Le droit à la santé et à la vie

Médiapart - Les femmes, premières victimes des récents scandales sanitaires

Mai 2019, par Info santé sécu social

29 MAI 2019 PAR ROZENN LE SAINT

L’affaire du Mediator, des pilules troisième génération, de la Dépakine, du Levothyrox, de l’Androcur… À chaque fois, les femmes sont les plus touchées. En cause ? Des dérives de prescriptions à visées esthétiques, une moindre recherche des effets secondaires propres à leur métabolisme ou encore sur la contraception.

La toute première audience opposant trois victimes du traitement hormonal Androcur au laboratoire allemand Bayer se tient ce mercredi 29 mai à 9 h 30. Ces trois victimes assignent ce fabricant d’un médicament antipilosité devant le tribunal de grande instance de Bobigny pour défaut d’information sur les risques encourus : l’apparition de tumeurs au cerveau. Au moins 500 femmes en ont souffert en une décennie (lire notre enquête).

« Dans l’affaire de l’Androcur, il y a eu une pharmaconégligence sur les effets secondaires du traitement alors que les premiers signaux sont apparus il y a dix ans. Je vois de nombreuses similitudes avec le Mediator : déjà, des femmes vulnérables sont les premières victimes », affirme Irène Frachon, la pneumologue brestoise lanceuse d’alerte dans le scandale du Mediator, en pleine préparation du procès qui débutera le 23 septembre. Le Mediator, produit par le laboratoire Servier, a en effet provoqué entre 500 et 1 500 morts.

Le remède, antidiabétique à la base, dont la structure chimique est celle d’un anorexigène, avait été massivement prescrit comme coupe-faim, en dehors de toute autorisation de mise sur le marché, et dans cette optique, dans près de neuf cas sur dix, à des patientes (lire aussi Mediator, l’étrange effet Méditerranée)… Malgré des risques mortels liés à la survenue de valvulopathies.

Ces dysfonctionnements des valves cardiaques associés au Mediator ébranlent pour les trois quarts des femmes, selon un rapport de pharmacovigilance de 2015. « Ce sont des cibles idéales pour le laboratoire Servier du fait du diktat de la minceur », accuse Irène Frachon. Androcur a lui aussi été détourné de son usage premier. Le traitement a parfois été donné à des patientes pour lutter contre une simple acné ou une pilosité modérée, en dehors des clous et en dépit des risques de tumeur…

Des médicaments surtout pris par des femmes… testés en majorité par des hommes

Malgré les demandes répétées de Mediapart, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ne nous a pas fourni la répartition par genre de l’ensemble des signalements des effets indésirables liés aux médicaments. Alors nous avons étudié au cas par cas les derniers grands scandales pour tenter de comprendre les causes de cette sinistre loi des séries conjuguée au féminin. Entre le scandale du Mediator et celui de l’Androcur, il y a celui du Levothyrox. Ce traitement pris pour réguler la thyroïde par plus de 3 millions de Français – ou plutôt de Françaises, dans 85 % des cas.

Maux de ventre, nausées, crampes, perte de cheveux, troubles digestifs, syndromes dépressifs, fatigue, perte de poids… Encore une fois, ce sont les femmes qui ont le plus subi. Elles sont même à l’origine de 91 % des signalements d’effets ressentis à la suite du changement de formule du Levothyrox en mars 2017, selon l’enquête de pharmacovigilance de juillet 2018. La moyenne d’âge des victimes, elle, est de 56 ans.

Or le médicament a été expérimenté en majorité sur des patients hommes. Car après les tests sur les animaux vient la phase d’expérimentation sur les humains, destinée à mesurer l’efficacité et les risques d’effets secondaires, avant d’obtenir l’autorisation de vendre le produit. Mediapart a épluché les résultats des essais cliniques réalisés et financés par le fabricant, Merck, en vue de décrocher le précieux sésame pour le Levothyrox.

Près de six testeurs sur dix étaient des hommes, d’un âge médian compris entre 33 et 34 ans. Idem pour le Mediator, la proportion de cobayes masculins oscillant entre 55 % et 80 % selon les différents essais cliniques étudiés par Mediapart.

En réponse, Servier indique que « la part des femmes participant aux études tend à être représentative de la proportion de femmes ayant la pathologie dans la population générale »…

Pourquoi privilégier des sujets hommes pour expérimenter un traitement principalement à destination des femmes, au risque de les laisser dans l’angle mort de la recherche ? « Souvent, les essais cliniques comprennent davantage d’hommes jeunes, en bonne santé, pour limiter la survenue d’effets indésirables », explique Karine Lacombe, médecin infectiologue et chercheuse à l’Inserm. D’où sa revendication d’imposer un ratio par sexe égal ou proportionnel à celui des patients susceptibles de prendre les médicaments.

Les spécificités morphologiques féminines pourraient-elles influer sur la survenue d’effets indésirables ? « En hormonologie, l’homme est en terrain plat, contrairement aux femmes qui fonctionnent par cycle. Elles sont affectées différemment », assure Philippe Sopena, conseiller scientifique de l’Association française des malades de la thyroïde.

« Le fait que les hommes jeunes soient surreprésentés dans certains essais cliniques – ceux pour les contraceptifs comportant bien sûr uniquement des femmes – peut jouer dans la sous-estimation des effets secondaires chez les autres personnes, reconnaît Nathalie Chabbert-Buffet, porte-parole de la Société française d’endocrinologie. Mais les médecins prescripteurs connaissent les conditions de test des molécules. Pour y pallier, nous mettons en place des stratégies de surveillance, notamment concernant le Levothyrox, au niveau cardiaque pour les personnes plus âgées. » La détection des risques n’est cependant pas garantie.

Il n’existe toujours pas de traitement spécifique pour soigner l’endométriose
Plus globalement, « l’effort scientifique pour comprendre les effets nocifs des traitements par rapport aux bénéfices attendus avant leur mise sur le marché est largement moindre puisque c’est l’industrie pharmaceutique qui finance », dénonce quant à elle Sophie Le Pallec, représentante de France Assos Santé.

La défense de Merck ? Elle repose sur « l’exclusion des femmes enceintes ou allaitantes ou recevant une contraception orale » des essais cliniques, exigée par l’Agence européenne du médicament. Et ce pour épargner tout potentiel effet secondaire aux bébés qu’elles pourraient porter ? En revanche, l’argument ne tient pas s’agissant de l’âge : les femmes ménopausées pourraient être sélectionnées pour rééquilibrer la balance.

« Parce qu’il s’agissait de paroles de femmes, on a dit qu’elles étaient hystériques »

Le docteur Philippe Sopena déplore aussi le retard à reconnaître la crise du Levothyrox : « Parce qu’il s’agissait de paroles de femmes, on a dit qu’elles étaient hystériques. Si le changement de formule avait touché des hommes en majorité, des leaders d’opinion, leur discours aurait été davantage pris en compte. »

Cinq éminents professeurs d’endocrinologie ont expliqué cette crise par l’« effet nocebo », c’est-à-dire par une illusion collective ressentie parce que les malades doutent du traitement, dans une tribune publiée dans Le Monde le 27 décembre 2017. Tous des hommes, certes. Surtout, un seul d’entre eux n’a pas de lien d’intérêt avec Merck, selon l’outil Euros For Docs qui répertorie les avantages perçus et contrats signés par les acteurs de la santé avec les entreprises pharmaceutiques.

Par ailleurs, « les dérèglements hormonaux, qui concernent essentiellement les femmes, provoquent des troubles subjectifs comme des bouffées de chaleur ou un sentiment de déprime. Il y a une sorte de banalisation de ces symptômes et de la plainte psychosomatique de la part des médecins qui sont mal formés à l’écoute des patients », souligne quant à elle Anne Léger, praticienne hospitalière à l’AP-HP.

« Avec le Mediator, il y a eu une grossophobie majeure et une misogynie de la part du corps médical qui a abouti à une brutalisation du corps féminin, tranche Irène Frachon. L’ultime perversité du Mediator, c’était qu’il était remboursé par la Sécurité sociale et qu’il était ainsi devenu pour les médecins le coupe-faim des femmes pauvres. Je pense et j’espère que cela est en train de changer avec la nouvelle génération de médecins. » Le collectif Les Dessous de la santé illustre dans cette vidéo humoristique la relation asymétrique des patientes vis-à-vis du monde des blouses blanches, encore majoritairement masculin à 53 %, même si la féminisation de la profession avance : le ratio était de 62 % en 2007.

Des scandales hormonaux en cascade

Par le passé, ce déséquilibre a pu jouer dans la difficile reconnaissance de l’endométriose, cette maladie qui touche une femme sur dix et rend les règles extrêmement douloureuses. « Il est possible que les médecins ne comprenaient pas cette pathologie jusque dans les années 1980, avant la généralisation des scores de douleur. Pour les endométrioses les plus sévères, sur une échelle de 1 à 10, les patientes sont à dix. Cela équivaut à un accouchement sans péridurale, des coliques néphrétiques ou une fracture ! » rappelle Daniel Vaiman, chercheur à l’Inserm qui débute une étude sur cette pathologie.

Son budget de 30 000 euros est serré et financé pour un tiers par les dons de l’association EndoFrance. « Incomparable avec les millions d’euros qui servent à abreuver la recherche sur la prostate, comme l’a fait remarquer un chercheur à Agnès Buzyn, la ministre de la santé, à l’occasion de la journée des droits des femmes », rapporte Yasmine Candau, sa présidente.
Car il n’existe toujours pas de traitement spécifique pour soigner l’endométriose. Pour l’heure, seuls des bricolages hormonaux soulagent les patientes… Bricolages qui alimentent les scandales sanitaires : après celui de la pilule troisième génération, fin 2012, les gynécologues se sont reportés sur des dérivés de la progestérone comme l’Androcur en cas de risques cardiovasculaires.

Puis la sonnette d’alarme a été tirée pour l’Androcur, alors ils se sont rabattus sur d’autres progestatifs, mais moins dosés, comme le Lutéran ou le Lutényl… Sauf que des cas de tumeur au cerveau ont aussi été rapportés ! Le gendarme du médicament a lancé une étude, une de plus, après ces scandales en cascade. De quoi donner l’impression à l’Amavea, l’association qui impulse l’action judiciaire contre le laboratoire Bayer, que l’histoire se répète, sans fin. Et qu’un scandale peut en cacher un autre.

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(1) « Therapeutic benefit of benfluorex in type II diabetic patients », Journal of Diabetes and Its Complications, 1996, 10:267-273.

Velussi M, De Monte A, Cernigoi AM. « Therapeutic effect of benfluorex in type II diabetic patients on diet regimen alone », Journal of Diabetes and Its Complications, 1996, 10:261-266.

Moulin Ph. et al., « Efficacity of benfluorex in combination with sulfonylurea in type 2 diabetic patients. An 18-weeks, randomized, double-blind study », Diabetes Care, 2006, 65 (3) : 515-520