La Sécurité sociale

Médiapart - Marins privés de Sécu : ils ont gagné, mais n’ont plus de salaire

Septembre 2016, par Info santé sécu social

Par Dan Israel

Depuis plus de 18 mois, deux matelots qui assuraient la liaison entre Saint-Malo et les îles Anglo-Normandes se battent pour avoir le droit à la Sécurité sociale et à la retraite. Le 1er janvier, ils auront gain de cause. Mais depuis le début du mois, leur employeur Condor Ferries a suspendu le paiement de leur salaire.

Leur voix a été entendue. Leurs arguments ont porté. Mais leur situation personnelle ne s’est pas améliorée, loin de là. Depuis plus de 18 mois, les marins Erwann F. et Sébastien C. dénoncent les conditions qu’impose à ses matelots Condor Ferries, la compagnie qui assure la liaison entre Saint-Malo et les îles Anglo-Normandes, Jersey et Guernesey. Comme Mediapart l’avait raconté en détail début 2015, les employés français de Condor Ferries résident en France, en partent et y reviennent tous les jours lorsqu’ils travaillent, et y payent leurs impôts. Mais jusqu’à présent, leur job ne leur a permis ni de bénéficier de la Sécurité sociale, ni de cotiser pour leur retraite. Et s’ils perdent leur travail, ils ne toucheront pas l’assurance chômage.

Une situation légale, et ahurissante. Mais elle appartiendra très bientôt au passé : grâce au combat des deux marins, et au relais assuré par la CGT et certains élus locaux, de tous bords confondus, les marins de Condor Ferries rejoindront le droit commun le 1er janvier 2017. Idem pour tous ceux qui pourraient se trouver dans leur situation, travaillant en France mais dépendant d’un employeur non européen, sur un bateau enregistré en dehors de l’Union européenne. À leur demande, ils pourront être assurés par l’Enim (Établissement national des invalides de la Marine), qui gère le régime d’assurance maladie et la retraite des « gens de mer ». C’est ce qu’a acté 3 en novembre dernier la loi de financement de la Sécurité sociale.

Une belle victoire ? Assurément, pour ces deux marins qui ont lutté pendant des mois pour se faire entendre. Pourtant, ce succès a un goût amer : depuis le 1er septembre, Condor Ferries a arrêté de payer Erwann F. et Sébastien C. Ce qui peut s’apparenter à une rupture du contrat de travail, à l’initiative de l’employeur. « Nous exercions tous deux notre droit de retrait depuis septembre 2015, explique Erwann. Fin août, nous avons reçu un e-mail de la compagnie nous demandant de nous présenter à nos postes avant le 30 août, faute de quoi le paiement de nos salaires serait suspendu. C’est ce qui s’est passé. »

Le droit de retrait est reconnu à tout salarié 3 se trouvant dans une « situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». Il peut l’exercer en quittant son poste, et sans nécessiter l’accord de son employeur. Les deux marins estiment que, ne bénéficiant d’aucune couverture publique en cas d’accident ou de maladie, ils étaient tout à fait en position d’exercer ce droit de retrait.

Une interprétation que Condor Ferries ne retient aucunement : les marins « font toujours partie des effectifs de l’entreprise », mais « une décision de suspension de salaire a cependant été prise à leur encontre à compter du 1er septembre 2016 à la suite de leur refus définitif de reprendre leur travail », indique-t-elle par écrit en réponse à nos questions (lire le communiqué complet sous l’onglet Prolonger). La compagnie « reste toutefois ouverte à toute discussion s’ils y sont disposés ».

Erwan F. est le représentant syndical désigné par la CGT pour Condor Ferries. « Il a été de tous les conflits sociaux, depuis 2014. Il était en première ligne, sans aucune protection légale, et son retrait lui a permis de mettre fin à cette situation de risque », plaide Isabelle Jarry, l’avocate de la CGT des marins du Grand Ouest. De plus, en France, le licenciement de tout représentant du personnel doit être au préalable validé par l’inspection du travail, ce qui n’a pas été le cas ici. En 2015, la compagnie avait carrément indiqué à Mediapart qu’elle ne « reconnaissait » pas la CGT… « Nous avons respecté le droit, alors que la compagnie fait ce qu’elle veut sans se soucier de respecter le moindre texte français », dénonce le marin.

Sa position est appuyée par la CGT. « Ce qui arrive à ces deux hommes est simplement scandaleux, ne décolère pas Jean-Paul Hellequin, le porte-parole de la section des marins du Grand Ouest. Nous les soutenons sans réserve. » L’homme souligne que les navires de Condor Ferries sont enregistrés aux Bahamas, une immatriculation de complaisance, car ne nécessitant aucun lien réel avec l’île des Caraïbes. « La lutte contre les pavillons de complaisance est un de mes combats depuis 35 ans, et ce cas prouve encore que sous ce type de pavillon, l’humain n’a aucune importance », lance Hellequin.

La section CGT va appuyer son représentant devant la justice. Déjà, comme l’a révélé 3 le site Le Lanceur, elle a porté plainte au pénal pour travail dissimulé, fraude fiscale et abus de biens sociaux. La prochaine étape du combat judiciaire aura lieu en janvier, devant la cour d’appel de Rennes. Car Erwann F. et Sébastien C. ont eux aussi lancé une procédure pour contester les conditions imposées par Condor, devant les prud’hommes.

Après plus d’un an de procédure, aucune audience ne s’est encore préoccupée du fond de l’affaire, les conseils des prud’hommes de Rennes et Saint-Malo débattant pour le moment avec les avocats des deux parties sur leur capacité ou non à juger de cette affaire. La cour d’appel devra trancher définitivement sur leur compétence. Mais surtout, elle devrait aussi se saisir du fond du dossier, pour dire si les contrats de Condor Ferries sont valides en France.

La loi sera appliquée par la compagnie

Officiellement, la compagnie n’est en rien liée à l’Hexagone, même si elle compte une soixantaine de salariés français. « Condor Limited n’est pas une entreprise française, c’est une compagnie maritime de Guernesey fondée par deux Guernesiais en 1964. 
Tous les membres d’équipage (…) sont traités sur un pied d’égalité, et ont tous un contrat d’engagement de droit de Guernesey », rappelle-t-elle. En bout de chaîne, Condor appartient à la banque d’investissement australienne Macquarie, aussi propriétaire des très rentables autoroutes Paris-Rhin-Rhône, à égalité 3 avec Eiffage.

Sur ce point, la défense des deux marins est confiante, et entend démontrer que le droit français est applicable. Pour le prouver, elle pourra s’appuyer sur la jurisprudence : un cas très similaire 3 a été jugé en Grande-Bretagne en 2010. Le tribunal du travail avait décidé qu’un employé anglais de Condor Ferries devait bien être jugé en Angleterre, le marin n’ayant « aucun lien » avec Guernesey et « moins encore avec les Bahamas ». Et dans son arrêt « Voogsgeerd contre Navimer » 3, la cour de justice de l’Union européenne a affirmé en 2011 que les relations de travail dans le monde marin devaient être rattachées au port d’exploitation réel (à Saint-Malo, dans ce cas) et non au lieu administratif d’immatriculation du navire (Guernesey ou les Bahamas, donc).

Aujourd’hui encore, Condor Ferries réplique aux critiques en assurant que les marins signent leurs contrats « en parfaite connaissance et compréhension de leurs clauses et conditions ». D’autres fois, l’employeur rappelle que ces matelots sont généralement ravis de toucher des salaires plus importants, puisqu’ils sont affranchis de toute cotisation sociale. La compagnie propose en outre depuis quelque temps un contrat d’assurance santé privé, qu’elle prend elle-même en charge.

Cet argumentaire tout prêt n’a apparemment pas convaincu le gouvernement. Le 23 novembre 2015, la ministre des affaires sociales, Marisol Touraine, a expliqué à l’Assemblée 3 qu’elle était attachée à trouver « une solution pour garantir une prise en charge sociale » des marins résidant en France mais naviguant « sous le pavillon d’un pays qui n’entretient pas de coopération de sécurité sociale avec la France ». Un amendement en ce sens 3 a donc été proposé par le gouvernement, et voté par le Parlement.

« C’est du sur-mesure pour les marins de Condor Ferries », salue l’avocate Isabelle Jarry. Les marins qui en feront la demande devraient donc bénéficier à partir du 1er janvier d’une couverture sociale et maladie publique. Ils paieront la moitié des cotisations afférentes, et leur employeur l’autre moitié. Même s’il reste « un certain nombre de points techniques à finaliser », Condor Ferries indique qu’elle « appliquera bien évidemment la loi dès son entrée en vigueur » et qu’elle a pris acte du changement de la loi « avec satisfaction ». Un apaisement affiché qui ne réglera pas la situation des deux marins à l’origine de cette avancée.