Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Lucie Guimier : « A travers le mouvement anti-vaccins s’exprime une défiance envers l’Etat »

Novembre 2020, par Info santé sécu social

27 NOVEMBRE 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

De nombreux Français sont sceptiques ou hostiles à une vaccination contre le Covid. Entretien avec la géographe Lucie Guimier, spécialisée en santé publique.

Lucie Guimier est géographe spécialisée en santé publique, chercheuse associée à l’Institut français de géopolitique. Elle a étudié la cartographie de l’épidémie de rougeole, qui a été sévère en France entre 2008 et 2012, et qui a débuté dans les milieux catholiques intégristes, avant de se diffuser sur le territoire, en particulier dans le Sud-Est, où le sentiment anti-vaccinal est plus ancré, en particulier parmi les militants écologistes.

Le mouvement anti-vaccination est donc très présent aux deux extrémités du spectre politique, qui partagent une défiance semblable vis-à-vis de l’État, et de fortes revendications à la liberté individuelle. Selon elle, des dynamiques semblables sont à l’œuvre aujourd’hui dans la crise du Covid-19, alors que se prépare une nouvelle campagne de vaccination massive.

Au niveau géographique, le Sud-Est, avec Marseille en tête, lui paraît être un territoire particulièrement favorable au scepticisme vis-à-vis de ce nouveau vaccin.

L’État devrait, selon elle, retenir les erreurs des dernières grandes campagnes vaccinales, contre l’hépatite B, ou la grippe A (H1N1) : il doit éviter les postures paternalistes, ne pas avoir recours à l’obligation, être transparent sur la sécurité des vaccins et leurs effets indésirables, et impliquer les professionnels de santé dans le débat comme dans l’organisation de la campagne.

Vous venez de publier une tribune dans Le Monde, où vous vous inquiétez d’une progression du sentiment anti-vaccination dans le sud de la France. Pour quelles raisons ?

Lucie Guimier  : Pendant la crise du Covid, il y a eu des paroles scientifiques contradictoires et clivantes. On a assisté à la médiatisation de personnalités qui semblaient plus soucieuses de leur ego que de la santé publique. On ne sait plus qui croire, on doit exercer notre sens critique, y compris vis-à-vis de professeurs de médecine reconnus, c’est troublant. Selon une récente étude de la fondation Jean Jaurès, la confiance des Français envers les scientifiques a baissé de plus de vingt points entre le début de l’épidémie et le mois d’octobre, ce qui est une conséquence directe de ce contexte.

Le professeur Didier Raoult, qui est l’une de ces figures, a déjà dit qu’il ne croyait pas dans l’arrivée prochaine des vaccins, que c’était de « la science-fiction ». Ses positions contre l’État et contre Paris ont aussi réactivé une supposée tension entre Paris et Marseille, qui a été utilisée par des élus de tous bords, du président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, à la maire de Marseille Michèle Rubirola. À cette occasion, la sénatrice de Marseille Samia Ghali a d’ores et déjà exprimé une position anti-vaccins. Ils jouent sur une corde sensible, celle de la rébellion d’un territoire contre l’État. C’est un discours très proche de celui des anti-vaccins, qui affirment aussi une résistance au pouvoir.

Votre premier travail de géographe sur les vaccins est une étude cartographique, puis de terrain, sur l’épidémie de rougeole qui a sévi entre 2008 et 2012. Le clivage nord-sud apparaît déjà.

J’ai consacré ma thèse à la géopolitique du refus vaccinal en France, à partir de cette épidémie de rougeole. Il y a eu, pendant cette période, 24 000 cas de rougeole, et 14 décès, qui sont des décès évitables. Au pic de l’épidémie, au printemps 2011, il y avait près de 200 admissions aux urgences par semaine. Le vaccin de la rougeole a été généralisé chez les enfants dans les années 1980. C’est un vaccin ancien, sur lequel il y a beaucoup de recul, efficace à 95 %. Mais une partie des trentenaires ont été mal vaccinés, avec une seule dose au lieu de deux. Et le taux de vaccination des enfants contre la rougeole, qui n’était alors pas obligatoire, était en baisse, d’une manière inquiétante. En 2008, le taux de vaccination des enfants contre la rougeole était de 89 %. En Suède ou en Finlande, où 99 % des enfants sont vaccinés, la rougeole est éliminée.

La rougeole est l’un des virus les plus contagieux : son nombre « R » de reproduction est compris entre 15 et 20, c’est-à-dire qu’en moyenne une personne contamine entre 15 et 20 personnes. Pour stopper la circulation du virus de la rougeole, la couverture vaccinale doit donc être très élevée.

J’ai voulu étudier la cartographie de l’épidémie, pour identifier les territoires les plus touchés. Cela a été très difficile d’obtenir des données fines, plus précises que les données départementales. La cartographie de données de santé à une échelle fine est primordiale pour comprendre des phénomènes sanitaires, mais il y a beaucoup de pouvoir derrière les cartes. Elles peuvent mettre en cause des responsabilités politiques ou impliquer des lieux de contamination facilement identifiables, comme des écoles. C’est le cas avec cette épidémie de rougeole.

Les premières enquêtes épidémiologiques de l’Institut national de veille sanitaire (aujourd’hui Santé publique France) désignaient, comme origine de l’épidémie en France, deux établissements scolaires, l’un dans le Nord-Pas-de-Calais, l’autre en Bourgogne. Ces deux établissements avaient deux points en commun : ils accueillaient des membres d’une même fratrie et ils appartiennent à la Fraternité Saint-Pie-X, une organisation catholique intégriste. Le patient zéro a été identifié : c’est un adolescent qui a rendu visite à un cousin en Autriche, lui aussi scolarisé dans un établissement de cette organisation.

Dans les deux établissements français, la couverture vaccinale des élèves contre la rougeole était très faible : 26 % des élèves avaient reçu les deux doses des vaccins dans l’école de Bourgogne, réservée aux filles, et 44 % des élèves dans l’école du Nord-Pas-de-Calais, réservée aux garçons.

« Moi-même, j’ai besoin d’être convaincue »

Après le nord de la France, votre enquête vous a ensuite conduite dans le Sud-Est.

À la faveur des vacances d’été, des camps de vacances de la Fraternité Saint-Pie-X, l’épidémie de rougeole s’est diffusée sur tout le territoire, mais s’est particulièrement installée dans le sud-est de la France, où le virus a rencontré une population peu vaccinée. J’ai réalisé une enquête de terrain, en comparant deux départements, l’un peu touché, l’autre très touché, présentant une densité de population comparable : un canton de l’Ain, qui n’a connu que 2 cas dans l’année, et un canton du sud de l’Ardèche, très touché. J’ai réalisé 150 entretiens auprès de parents, dans chacun des deux cantons, au sein de cabinets de médecine générale. Pour éviter les biais, je n’ai pas choisi des cabinets de médecins homéopathes, souvent moins favorables à la vaccination.

Dans le sud de l’Ardèche, où la rougeole avait plus sévi, les parents vaccinaient moins leurs enfants. Et c’était d’autant plus le cas lorsque les enfants étaient scolarisés dans une école hors contrat proche de l’anthroposophie, ce courant ésotérique créé au début du XXe siècle par l’Autrichien Rudolf Steiner. Tous les parents que j’ai rencontrés et qui avaient scolarisé leurs enfants dans cette école avaient fait le choix de ne pas les vacciner, y compris contre la diphtérie, le tétanos et la polio, alors les seuls obligatoires. Ils s’étaient adressés à un médecin homéopathe situé dans le département voisin de la Drôme pour obtenir de faux certificats de vaccination. J’ai également rencontré un médecin de protection maternelle infantile hostile aux vaccins. Dans ce canton, il y a aussi certaines sages-femmes qui pratiquent l’accouchement à domicile et qui sont hostiles aux vaccins.

Quelle est votre analyse des ressorts de l’anti-vaccination ?

L’anti-vaccination s’inscrit dans un mode de vie, une manière de percevoir la société et de s’y inscrire. Dans le sud de l’Ardèche, les parents qui ne vaccinent pas leurs enfants sont des militants écologistes, plutôt à l’extrême gauche. Ils m’ont expliqué : « Dans ce milieu-là, si tu vaccines tes enfants, c’est que tu es faible. » Ils étaient conscients que la rougeole pouvait évoluer vers des formes graves. Mais à leurs yeux, ce sont les enfants faibles qui meurent de la rougeole. Eux ont confiance dans leur mode de vie, très marqué par la consommation de produits alternatifs et estampillés « naturels » qu’il s’agisse de leur santé ou de leur nourriture. Il y a chez ces parents de la radicalité et du militantisme. Pour ne pas être jugés, ils vivent entre eux. Mais ils assument leur choix et aiment partager leurs idéaux.

À l’inverse, la Fraternité Saint-Pie-X est très fermée : quand les foyers de rougeole sont apparus dans leurs établissements, des acteurs de santé publique ont tenté d’entrer contact avec eux, mais il n’y a pas eu de dialogue possible. Chez ces catholiques intégristes, le refus de la vaccination revient à placer sa confiance dans la volonté divine.

L’anti-vaccination est donc très politisée ?

On retrouve des anti-vaccins aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Le mouvement anti-vaccination n’est pas spontané, il est porté par des personnalités politiques ou scientifiques. Par exemple, à l’extrême droite, Christine Boutin, proche des milieux catholiques traditionalistes, a tenu à plusieurs reprises des discours sceptiques sur la vaccination, comme Marine Le Pen. À l’extrême gauche, parmi les militants écologistes, la députée européenne Michèle Rivasi s’illustre par son vaccino-scepticisme en prétendant alerter, depuis de nombreuses années, sur les risques des vaccins. La maire de Marseille Michèle Rubirola a dans le passé apporté son soutien à la pétition du médecin Henri Joyeux.

Ce chirurgien cancérologue, aujourd’hui à la retraite, est à l’origine d’une pétition en 2015 alertant sur les risques du vaccin hexavalent pour les enfants, incluant la vaccination contre l’hépatite B. Cette pétition a été signée par 1,1 million de personnes. De nombreux militants écologistes que j’ai rencontrés en Ardèche ont signé et relayé cette pétition. Ils étaient très surpris quand je leur apprenais que Henri Joyeux appartient aux milieux catholiques proches de l’extrême droite, est homophobe, hostile à la contraception et à l’avortement. Mais il a développé un discours sur la médecine alternative, pour limiter la prise de médicaments, qui a beaucoup séduit. Autour de lui gravitent de nombreux sites Internet, qui vendent des produits naturels, des livres sur la santé, organisent des conférences payantes.

Les professionnels de santé sont eux aussi touchés par le sentiment anti-vaccinal.

Oui, en particulier dans le Sud-Est, et dans une moindre mesure dans le sud-ouest de la France. Le sentiment anti-vaccinal chez les professionnels de santé s’est aussi nourri de campagnes ratées, comme la vaccination contre l’hépatite B, conduite par Philippe Douste-Blazy en 1994. À l’époque, il y a eu une controverse sur le lien entre ce vaccin et l’apparition de scléroses en plaques. Parmi les personnes qui affirmaient être victimes du vaccin, il y avait des infirmières. Cette méfiance à l’égard du vaccin était aussi liée au fait que cette vaccination a été rendue obligatoire pour les professionnels de santé.

La campagne massive de vaccination contre la grippe A (H1N1) en 2009 a également heurté les professionnels de santé. À l’époque, la vaccination a été organisée dans des centres de vaccination, et non dans des cabinets de médecine libérale ou des cabinets infirmiers. Le pouvoir politique s’est ainsi mis à dos les professionnels de santé et a perdu en crédibilité auprès d’eux.

Quand j’entends aujourd’hui des membres du gouvernement expliquer qu’ils comptent s’appuyer sur des influenceurs sur Internet pour promouvoir le vaccin, je suis dubitative. Il faut au contraire s’appuyer sur les professionnels de santé, les inclure dans le débat, car ce sont eux qui vaccinent. S’ils se sentent méprisés, les conséquences pourraient être terribles.

Le discours des autorités politiques ou scientifiques en faveur de la vaccination vous paraît-il toujours adapté ?

Aux sources de la défiance contre les vaccins, il y a un discours paternaliste qui a trop longtemps été porté par les autorités et qui élude le rapport bénéfice-risque du vaccin. Le bénéfice de la plupart des vaccins est certain, mais il y a aussi quelques risques, les événements indésirables, il faut en parler, sinon se dégage l’impression que l’industrie pharmaceutique tire les ficelles, avec le soutien de forces occultes.

Cette nouvelle campagne vaccinale risque-t-elle de raviver le sentiment anti-vaccinal ?

Pour l’instant, on ne peut pas dire beaucoup de choses sur ce vaccin, car on a seulement les annonces des laboratoires. On peut déjà s’interroger sur les études cliniques : sont-elles conduites sur un échantillon suffisant de population et sur une période assez longue pour repérer d’éventuels effets indésirables ? Moi-même, j’ai besoin d’être convaincue, même si je ne crois pas à des forces occultes qui tirent les ficelles ! Selon des sondages, près de la moitié des Français ne veulent pas se faire vacciner contre le Covid. Mais ce ne sont pas tous des anti-vaccins, ce scepticisme est lié au contexte actuel d’incertitudes à l’égard de ce vaccin. La proportion de militants anti-vaccins en France demeure limitée, entre 5 à 10 % de la population française. Les autres ont besoin d’être convaincus.

À travers le mouvement anti-vaccination s’exprime une défiance vis-à-vis de l’État. En France, depuis la Révolution, il y a une très forte attente vis-à-vis de l’État, et son corollaire, une très forte défiance. La vaccination, qui est prise en charge par l’assurance-maladie, est à mon sens une manifestation de l’État-providence, qui cherche à protéger les citoyens. Mais en réaction s’exprime la revendication des libertés individuelles, c’est là tout le paradoxe des Français.