Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Les personnes mortes du Covid seraient-elles de toute façon décédées ?

Avril 2021, par Info santé sécu social

Les personnes mortes du Covid seraient-elles de toute façon décédées ?

PAR ROZENN LE SAINT

L’argument revient souvent : si l’élément déclencheur du Covid-19 n’avait pas emporté ces Français plus vieux, plus faibles, une autre maladie s’en serait chargée dans le même temps. Mediapart démêle le vrai du faux des spéculations avec ou sans fondement, à la lumière d’une science, la démographie.

Les chiffres, même les plus macabres, ont tôt fait d’être manipulés. Le camp « rassuriste » a scruté de près le nombre des décès à l’été 2020. Il voyait dans le Covid-19 une épidémie pas si exceptionnelle, comparable à une grosse grippe. Mi-octobre 2020, alors que la circulation du virus était en pleine expansion, Didier Raoult, directeur de l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée infection à Marseille, assurait à Mediapart : « Vous allez voir que l’espérance de vie ne va pas diminuer en 2020 car ceux qui sont morts du Covid-19 cette année ont les mêmes profils que ceux qui sont décédés de surinfections à un rhinovirus ou autres en 2019. »

La deuxième vague a déferlé, suivie d’un long plateau meurtrier et, ensuite, d’une troisième vague. Au point d’atteindre en France, au 13 avril, près de 100 000 morts imputés au Covid-19, selon Santé publique France.

Paradoxalement, à mesure que le funeste compteur a continué de monter, l’importance donnée à chaque décès, elle, semble avoir diminué. Jérôme Salomon, directeur général de la santé, annonçait quotidiennement le nombre de décès liés au Covid-19 pendant le premier confinement. Aujourd’hui, le numéro 2 du ministère de la santé, surnommé « le croque-mort » avenue de Ségur, a presque disparu des écrans.

Baisse historique d’une demi-année d’espérance de vie en 2020
En réalité, les Français ont perdu une demi-année d’espérance de vie en 2020, alors que les années précédentes, ils gagnaient environ un quart d’année. Or « l’espérance de vie est un indice très stable. Elle a augmenté quasiment sans discontinuité depuis la Seconde Guerre mondiale et encore plus clairement après les ravages du tabagisme des années 1970. En 2020, c’est la plus grande baisse enregistrée depuis 1945. En cela, le Covid-19 constitue un événement inédit, d’autant que cette diminution a eu lieu malgré tous les mécanismes de prévention mis en place », met en perspective Michel Guillot, spécialiste de la mortalité à l’Institut national d’études démographiques (Ined).

« Après la première vague en 2020, il était permis de penser qu’il y aurait moins de décès pendant la deuxième partie de l’année, le Covid-19 ayant accéléré la mort des plus vulnérables. On a observé cet “effet moisson” en 2003. L’espérance de vie aurait même pu continuer d’augmenter, cela a été le cas après la canicule pour les hommes. La deuxième vague de Covid-19 puis le fait que l’épidémie perdure ont tout changé », estime Michel Guillot.

Confronté à ses prédictions inexactes, Didier Raoult rétorque aujourd’hui que, selon lui, « il n’y a pas de deuxième ni de troisième vague. Il s’agit à chaque fois de maladies différentes ». Les symptômes du Covid-19 selon les variants du Sars-CoV-2 sont pourtant sensiblement les mêmes.

Près de 80 % des personnes mortes du Covid-19 avaient plus de 75 ans
Quoi qu’il en soit, « il n’y a pas eu de surmortalité chez les gens de moins de 65 ans au global. La hausse est notable seulement chez les plus de 75 ans », assure le directeur de l’IHU de Marseille. En réalité, « aucune hausse significative n’est effectivement observée en dessous de 50 ans sur l’année 2020 mais à partir de cet âge, il y a une très faible hausse liée à l’excédent de leurs décès au moment des pics épidémiques. Cela s’accentue vraiment à partir de 70 ans », reconnaît Michel Guillot.

80 % des personnes mortes du Covid-19 en 2020 avaient plus de 75 ans, selon Santé publique France. Par définition, les personnes âgées meurent davantage en général. Finalement, elles ont été les premières victimes de l’épidémie de Covid-19, « mais à peine plus que pour les autres causes de mortalité », selon France Meslé, directrice de recherche à l’Ined.

Dans son bulletin épidémiologique du 18 mars 2021, Santé publique France relève : « On observe en particulier une tendance à la hausse de la proportion d’hospitalisations et d’admissions en services de soins critiques chez les jeunes adultes. » Deux hypothèses pour l’expliquer : l’effet de la priorisation de la vaccination pour la population âgée ou celui, potentiel, de la circulation des nouveaux variants.

En revanche, pour l’heure, et en dépit de l’augmentation du nombre de jeunes en réanimation, aucune incidence sur la mortalité n’a été observée chez eux : il est vrai qu’il existe toujours un délai entre l’hospitalisation et l’issue fatale, et qu’on en saura plus prochainement.

9 % de décès supplémentaires enregistrés en 2020
Malgré l’augmentation quotidienne des morts du Covid-19, un argument revient quand même, comme une ritournelle. Les personnes qui ont succombé au coronavirus seraient de toute façon décédées. L’étude des populations humaines par les statistiques et les chiffres qui en découlent nous éclaire. Notamment celle de France Meslé et Gilles Pison, chercheurs à l’Ined. Elle a été reprise de tous bords.

Un paragraphe, en particulier, a retenu l’attention. « Les décès par Covid-19 ont frappé en partie des personnes fragiles souffrant d’autres maladies. Une fraction d’entre elles seraient de toute façon décédées en 2020, même en l’absence d’épidémie de Covid-19. On aurait alors attribué leur décès à une autre cause (diabète, maladie cardiovasculaire, insuffisance respiratoire chronique, etc.) », écrivent les chercheurs en mars 2021.

Cela paraît logique et irréfutable qu’une partie des personnes vulnérables souffrant de ces maladies seraient de toute façon mortes en 2020 puisque les plus à risque de développer une forme grave de Covid-19 sont surtout les plus âgées, puis celles touchées par une maladie chronique comme le diabète ou l’hypertension.

« C’est vrai pour une toute petite proportion des morts du Covid-19, réagit Michel Guillot. Parmi les ressorts du complotisme, il y a le fait d’utiliser des éléments véridiques et de les amplifier en faisant croire qu’on veut nous cacher quelque chose, mais les chiffres sont là, il n’y a absolument aucun doute. La surmortalité liée au Covid-19 est historique. »

Environ 55 000 décès supplémentaires, toutes causes confondues, ont été enregistrés par l’Insee par rapport à 2019. Cela revient à une hausse de 9 %.

Certes, « il est possible que pour des personnes vulnérables, l’arrivée du Covid-19 ait accéléré la survenue d’une insuffisance cardiaque, par exemple si le patient avait déjà des comorbidités. Le Covid-19 a alors précipité le décès qui aurait pu arriver prochainement du fait des facteurs de risque et le coronavirus a constitué une cause immédiate », explique France Meslé.

42 000 décès attribués au Covid-19 en 2020
Impossible d’évaluer combien de Français précisément seraient de toute façon morts en 2020 tant que l’Inserm n’aura pas publié, au mieux en décembre 2021 selon l’institut, le bilan des défunts selon les causes médicales, pour le comparer avec ceux des années précédentes.

En revanche, les démographes parviennent à estimer combien, parmi ces morts en plus enregistrées l’an passé par rapport à 2019, peuvent être directement attribuées au Covid-19. En l’occurrence, 42 000 pour l’année 2020, selon France Meslé et Gilles Pison.

« Ce chiffre de 42 000 morts devrait suffire pour répondre à ceux qui minimisent les conséquences de l’épidémie. C’est historique », défend France Meslé, membre de l’unité de recherche mortalité, santé, épidémiologie de l’Ined.

Pour parvenir à ce résultat, les chercheurs ont pris en compte le vieillissement de la population et la mort dite « naturelle » des anciens chaque année plus importante du fait de la pyramide des âges en France. 13 000 morts supplémentaires étaient attendus en 2020, selon les estimations des deux démographes. Ce sont autant de décès à défalquer du décompte de la surmortalité enregistrée en 2020.

« Le bilan devra être dressé sur 2020 et 2021, compte tenu de la persistance de l’épidémie. Un bilan d’avril 2020 à avril 2021 serait encore plus conséquent », précise Gilles Pison, également démographe au Muséum national d’histoire naturelle.

Dans un autre genre, la canicule de 2003 avait aussi accéléré les décès des personnes âgées, mais dans une moindre mesure : 15 000 étaient mortes entre le 1er et le 24 août 2003, emportées par la vague de chaleur. Soit 12 000 de moins que pour celle de Covid-19 qui s’est abattue sur la France au printemps 2020.

Comment expliquer la différence entre ces 42 000 morts du Covid-19 estimés par les démographes et les 65 000 décès du Covid-19 recensés par Santé publique France en 2020 ? Ces chiffres de 65 000 morts en 2020 et de près de 100 000 morts au 13 avril correspondent aux remontées des décès survenus à l’hôpital, dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et établissements médico-sociaux attribués au Covid-19.

Les décès attribués au Covid-19 ont-ils été gonflés en France ? « Beaucoup de pays ont été assez conservateurs dans leur comptage des morts du Covid-19, avec une reconnaissance en cas de test positif uniquement, ce qui a conduit à des sous-estimations. En France, il y a pu y avoir des décès présumés dus au coronavirus quand des tests ne pouvaient être réalisés », compare Michel Guillot.

« Il est possible qu’une petite partie de ces décès aient été assez systématiquement étiquetés Covid-19 dans les Ehpad, surtout en début d’épidémie, quand les tests de dépistage n’étaient pas généralisés. Lorsqu’un résident positif au Covid-19 décédait, les suivants étaient souvent catalogués morts du Covid-19 sans qu’on en ait la certitude absolue. En revanche, c’est peu probable à l’hôpital. Un système ad hoc a été mis en place et, entre les tests PCR et les IRM, il y a peu de marge d’erreur », estime France Meslé.

À l’inverse, ces 65 000 morts ne prennent pas en compte les disparus du Covid-19 à domicile. Les deux chercheurs estiment pourtant qu’ils représentent 5 % du total des décès liés à la pandémie, en s’appuyant sur différentes études menées à l’international, ce qui amène le nombre de décédés du Covid-19 à 68 000 dans leur démonstration.

14 000 décès en France les derniers hivers de grippe saisonnière sévère
Surtout, France Meslé et Gilles Pison expliquent cet écart par le recul d’autres causes de décès, qui explique que la surmortalité globale enregistrée en 2020 a été moindre que ce qu’elle aurait pu être, car minorée par les morts hors cause Covid-19.

D’abord, nous avons appris les gestes barrières, qui ont protégé d’autres maladies infectieuses, telles que des gastro-entérites ou des pathologies respiratoires comme la grippe saisonnière. Celle-ci avait été moins sévère que les années précédentes durant l’hiver 2019-2020, déjà. Elle a emporté 3 700 vies, alors que les hivers précédents, elle avait été beaucoup plus meurtrière.

Il est possible que sur les deux premiers mois de l’année 2020, des morts aient été attribuées à la grippe saisonnière alors que le coronavirus était sûrement en cause, puisqu’il serait apparu en France dès l’automne 2019. L’inverse est cependant également possible.

Durant l’hiver 2020-2021, la grippe n’a pas franchi le seuil épidémique redouté chaque année. « Cela montre que les mesures de distanciation sociale fonctionnent pour la grippe, une maladie extrêmement évitable, entre le vaccin et les gestes barrières », appuie Michel Guillot. L’hiver 2018-2019, elle a entraîné la mort de 8 000 Français, et de 14 000 chaque hiver, en 2017-2018 et 2016-2017.

« Avec le recul, en termes de gravité, la première vague de Covid-19 n’était pas quelque chose d’absolument anormal, mais le fait qu’il y ait eu plusieurs vagues fait qu’il n’y a rien eu de pareil dernièrement. Il faut remonter à 1918-1919 avec la grippe espagnole pour retrouver une épidémie de forte ampleur », analyse aussi Hervé Le Bras, historien et démographe, directeur d’études à l’EHESS et à l’Ined.

« La surmortalité de la vague d’automne est sensiblement supérieure, même en se limitant aux décès survenus en 2020. Le pic est moins haut, mais plus étalé. Le bilan total incluant les décès de 2021 s’annonce déjà beaucoup plus important que ceux des épidémies de grippe des dernières années », comparent France Meslé et Gilles Pison dans cet article publié sur The Conversation.

L’Insee a enregistré 27 000 décès supplémentaires entre le 10 mars et le 8 mai 2020 par rapport à la même période en 2019. La persistance de l’épidémie presque sans discontinuer pendant plus d’un an montre que la « grippette » évoquée à l’apparition du Covid-19 n’en était clairement pas une.

Les morts évitées du premier confinement
Par ailleurs, paradoxalement, la pandémie a évité des morts d’autres causes encore, ou plutôt les confinements, surtout le premier, qui a mis le pays à l’arrêt. Sans quoi la surmortalité hors cause Covid-19 aurait été plus importante en 2020.

Parmi les décès indirectement éludés, quelques centaines liées aux accidents routiers. L’année 2020 enregistre une baisse exceptionnelle de 700 morts de la route par rapport à 2019, selon les estimations de l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière.

Pour les autres causes de mortalité, il faut donc attendre le décompte de l’Inserm. L’évolution du nombre du suicides sera examinée de près. « Étrangement, en temps de guerre, le nombre de suicides baisse fortement, les gens sont focalisés sur autre chose que leur propre mal-être. Finalement, tout le monde s’est reposé de force pendant le premier confinement, cela n’est donc pas dit que le nombre de suicides ait augmenté pendant cette période. En revanche, depuis, cela a pu sensiblement s’amplifier », explique le démographe Michel Guillot.

Le premier confinement pourrait aussi avoir épargné des morts liées à l’alcool. « L’alcoolisme à la maison existe bien sûr mais les comas éthyliques et autres accidents liés à une consommation excessive d’alcool comme les noyades se passent surtout à l’extérieur. Idem pour les drogues, avec un accès limité pendant le premier confinement, mais le bilan pourrait très bien s’inverser avec une augmentation des consommations possible le reste de l’année », analyse le chercheur.

Par ailleurs, le premier confinement a limité la circulation du virus, et donc le nombre de victimes du Covid. Une étude menée par des chercheurs de l’École des hautes études en santé publique d’avril 2020 montre qu’un mois de confinement aurait permis d’éviter jusqu’à 60 000 morts.

Aux États-Unis, l’espérance de vie a diminué d’un an rien qu’au premier semestre 2020. « La mortalité a été particulièrement importante dans les pays qui n’ont pas pris de mesures strictes au printemps 2020, comme les États-Unis, le Brésil ou l’Angleterre », analyse Michel Guillot.

Les pays qui enregistrent le plus de morts liées au Covid-19 sont les États-Unis, le Brésil, le Mexique, l’Inde et le Royaume-Uni. Toutefois, « il est compliqué d’évaluer l’impact du confinement car de nombreux facteurs entrent en jeu, comme l’état de santé de la population, la qualité de l’infrastructure hospitalière, le système d’assurance… Surtout, le plus important est l’âge », estime le démographe.

Enfin, la surmortalité en 2020 est le reflet d’inégalités sociales profondes. « En France, les immigrés ont été davantage exposés, notamment les travailleurs de première ligne. Les facteurs de risque et des prises en charge médicales différentes peuvent aussi entrer en compte », souligne Michel Guillot.

Pendant le premier confinement, les décès des personnes nées à l’étranger ont augmenté de 48 % par rapport à la même période en 2019, selon l’Insee, contre 22 % pour les habitants nés en France. Et il est encore trop tôt pour avoir une visibilité claire de la surmortalité que laisse augurer la troisième vague qui submerge la France