des patients.

« Une peau brûlée, c’est une vie brûlée »
À Lyon, où François Ravat exerce, le centre historique de traitement des brûlés de l’hôpital Saint-Joseph Saint-Luc a été fermé, alors même qu’il était récent et fonctionnel. « Une hérésie lorsqu’on voit aujourd’hui des salles vides, avec du matériel en état de marche. Nous étions une référence européenne. L’OMS [Organisation mondiale de la santé] nous avait choisi comme centre collaborateur. Avant sa fermeture, début 2017, notre centre avait un bilan positif de plus d’un million d’euros par an. Pourtant, sous le prétexte de faire des économies, notre unité a été fermée et le personnel déplacé au centre hospitalier universitaire Édouard Herriot, où de nombreux travaux ont été nécessaires. »

Le docteur Ravat pointe la responsabilité de l’État qui, par l’intermédiaire des Agences régionales de santé (ARS), ne fait pas respecter les décrets encadrant l’activité des centres de traitement des brûlés, garantissant notamment un suivi continu des soins.

L’hôpital lyonnais Édouard-Herriot, dans lequel est hébergé le nouveau centre de traitement des brûlés, n’a pas de service de chirurgie réparatrice. « Les chirurgiens viennent ponctuellement d’autres hôpitaux. Le suivi d’un patient peut être assuré par deux chirurgiens différents. Ce qui fait que l’un peut décider d’une opération et, le jour de l’opération, l’autre peut prendre la décision contraire, estimant que l’intervention n’est pas nécessaire. Ce qui est déjà arrivé. Lorsque vous avez préparé un patient à une opération, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant, et que tout est annulé à la dernière minute, en termes de qualité de soins, c’est déplorable », rapporte François Ravat.

À Nantes, le service chargé des brûlés a été restructuré il y a quatre ans. Selon le degré de gravité des brûlures, les patients sont orientés vers deux services différents. « Le problème est que des personnes, atteintes de brûlures de deuxième, voire de troisième degré, peuvent atterrir dans un service conventionnel alors que leur état nécessite des soins spécifiques, en particulier pour les antidouleurs, qui, en cas de surdosage, doivent être pris en charge en réanimation. Or, dans un service conventionnel, les personnes brûlées ne peuvent être correctement soignées », explique à Mediapart Laurence, infirmière dans ce centre depuis 14 ans, qui a également souhaité rester anonyme.

Dans certains cas, « faute de place dans le centre de traitement des brûlés, on fait attendre des patients, qui ne reçoivent pas les antidouleurs correspondant à leur niveau de souffrance. Cela peut durer une semaine ! C’est inhumain. Au lieu de soigner, on rajoute un traumatisme », s’indigne l’infirmière.

« Une peau brûlée, c’est une vie brûlée. La brûlure est une pathologie grave, qui engendre des conséquences socioéconomiques lourdes, avec des séquelles qui peuvent être fonctionnelles, esthétiques ou psychologiques. » Elvira Conti, chirurgienne, brûlologue, exerce depuis 20 ans au centre pédiatrique des brûlés de l’hôpital Trousseau, à Paris. Seul centre dédié exclusivement aux enfants, ce service est une référence en France.

« De façon générale, précise-t-elle, et plus encore chez l’enfant, compte tenu de l’enjeu de la croissance, plus la brûlure est grave et plus elle génère de séquelles, plus la chirurgie est complexe et prolongée dans le temps, depuis la prise en charge initiale jusqu’à la fin du traitement des différentes séquelles. »

On pourrait par ailleurs s’interroger sur la pertinence du choix du futur chef de service du centre pédiatrique des brûlés de l’hôpital Trousseau. Le praticien pressenti n’est spécialisé ni en pédiatrie ni en brûlologie, mais en chirurgie plastique du visage.

« Je ne remets pas en question les compétences de ce médecin. Je m’interroge en revanche sur son absence de spécialité concernant les brulés. On risque à terme de perdre la spécificité du centre », conclut Elvira Conti.

Contactée par Mediapart, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) n’apporte pas d’explications sur le choix du chef de service et dément toute réorganisation du centre de traitement des brûlés.

Le docteur Michaël Atlan, chirurgien plastique, à l’initiative du projet retenu pour la réorganisation du centre pédiatrique des brûlés, est plus loquace : « La nouveauté que nous apportons au centre pédiatrique des brûlés de Trousseau, c’est notre expertise en chirurgie plastique, nécessaire pour la reconstruction. Les brûlés aigus, c’est ce qu’on sait à peu près tous faire. On a été plus ou moins formés pour cela. »

« Plus ou moins formés »… La formule soulève un certain nombre d’interrogations au sein du personnel de l’hôpital Trousseau.

La présidente de la Société française de brûlologie (SFB), le docteur Hauviette Descamps, partage cette inquiétude : « Alors qu’on avait fait des avancées en encadrant cette filière et en reconnaissant les centres de traitement des brûlés, depuis cinq ans, la situation se dégrade. On constate que les choix qui sont faits permettent éventuellement des économies à court terme, mais engendrent des dysfonctionnements qui, sur le moyen et le long terme, seront très coûteux financièrement. Tout cela va à l’encontre de la prévention. Un patient qui est mal pris en charge dès les premiers moments, dans les centres de traitement, va avoir des séquelles ou des handicaps. Il y a donc une dégradation de la qualité de vie pour le patient et un coût pour la collectivité puisque le suivi des séquelles sera plus lourd. »

Elle rappelle que les centres de Bordeaux, Lyon, Nantes rencontrent des problèmes de fonctionnement, à la suite de restructurations ou de réorganisations de services.

En juin dernier, la Société française de brûlologie et l’Association des brûlés de France ont adressé un courrier à la ministre de la santé Agnès Buzyn pour l’alerter sur les « menaces qui pèsent sur les filières des soins aux brûlés, menaces qui sont de nature à mettre en péril la mission de service public que ces filières doivent assurer ». « On n’a eu à ce jour aucun retour de la part de la ministre », déplore la vice-présidente de la Société française de brûlologie.