La Sécurité sociale

Médiapart - Les services publics et la Sécu participent fortement à la baisse des inégalités

Mai 2021, par Info santé sécu social

27 MAI 2021 PAR ROMARIC GODIN

L’Insee publie une vision élargie de la redistribution en France, en intégrant les services publics et les effets des transferts dans les domaines de la santé et de l’éducation. Les résultats montrent un effet considérable de l’État social sur les inégalités.

L’Insee publie ce 27 mai un document d’ensemble sur les inégalités et les revenus. La plupart des données remontent à 2018, même si l’institut met en avant quelques données pour 2020 et les effets de la crise sanitaire. Sans surprise, on y trouve la confirmation que, malgré le soutien de l’État, « la crise aura un impact fort sur le revenu des plus modestes », selon la responsable de l’étude Valérie Albouy.

Mais un des points les plus novateurs de cette étude est la tentative faite par l’Insee d’établir un tableau d’ensemble de la redistribution en France. Classiquement, les statistiques de redistribution, celles qui sont produites usuellement par l’Institut, sont calculées en ajoutant aux revenus des ménages les transferts monétaires (prestations familiales, minima sociaux et prime d’activité) et en retranchant les prélèvements sociaux, l’impôt sur le revenu, la taxe d’habitation et l’impôt sur la fortune.

Ces éléments ne décrivent cependant qu’une partie de la réalité, ce qui se voit bien dans lesdites statistiques puisque les « gagnants » de cette redistribution sont assez réduits : ce sont les 30 % les plus pauvres, et dans des proportions très limitées, puisque les 10 % les plus pauvres ne gagnent que 3 900 euros par an, tandis que les 70 % les plus riches y perdraient.

Cette vision statistique n’est pas neutre politiquement. Elle permet clairement d’alimenter la vision d’un système de redistribution coûteux et assez inefficace. De là tout le discours habituel contre l’État-providence et la nécessité de le réformer. Mais cette présentation des revenus « après redistribution » ne rend compte que d’une partie de la réalité de l’État social. Ce dernier, et c’est même sa particularité au regard des formes de redistribution classiques, s’appuie sur des services collectifs mis au service du public. L’assurance-maladie est une part non négligeable de la Sécurité sociale.

Pourquoi, alors, intégrer une autre part de cette Sécurité sociale, les retraites, sans intégrer la santé ? Pourquoi exclure d’autres services comme l’éducation ? À l’inverse, pourquoi exclure des dépenses utilisées pour payer ces services la principale source de revenus de l’État, la TVA. La réponse est souvent simple : la difficulté à quantifier ces transferts.

L’équipe de l’Insee s’est cependant attachée à relever le défi pour donner une vision plus juste des phénomènes de redistribution dans notre pays pour l’année 2018. Elle a donc intégré dans les données les « transferts sociaux en nature » (santé, éducation, action sociale et logement, par exemple), mais aussi les « services publics non individualisables » comme la police, la défense ou la justice. À l’inverse, elle a intégré dans les coûts les taxes indirectes, dont la TVA et les impôts sur la production.

Évidemment, l’intégration des services publics non individualisables est la plus délicate statistiquement. On peut établir assez aisément le coût d’un élève à un niveau d’enseignement donné ou le montant des remboursements effectués par l’assurance-maladie. Mais comment mesurer le transfert lié à la justice ? Souvent, on fait une hypothèse que ces dépenses sont soit proportionnelles au revenu, autrement dit qu’elles n’ont aucun effet redistributif, soit qu’elles sont strictement égales pour toute la population. Mais ces hypothèses sont trop impressionnistes.

L’équipe de l’Insee a certes utilisé la deuxième de ces hypothèses pour les services non localisables comme la défense, mais pour 70 % des dépenses concernées, elle s’est appuyée sur des données géographiques décrivant l’accès à ces services. Cela permet de mieux rendre compte de la façon dont les populations bénéficient de ces services. La photographie de l’Insee est donc plus précise sur les phénomènes de redistribution.

Une fois toutes ces données intégrées, que voit-on ? Il faut remonter toute la chaîne des revenus pour le comprendre. Avant toute forme de redistribution, les inégalités sont très fortes en France. Les revenus des 10 % les plus riches sont alors treize fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. Selon les calculs usuels de transferts, ce ratio chute à sept fois. Mais en intégrant les transferts en nature et les services publics, les revenus des 10 % les plus riches ne sont que trois fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres.

Le résultat est donc spectaculaire. L’étude souligne combien « les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités ». Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts « en nature » représentent pour eux 1,7 fois la valeur des transferts monétaires et contribuent à 44 % de leur niveau de vie après transferts. Pour les 10 % les plus riches, ce dernier chiffre n’est que de 7 %. En euros, ces transferts représentent 12 600 euros par unité de consommation pour les 10 % les plus pauvres et 6 300 euros pour les 10 % les plus aisés. Ces transferts permettent ainsi de compenser l’aspect largement non redistributif des retraites, qui sont proportionnelles aux salaires de départ.

La santé et l’éducation sont donc les deux piliers de ces transferts. Les personnes les plus modestes sont aussi celles qui connaissent le plus de problèmes récurrents de santé, notamment en raison de leurs conditions de travail, et qui ont par conséquent recours plus souvent au système de santé. Face à un scénario où chacun devrait individuellement payer le prix de ses propres dépenses de santé, les plus pauvres bénéficient là d’un soutien majeur grâce à l’aspect redistributif et solidaire du système de Sécurité sociale.

Il en va de même de l’éducation. Contrairement à une idée reçue selon laquelle l’éducation publique profiterait davantage aux plus riches parce que leurs enfants ont des scolarités plus longues, l’étude montre que la réalité est beaucoup plus complexe. Certes, les 10 % les plus aisés perçoivent 11,9 % des dépenses d’éducation du supérieur, contre 7,4 % des dépenses du primaire et secondaire. Mais les 10 % les plus pauvres perçoivent 16,1 % des dépenses du supérieur et 14,6 % des dépenses du primaire et secondaire.

Globalement, les dépenses de ces deux premiers niveaux représentent 80 % de l’ensemble et sont fortement redistributives (ce qui n’est pas le cas des dépenses du supérieur qui profitent effectivement plus aux 20 % les plus riches qu’aux classes moyennes). Enfin, les allocations-logement sont également fortement redistributives : 44 % de ces dépenses sont destinées aux 10 % les plus pauvres.

Quant aux services publics non individualisables, ils profitent tant aux plus pauvres qu’aux plus aisés, dans la mesure où ces derniers se concentrent dans des zones urbaines où ces services sont les plus présents. Cela induit cependant aussi une fonction globalement redistributive.

La défense des services publics est aussi la défense des classes populaires

Autrement dit, les services publics et la Sécurité sociale au sens large ont une fonction puissante de lutte contre les inégalités que les statistiques habituelles perçoivent mal. Les auteurs estiment ainsi qu’en prenant en compte le régime de redistribution élargie, l’indice de Gini qui mesure le niveau d’inégalité (0 étant une égalité parfaite, 1 représentant toute la richesse possédée par une personne) passe à 0,18, contre 0,38 avant transferts et le 0,27 usuellement reconnu. Non seulement la réduction des inégalités est plus forte, mais elle est aussi plus large. Dans ce régime élargi, les 10 % les plus pauvres gagnent plus de 17 000 euros mensuels et 60 % de la population la plus modeste profite de ces transferts (contre 30 % dans le calcul traditionnel). Autrement dit, les services publics permettent de renforcer la solidarité : les bénéficiaires des transferts sont plus nombreux et les transferts plus importants.

Cette situation est d’autant plus remarquable que l’impact de la fiscalité est globalement négatif sur les inégalités si on intègre la TVA et les impôts sur la production. Ce sont ainsi bien les 10 % les plus pauvres qui contribuent le plus au regard de leurs revenus avant transferts. L’ensemble des prélèvements pour ce décile est de 68 % des revenus, principalement en raison de la fiscalité indirecte. À l’inverse, ce sont bien les 10 % les plus aisés qui, au total, contribuent le moins (53 % de leurs revenus avant transferts), quand bien même ils paient la part la plus élevée de l’impôt sur le revenu. La fiscalité a donc un effet antiredistributif qui contribue à creuser de 5 % les inégalités.

Cette étude est importante. Certes, il faudrait une vision historique et des éléments de comparaison internationale. Certes, elle devrait être élargie à d’autres services publics comme le transport. Mais le travail des équipes de l’Insee permet déjà de dénier toute pertinence aux discours et aux actes qui attaquent de front l’État social au nom du « ras-le-bol fiscal ». Il montre que le système de redistribution français passe par un État social fort et que cet État social permet d’amortir les effets d’une fiscalité profondément antiredistributive. Détruire les services publics pour réduire les impôts progressifs comme l’impôt sur le revenu revient à creuser deux fois les inégalités. C’est donc purement une politique de classe.

Cela confirme le caractère proprement antiredistributif de la politique des trois derniers quinquennats, qui ont profondément mis sous pression le service public (notamment, comme le rappelle la note récente du collectif Nos Services publics discutée ici, par la sous-traitance), tout en favorisant une politique fiscale réduisant tous les impôts progressifs (ISF, impôt sur le revenu, taxe sur les revenus du capital) au profit d’impôts proportionnels (CSG, flat tax sur les revenus du capital, maintien voire hausse des taux de TVA).

Il est donc urgent de souligner combien les politiques de « réforme de l’État » et de « bonne gestion » qui attaquent de front les services publics sont des politiques qui creusent les inégalités. Avant de faire adopter, comme le projette Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, une norme de dépenses publiques qui déconnectera les moyens des services publics des besoins, il serait indispensable de pouvoir projeter l’impact de cette norme sur les inégalités via les transferts en nature et les transferts propres aux services publics. Cet effet devrait intégrer les études d’impact des lois budgétaires, ce que le travail de l’Insee rend possible de façon précise.

Globalement, c’est bien l’utilité et l’efficacité sociales des services publics et de la Sécurité sociale qui sont soulignées par cette étude. La tension principale réside sans doute dans le fait que cette redistribution ne s’appuie pas sur une fiscalité juste. C’est ici que se situe la clé pour comprendre le « ras-le-bol fiscal ». À mesure que les services publics se dégradent, les classes moyennes et pauvres ont le sentiment de payer beaucoup pour avoir de moins en moins. Les plus riches, eux, reçoivent moins de transferts, mais préservent une partie croissante de leurs revenus. C’est probablement dans cette tension qu’il faut comprendre la crise des « gilets jaunes ».

Plus largement, cette étude invite à comprendre que, derrière la défense des services publics et de leur capacité d’action, il n’y a pas des combats corporatistes ou rétrogrades, mais bien une part essentielle de la lutte des classes. L’austérité et la réforme néolibérale de l’État sont donc bien des formes de cette lutte.