L’hôpital

Médiapart - Les quarts d’heure malvenus de l’hôpital de Saint-Girons

Avril 2020, par Info santé sécu social

18 AVRIL 2020 PAR EMMANUEL RIONDÉ

La direction de l’hôpital de Saint-Girons en Ariège vient d’instaurer une nouvelle organisation horaire. La CGT et le personnel dénoncent un passage en force au moment où toutes les énergies hospitalières sont mobilisées sur le coronavirus. La justice pourrait leur donner raison.

« Les agents ne comptent pas leurs heures, mais la direction, elle, compte nos minutes. » La colère « sourde et froide » d’Arnaud Sevin, secrétaire du syndicat CGT du Centre hopitalier d’Ariège Couserans (CHAC) à Saint-Girons, ne retombe pas. Le 9 avril, la direction de l’hôpital a informé qu’une pause méridienne de 20 minutes serait désormais décomptée du temps de travail de tous les agents travaillant huit heures par jour. Pour cette « mise à jour », « le logiciel Agiletime sera arrêté de 12 heures à 14 heures » prévient un courriel envoyé à l’encadrement, indiquant que « les codes affectation d’une durée de huit heures seront tous modifiés, leur durée passe à 7 heures 40 ».

Une annonce qui passe mal auprès des employés de cet hôpital de 439 lits, implanté en zone rurale et employant 70 médecins, non concernés par cette réorganisation horaire, et environ 900 agents « paramédicaux » – infirmières, aides-soignantes (AS) et agents des services hospitaliers (ASH). Vendredi 10 avril, dans une « lettre ouverte aux autorités de l’État et sanitaires », le syndicat CGT du CHAC souligne qu’« alors que les hospitaliers sont au front sur tout le territoire national pour combattre et lutter contre le Covid-19, […] [notre] direction continue et profite de la période pour appliquer les plans d’économies et dégrader les conditions de travail, déjà fortement impactées par toutes les mesures d’austérité et de régression sociale mises en œuvre depuis des années ».

Dans un communiqué de presse publié jeudi 16 avril au soir, la direction du CHAC, qui n’a pas répondu directement à nos sollicitations, parle d’une « démarche entamée de longue date […] visant le retour à la norme réglementaire de la gestion du temps de travail » et défend le « droit à la récupération au titre de la réduction du temps de travail ». Ce que conteste Sandrine*, infirmière mobilisée avec d’autres personnels du CHAC non syndiqués. « Ils vendent le truc en nous disant qu’on doit pouvoir se reposer, mais la réalité c’est qu’en psychiatrie où je travaille, une personne qui part vingt minutes ou une demi-heure laisse l’équipe en sous-effectif, ce qui peut être dangereux. Il est clair que personne ne pourra vraiment prendre cette pause », explique-t-elle. Légalement, durant les temps de pause, les employés ne sont pas à la disposition de leur employeur… ni des patients. « Cela déstabilise les équipes et il y a déjà eu des déclarations d’évènement indésirable d’agents disant qu’ils ne peuvent pas la prendre », assure Arnaud Sevin. Pour Sandrine, « en réalité, en nous imposant ces pauses de vingt minutes, ils les cumulent pour nous faire bosser plus longtemps ».

De fait, la réorganisation horaire imposée par la direction relève d’une tactique éprouvée qui permet, en annualisant, de rabioter les jours de RTT et d’« économiser » des postes et des sous. Au CHAC, un accord local signé en 2002 entre la direction, la CGT et FO donne 19 jours de RTT et 6 à 7 jours de dépassement de l’horaire (DH) aux agents. L’instauration de la pause méridienne obligatoire – qui pourrait monter à une demi-heure pour les postes de 12 heures – permet potentiellement à la direction de « récupérer » ces DH en faisant revenir chaque agent autour de 50 heures de plus par an, à son poste de travail, à salaire constant. À très gros trait, en multipliant par neuf cents agents, et en divisant le tout par 1 607 heures, la durée légale du temps de travail de la fonction hospitalière, on obtient quelques économies substantielles, autour d’une trentaine d’équivalents temps-plein (ETP). « C’est un simple calcul mathématique, une politique d’austérité basique, dans laquelle la prise en charge des patients et les conditions de travail des soignants sont reléguées au second plan », gronde le syndicaliste, dénonçant la « casse » de l’accord de 2002 par une direction qui, selon lui, avait promis de ne pas y toucher, à son arrivée en janvier 2019.

Menée par Jean-Claude Thieule, ex-DRH au centre hospitalier de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), la direction actuelle s’adosse à un rapport de la chambre régionale des comptes de mars 2019 demandant au CHAC de faire des économies. Et elle s’inspire d’un audit commandé par l’ARS, réalisé par la société de conseil ACE Santé et rendu en décembre 2017. Dans le document final, seulement diffusé auprès des personnels d’encadrement et médecins-chefs de pôles du CHAC, mais que Mediapart a pu consulter, il est noté que « le calcul de l’impact de la modification du décompte du temps de travail […] affiné avec l’encadrement supérieur », permettrait de « gagner 33,46 ETP et d’économiser 1 338 400 euros. » Entre deux « diagnostics capacitaires » et une « finalisation de la trajectoire financière », il est par ailleurs proposé, pour « revenir à la norme et avancer sereinement malgré une situation sociale tendue » de « ne pas engager la discussion avec les représentants du personnel sur les modalités de rédaction de l’accord » et d’« abroger l’ancien accord local et présenter le nouvel accord dans le même temps ». Tel est le « parti pris méthodologique » conseillé à l’époque et que la direction actuelle semble suivre avec application…

Un « passage en force » dont elle n’est pas certaine de sortir gagnante. En décembre, la direction a en effet demandé un avis sur l’instauration de cette pause méridienne au CHSCT. Celui-ci a fait savoir qu’il souhaitait une expertise en amont pour calculer l’impact de la mesure sur les conditions de travail. Mais la direction a choisi de contester cette délibération devant le tribunal de grande instance (TGI) de Foix, qui doit désormais valider cette demande d’expertise ou débouter le CHSCT. Contraint par le confinement, le tribunal n’a pas encore livré son verdict, espéré fin mai. Sauf qu’entre-temps, la direction du CHAC a donc imposé sa réorganisation horaire dès le 9 avril, avec effet rétroactif au 1er janvier.

« La direction s’est piégée toute seule, s’étonne un responsable syndical FO, également inspecteur du travail et bon connaisseur du milieu hospitalier, joint par Mediapart. Elle aurait très bien pu considérer que cette expertise n’avait pas lieu d’être et mettre la réforme en place sans tenir compte de la recommandation du CHSCT. Auquel cas, il aurait incombé à ce dernier, s’il le souhaitait, d’aller au TGI, ce qui n’aurait pas impliqué la suspension de la réforme. Mais en allant elle-même contester devant la justice la nécessité d’une expertise, la direction a inversé le problème : elle ne peut pas à la fois saisir le tribunal et passer en force sans attendre la décision judiciaire. Cela est manifestement illégal et relève d’un coup de force contre les principes les plus élémentaires… »

Le 13 mars, lors d’une réunion exceptionnelle, le CHSCT du CHAC, face à « la situation de crise sanitaire inédite » a « préconisé que l’ensemble des projets en cours notamment ceux liés à l’accord local et aux nouvelles organisations soient suspendues jusqu’à nouvel ordre ». Le chef d’établissement a « juste fait savoir qu’il prenait note de notre demande », raconte Arnaud Sevin qui confie que la CGT a aussi attaqué la direction au tribunal administratif : « Dans cette histoire, les instances de représentation du personnel ont été complètement bafouées. Il n’y a eu aucune consultation, rien, zéro discussion. » De son côté, la direction fait valoir son « souci de respect du dialogue social » et assure que « le CHSCT est réuni de façon systématique, a minima une fois par semaine, afin de prendre connaissance des modalités actualisées de gestion de crise ».

Depuis le début de l’épidémie, l’Ariège est le second département d’Occitanie (après la Lozère) le moins touché. Le 15 avril, l’ARS recensait dix-huit hospitalisations en cours dont trois en réanimation, quinze retours à domicile et un seul décès. « À l’hôpital, nous n’avons que six patients Covid, explique Sandrine. Mais la situation est telle que tout le monde est concentré sur le coronavirus. En psychiatrie, on a dû se réorganiser de façon importante, avec un confinement très compliqué à mettre en place dans ce service. On s’est adapté, c’est difficile pour nos patients et cet effort pour suivre les recommandations a fatigué les personnels. Aujourd’hui, on a l’impression de donner beaucoup, mais de ne rien avoir en retour. »