Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Les hôpitaux franciliens, à l’heure de la « médecine de catastrophe »

Mars 2020, par Info santé sécu social

26 MARS 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

En Île-de-France, les services de réanimation des hôpitaux sont déjà submergés. Dans des courriels que nous nous sommes procurés, l’Agence régionale leur demande d’ouvrir, en catastrophe, mille lits en 48 heures. Sont même évoquées des réquisitions de soignants. Mal protégés, touchés par le Covid, ils « régleront leurs comptes, après ».

Les médecins réanimateurs côtoient la mort chaque jour. Au quotidien, ils décident, sur des critères médicaux, si des patients atteints de défaillances vitales sont admis, ou non, en réanimation. Depuis le début de la crise du Covid-19, Jean-Michel Constantin, réanimateur à la Pitié-Salpêtrière, tenait, invariablement, un discours rassurant. Mercredi 25 mars, pour la première fois, il confiait sa « perplexité anxieuse » après une « nuit d’enfer. J’espère que c’est bien la vague dont tout le monde parle, qu’elle va bientôt refluer. Parce que sinon… »

« On est dans la situation de Bergame, en Italie. On a dix jours de retard, c’est tout. Des médecins sont encore dans le déni, c’est incroyable », tance l’hépatologue Anne Gervais, mobilisée dans le service d’infectiologie de l’hôpital Bichat, à Paris, qui n’accueille désormais plus que des patients Covid. L’ambiance de son service, « bizarre », lui rappelle celle de la fin des années 1990 : « C’était la fin des années Sida, je les ai connues jeune médecin. Mais tout va plus vite aujourd’hui : en quinze jours seulement, on a basculé dans une espèce de cataclysme. »

« On continue à ouvrir des lits de réanimation, mais on les remplit dans les heures qui suivent », indiquait, hier, le réanimateur Jean-Michel Constantin. Selon lui, le gros millier de lits de réanimation disponibles en Île-de-France étaient alors à « 90 % pleins ». Il ne restait donc qu’une centaine de lits disponibles dans la région. Après Mulhouse et Colmar, le paquebot Assistance publique-Hôpitaux Paris, le plus grand et le plus prestigieux des groupes hospitaliers Français, est à son tour lancé dans une course de vitesse contre le coronavirus. « Et il grignote notre avance », reconnaît, interloqué, le réanimateur Jean-Michel Constantin.
Mercredi vers 14 heures, le directeur général de l’offre de soins de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, Didier Jaffre, envoyait une série de courriels, que nous nous sommes procurés, à l’ensemble des directeurs des groupes hospitaliers de la région, publics, privés, et privés non lucratifs, leur demandant de jeter toutes leurs forces dans cette course, sans plus attendre. Aux directeurs d’hôpitaux privés non lucratifs de la région, il écrit : « Il faut passer maintenant à la vitesse très très supérieure. Fini le temps de chipoter sur telles ou telles conditions. Vous devez imposer l’ouverture de lits de réa(nimation) et transformez (sic) vos hôpitaux en médecine de catastrophe ; sûrement que les normes ne seront pas respectées, les personnels pas tous au top. Mais faut pas rêver, nous sommes en guerre comme dirait le PR [président de la République – ndlr]. Et donc rien ne sera parfait, mais nous devons remporter la bataille. » Plus loin, il écrit encore : « Grattez tout ce que vous pouvez, mettez tous les personnels non occupés sur le pont. »

Aux directeurs des groupes privés, il précise : « Les chirurgiens, les anest(hésistes), les inf(irmières), etc., tout le monde doit s’y mettre et ne croyons pas qu’ils seront des as de la réa(nimation), c’est pas vrai, et il faudra faire avec. » Plus inquiétant encore : « Je pense que ça (ne) suffira pas (ne perdons pas de vue l’effet salle de dépouillement des votes) », écrit Didier Jaffre. Il fait ainsi référence aux élections municipales, tenues il y a dix jours, et qui pourraient provoquer dans les jours à venir un afflux de patients dans un état critique.

Dans un courriel plus diplomatique, et plus largement partagé, de Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, à Jean-Patrick Lajonchère, directeur de l’hôpital Saint-Joseph, ou encore Pascal Roché, directeur général du groupe privé Ramsay Générale de santé, Didier Jaffre décrit la situation : avec « plus de 150 entrées en réanimation chaque jour », l’Île-de-France doit, pour faire face, « armer mille lits de réanimation en 48 heures ». Un effort considérable. À la différence de l’Alsace aujourd’hui, « on ne pourra pas compter sur des aides extérieures », prévient-il, probablement parce que la région est la mieux dotée en capacités hospitalières. Le nombre de respirateurs est « quasiment suffisant » estime-t-il, reste à les répartir. Pour les « blouses et autres », ainsi que les « médicaments », « les besoins sont remontés au niveau national ». Pour le personnel, il compte sur la « plateforme Renforts-Covid », où 7 000 professionnels de santé, étudiants, actifs ou retraités, se sont déjà déclarés mobilisables.

La « réquisition sera envisagée ensuite », annonce-t-il, avec un « projet de décret à venir », dans le cadre de l’État d’urgence sanitaire. Des propos qui corroborent ceux de Martin Hirsch, le même jour sur France Info : « On a besoin de toutes les équipes, de tous les personnels, qu’ils soient volontaires ou qu’on fasse appel à la réquisition », a-t-il déclaré. Ce scénario est donc bien envisagé.

Ces courriels, qui sonnent la mobilisation générale, ont largement circulé. Urgentiste à Versailles, membre du syndicat AMUF, Wilfrid Sammut était au courant mercredi soir. Il est sous le choc : « La tutelle, de l’ARS au ministère, a des trains de retard. Elle est incapable de gérer. Comme en Chine, comme en Italie, ce virus s’est transformé en monstre. Ils nous ont mis la tête dans la boue. J’ai envie de pleurer. »

« Il y aura des comptes à rendre. »
Les paramédicaux du Collectif inter-urgences (CIU), qui ont lancé il y a un an un mouvement social historique dans les hôpitaux publics, n’ont pas attendu pour se mobiliser : « Tout le monde est revenu, même ceux qui avaient démissionné, raconte Yasmina Kettal, infirmière aux urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, et membre du CIU. Dans mon service, des anciens collègues se sont présentés spontanément. » Mais son hôpital donnait, mardi déjà, « des signes de grosse tension. La réanimation est pleine, l’épidémie avance plus vite que nous ». L’infirmière est inquiète pour la population de Seine-Saint-Denis, « plus fragile, avec beaucoup de diabètes, d’hypertensions, et moins d’hôpitaux. Est-ce que cette fragilité sera prise en compte dans les moyens qu’on nous donne ? J’en doute ».

Aux urgences de l’hôpital Tenon, à Paris, où « six box sur huit sont dédiés aux patients Covid », un aide-soignant rapporte que « des collègues sont en train de craquer mentalement. On a l’impression d’hospitaliser des patients de plus en plus nombreux, et de plus en plus jeunes. On a beaucoup d’étudiants infirmiers, même pas payés, qu’on envoie au carton ».

L’émotion des professionnels de santé s’explique aussi par le nombre des leurs qui sont touchés par le Covid. À l’AP-HP, 490 étaient contaminés le 23 mars, 628 le 24 mars. Comme pour le reste de la population, ces tests ne disent rien de la profondeur de l’épidémie : « On est testé seulement quand on a de la fièvre », explique l’aide-soignant de Tenon. Même en toussant, ils continuent à travailler. Aux urgences de Delafontaine, « onze soignants sont positifs, sur 90. Certains collègues sont fragiles, on est préoccupés. Et on est aussi inquiets pour nos proches. Il y a de la peur, cette maladie nous impressionne », dit Yasmina Kettal.

Cinq médecins sont déjà décédés dans le Grand Est, un infirmier à Montreuil (Seine-Saint-Denis). À l’AP-HP, trois membres du personnel sont en réanimation. À Versailles, l’urgentiste Wilfrid Sammut a « un collègue en réanimation. C’était prévisible, c’est épouvantable. On part à la guerre sans munitions. Dans mon service, on a le droit a une blouse par jour. On les compte. Heureusement, Renault nous a envoyé ses stocks… »

Aux urgences de l’hôpital Tenon, à Paris, « on n’a qu’une seule blouse pour toute la nuit, très peu de lunettes, on manque de chiffonnettes pour nettoyer, explique l’aide-soignant. Heureusement, on a reçu des solutions hydroalcooliques. On a droit à des FFP2 au compte-gouttes, seulement pour pratiquer les tests. Il faut tout le temps négocier, c’est éprouvant ».

À l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, Yasmina Kettal dit la même chose : « Tout le matériel de protection manque, tout est une galère. Pourquoi ne pas avoir déployé plus de moyens ? Parce qu’on est au bout du bout ? Qu’ils arrêtent de parler de ces masques au futur ! À Delafontaine, on est 2 300 salariés. Par semaine, on reçoit, exactement, 11 650 masques chirurgicaux et 3 550 masques FFP2, la moitié sont périmés, les emballages sont abîmés. Quand je pense qu’on a commencé notre mobilisation aux urgences il y a un an, et qu’on n’a presque rien obtenu… Il y aura des comptes à rendre. »

Dans son service d’infectiologie de l’hôpital Bichat, à Paris, rempli de patients Covid qui « toussent, crachent », la médecin hépatologue Anne Gervais s’étonne de ne « pas avoir de surblouses et de masques FFP2, alors que le reste de la planète en a. On est en pénurie objective, par rapport au monde entier. C’est hallucinant ».

Sur France Info mercredi matin, le directeur général de l’AP-HP Martin Hirsch s’est ému, d’une voix blanche, de la situation des soignants : « Il faut qu’on ait les assurances qu’ils auront la reconnaissance… Il ne faut pas mégoter avec eux, il faut tenir le moral des troupes, là, elles en ont besoin. »

De son côté, le Collectif inter-hôpitaux (CIH), mobilisé depuis l’automne, s’est étonné que, dans le plan massif de 45 milliards d’euros déployé par le gouvernement pour faire face au coronavirus, seuls deux milliards soient alloués à la santé pour « acheter des équipements, des masques et faire face aux indemnités journalières ». « Ils n’ont rien compris, on est loin du but, s’énerve Anne Gervais, membre du CIH. On a besoin d’une infirmière pour six à huit malades, pas pour quatorze, et pas seulement pour le Covid, mais pour la vie entière. Leur salaire doit être augmenté de 20 %. La gouvernance de l’hôpital doit changer. Et il faut arrêter avec la tarification à l’activité. »

Depuis Mulhouse, Emmanuel Macron a promis, mercredi soir, un « plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières » à l’hôpital. « Cette réponse sera profonde et dans la durée », a-t-il assuré. Après avoir décompté les victimes du coronavirus, comme chaque, soir, le directeur général de la santé Jérôme Salomon a lui aussi rendu hommage aux soignants qui « se battent sans répit, ils méritent toute notre admiration et nos hommages. Nous aurons des drames individuels, nous aurons des drames collectifs, des familles endeuillées en nombre. Nous devrons faire face en bloc à une situation inédite et très critique ». Les hospitaliers y sont prêts, un temps seulement