Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Les personnes atteintes de troubles psychiques ont été plus nombreuses à mourir du Covid et moins soignées

Mai 2023, par Info santé sécu social

Des chercheurs ont mis en évidence la surreprésentation des patients avec des antécédents psychiatriques parmi les morts du Covid entre février 2020 et août 2021. Les données hospitalières qu’ils ont exploitées révèlent aussi que ces malades ont eu moins de chances d’être réanimés.

Jade Bourgery et Caroline Coq-Chodorge
18 mai 2023

MichaëlMichaël Schwarzinger, médecin et chercheur en santé publique au CHU de Bordeaux, n’en revient pas : parmi les facteurs de risque face au Covid, « on a parlé de l’obésité, de l’hypertension, mais jamais des maladies psychiatriques. Or la surreprésentation de ces malades est énorme, spectaculaire, on est passés à côté du problème ».

Il est le premier auteur d’une étude, coécrite avec des chercheurs français et canadiens, publiée dans PLOS Medicine, qui a étudié la mortalité du Covid et l’accès aux soins intensifs des malades avec des antécédents psychiatriques en France.
Ils ont pour cela exploité les données préalablement anonymisées du programme PMSI, qui recueille tous les actes réalisés et facturés par les hôpitaux en France, et renseigne grossièrement sur les causes des hospitalisations. Les chercheurs ont ainsi pu étudier les antécédents hospitaliers des 465 000 malades du Covid hospitalisés pour un Covid entre le 24 février 2020 et le 28 août 2021, soit au cours des quatre premières vagues.

Cohorte nationale
Dans cette cohorte, les chercheurs ont pu isoler tous les malades qui ont été hospitalisés dans un service de psychiatrie au cours des neuf années précédentes : pour une démence, une dépression, des troubles de l’anxiété, une schizophrénie, de l’alcoolisme, une addiction aux opioïdes, une trisomie 21, des difficultés d’apprentissage, etc.

Ces malades avec des antécédents psychiatriques représentent un tiers (150 000) du nombre total des malades hospitalisés pour un Covid. Plus frappant encore : « Quasiment la moitié des personnes décédées du Covid avaient des antécédents psychiatriques », poursuit le docteur Schwarzinger. Sur la cohorte totale, un peu plus de 100 000 patients (22 %) sont morts dans les cent vingt jours suivant leur diagnostic de Covid. Parmi eux, près de 50 000 avaient des antécédents psychiatriques.

« On a voulu creuser », explique le docteur Schwarzinger. Dans le détail, la surmortalité a surtout touché les patients avec des antécédents de démence (parmi eux, 35,6 % sont morts dans les cent vingt jours suivant leur diagnostic de Covid), de troubles de l’anxiété (31,7 %), de dépression (30,9 %), d’alcoolisme (26,6 %), de schizophrénie (23,5 %).

Triage
Les chercheurs se sont également penchés sur l’accès aux soins intensifs de ces malades. Sur la cohorte totale des malades du Covid, 20 % des patients ont eu accès à ces services de pointe, sous forte tension pendant les vagues épidémiques. Mais seuls 5,7 % des patients avec des antécédents de démence y ont eu accès, 11,6 % des malades avec des antécédents de troubles anxieux, 12,4 % pour ceux ayant souffert ou souffrant de dépression, 18 % de schizophrénie.

Les chercheurs ont analysé les résultats en prenant en compte les critères de tri dans l’accès aux soins intensifs des malades du Covid. Par exemple, les patients très âgés atteints de démence n’y ont généralement pas eu accès, les réanimateurs considérant qu’ils ne pouvaient pas bénéficier de ces méthodes de soins très invasives, dont les malades sortent très affaiblis d’un point de vue physique autant que psychique. De même, ils ont isolé les malades porteurs d’autres pathologies qui pouvaient les exclure de l’accès à la réanimation, pour les mêmes raisons de fragilité : atteintes cardiaques, vasculaires, maladies rénales sévères, cancers, etc.

Mais même en excluant tous ces critères, la surmortalité des malades avec des antécédents psychiatriques persiste, tout comme leur moindre accès aux soins intensifs.

Les chercheurs parviennent ainsi à contredire les arguments généralement avancés pour justifier la surmortalité de ces malades, à savoir « un profil de vulnérabilité assez important, soit parce qu’ils ont un âge important pour ceux qui ont une démence, soit parce qu’ils ont des comorbidités importantes en raison de leur mode de vie (addictions, surpoids) qui les rendent plus fragiles face au Covid, explique le docteur Schwarzinger. Or notre étude montre que ces fragilités ne suffisent pas à expliquer la surmortalité qu’on observe ».

Pour les auteurs de l’étude, ces résultats révèlent « une possible discrimination » envers ces malades.

Discriminations et comorbidités
« Ces phénomènes sont frappants et choquants en période de pandémie, car il s’agit de vie ou de mort, mais c’est tout au long de leur vie que [ces patients] ont moins accès aux soins », alerte la chercheuse en santé publique Coralie Gandré.

Elle est notamment l’autrice de la première étude française, publiée en 2018, sur l’espérance de vie des personnes atteintes de troubles psychiques sévères : les hommes meurent seize ans plus jeunes et les femmes treize ans plus jeunes qu’en population générale.

Déjà en 2011, l’OMS rapportait que, dans les pays occidentaux, entre « 35 à 50 % des personnes souffrant de troubles psychiatriques ne bénéfici[ai]ent d’aucun traitement ». En 2023 et depuis les années 1990, plusieurs études internationales (ici et là) font également état de stigmatisation intériorisée – ou « autodiscrimination » – chez les patients schizophrènes et bipolaires, le plus souvent due à la vision même que la société porte sur cette population minoritaire, menant à une mise en retrait des services de santé.

Et même s’ils sont suivis en psychiatrie, leur santé somatique, celle de leur corps, est souvent négligée : ils sont bien plus touchés par des maladies cardiovasculaires ou d’obésité, consomment plus de tabac et d’alcool, comme le rappelle cette étude qui listait, en avril 2020, des comorbidités qui les rendent fragiles face au Covid. En 2015, la Fédération française de psychiatrie constatait une méconnaissance chez les médecins généralistes et spécialistes des intrications entre troubles psychiques et physiques.

« Leur côté psy fait obstacle à l’examen clinique. Examiner ces patients exige du temps, or une consultation chez un médecin généraliste dure quatorze minutes », confirme Bruno Caron, psychiatre au centre hospitalier Alpes-Isère, près de Grenoble (Isère).

« Ils prennent aussi de nombreux médicaments - neuroleptiques, antidépresseurs – qui ont des effets secondaires, notamment cardiaques, qui dégradent encore leur état de santé », poursuit le docteur Caron.

Pour Olivier Joannes-Boyau, chef du pôle anesthésie-réanimation au CHU de Bordeaux (Gironde), leurs médicaments pourraient même expliquer les réticences des médecins à les admettre en réanimation : « Il peut y avoir des interactions avec les médicaments utilisés en réanimation, notamment les hypnotiques, et cela peut être à l’origine de complications. »

Le réanimateur le reconnaît volontiers : « Dans une grande crise, ce sont les populations les plus fragiles qui souffrent le plus. »

Un caillou dans la chaussure

La fragilité de ces malades s’explique aussi par leur isolement : « La maladie mentale attaque le lien social : ces patients vivent souvent seuls, sont éloignés de leurs familles. Il n’y a personne pour les défendre », explique le psychiatre Bruno Caron.

Une solitude qui se dessinerait jusque dans les couloirs des services hospitaliers débordés pendant la pandémie, abonde le docteur Schwarzinger : « Quand vous êtes réanimateur et que vous avez deux patients, celui qui a de la famille pour le soutenir et celui qui n’en a pas, et que vous n’avez qu’un respirateur, vous allez choisir malgré vous celui qui est entouré. »

Au-delà de la crise du Covid, ces malades sont négligés au quotidien, en commençant par les urgences qui « gèrent un flux de patients de plus en plus important, manquent de lits, rappelle le psychiatre Bruno Caron. Leur priorité est donc de faire sortir les patients. Ces patients agités, délirants, qui exigent du temps et de l’écoute, sont un caillou dans leur chaussure. Ils sont discriminés parce qu’on ne sait pas où les caser ».

Coralie Gandré estime que « ce sont des patients qui font peur aux soignants, car ils n’ont pas été formés ni sensibilisés à la maladie psychiatrique ».

« À force de mettre les soignants dans des situations impossibles, ils finissent par ne plus être en capacité de respecter leurs valeurs eux-mêmes, explique le docteur Schwarzinger. Dans les conditions actuelles de paupérisation de l’hôpital, les soignants n’ont plus le temps de faire leur métier dans des conditions acceptables. »

Jade Bourgery et Caroline Coq-Chodorge