Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Masques : le recours de soignants qui contredit Macron

Mai 2020, par Info santé sécu social

20 MAI 2020 PAR YANN PHILIPPIN

Alors qu’Emmanuel Macron défendait lundi à la télévision sa doctrine de distribution des masques, la CGT du CHU de Lille a déposé un référé devant le Conseil d’État pour réclamer que davantage de modèles FFP2 soient distribués aux soignants par l’État, et que les stocks des entreprises soient réquisitionnés si besoin.

« Rien que d’en parler, je suis en colère. » Isabelle Bosseman est la secrétaire générale de la CGT du CHU de Lille. Son syndicat a saisi lundi le Conseil d’État en urgence, via la procédure de référé liberté. La CGT demande à la plus haute juridiction administrative française de forcer le gouvernement à distribuer davantage de masques FFP2 aux soignants hospitaliers pour les protéger du coronavirus, et à réquisitionner si besoin les stocks détenus par les entreprises.

Ce recours, que Mediapart a obtenu, tente de mettre fin à une situation déjà dévoilée par plusieurs de nos enquêtes. Mediapart a documenté le mensonge, puis le fiasco de l’État dans l’approvisionnement en masques. Résultat : les modèles FFP2, les plus efficaces et les plus rares, ne sont distribués qu’au compte-gouttes dans les hôpitaux, où les soignants sont contaminés par milliers (lire ici et là). Tandis que des entreprises comme Renault ou Michelin en consomment en quantité importante, au point que certains de leurs salariés sont mieux équipés que les soignants (lire ici).

« Le manque de masques FFP2 a créé un danger pour la santé des soignants, mais aussi des patients, que les soignants sont susceptibles de contaminer, indique Isabelle Bosseman. Tant qu’il y avait pénurie, on pouvait le comprendre. Mais maintenant qu’on sait que les entreprises disposent de stocks importants, il faut les donner en priorité aux soignants. Cette situation est folle ! »

Mais Emmanuel Macron reste droit dans ses bottes. Dans un entretien à BFMTV, diffusée lundi, le chef de l’État s’est même félicité de la « doctrine restrictive » de distribution de masques adoptée par le gouvernement, qui a permis à l’État de n’avoir « jamais été en rupture » de stock. « Il y a eu des manques, il y a eu des tensions », a-t-il toutefois admis.

Emmanuel Macron a même affirmé qu’« au début du mois de mars, encore plus en février ou en janvier, personne ne parlait des masques, parce que nous n’aurions jamais pensé être obligés de restreindre la distribution de ceux-ci pour les soignants ».

La réalité est différente. Dès le mois de janvier, le ministère de la santé était très conscient de la pénurie – les stocks de FFP2 étaient tout simplement à zéro. Et si l’État n’a jamais été en « rupture de stock » de masques, c’est parce qu’il n’a distribué que le strict minimum, faute d’avoir pu s’en procurer en quantités raisonnables avant la fin mars.

La procédure de la CGT, menée par les avocats Fiodor Rilov et Paul Mathonnet, vient contredire Emmanuel Macron. C’est la première du genre intentée par un syndicat de soignants hospitaliers. D’autres recours sur la pénurie de masques intentés par des médecins de ville et des personnels d’Ehpad ont été rejetés par le Conseil d’État, notamment parce que l’exécutif n’a cessé de répéter que les hôpitaux devaient être prioritaires. « Cette fois, l’État ne pourra plus utiliser cet argument », estime Me Rilov.

Ce recours attaque sur deux points. La CGT du CHU de Lille dénonce la « carence » de l’exécutif dans l’approvisionnement en masques FPP2, qui aurait conduit le CHU de Lille à ne pas toujours pouvoir en fournir dans des situations où leur port est pourtant officiellement recommandé.

Le syndicat conteste aussi, pour la première fois, la doctrine qui définit les « restrictions » imposées aux soignants. Le gouvernement fait valoir qu’il n’a fait que suivre l’avis des experts, en l’occurrence les recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), validées par plusieurs sociétés savantes, dont la Société française d’hygiène hospitalière (SF2H).

L’avis rendu par l’OMS le 27 février, au plus fort de la pénurie, a été une aubaine pour le gouvernement. Jusqu’à cette date, le port du masque FFP2 était recommandé dès l’entrée dans la chambre d’un patient Covid. Depuis la nouvelle doctrine, la plupart des soignants doivent se contenter de masques chirurgicaux, les FFP2 étant désormais réservés aux soins les plus risqués.

Cette doctrine est contestée par de nombreux soignants de terrain, mais aussi par les organismes officiels de prévention des épidémies américaine et européenne. Certaines entreprises ont choisi d’adopter une politique de distribution plus généreuse que dans les hôpitaux. Chez Renault par exemple, le port du FFP2 est obligatoire pour tous les salariés qui doivent travailler à moins d’un mètre de leurs collègues, qu’ils soient diagnostiqués Covid ou non (lire ici).

« Le gouvernement et les sociétés savantes ont adapté leurs recommandations à la pénurie, pas à la prévention du risque », accuse Isabelle Bosseman, de la CGT. Contactés par Mediapart, l’OMS et la SF2H démentent catégoriquement avoir abaissé le niveau de protection des soignants, affirmant que l’évolution des consignes est exclusivement fondée sur des arguments scientifiques. Le ministère de la santé n’a pas répondu.

La controverse porte sur le mode de transmission du virus. Il est établi qu’il se propage par les gouttelettes émises par les postillons, contre lesquelles le masque chirurgical offre une protection. Mais plusieurs études récentes pointent un risque possible, quoique non prouvé, d’une contamination par aérosol, c’est à dire via des micro-gouttelettes en suspension dans l’air, que seuls les masques FFP2 peuvent stopper efficacement.

L’OMS et la SF2H ont jugé que le virus se transmet essentiellement par gouttelettes. Et que seuls les actes invasifs ou pratiqués sur la sphère respiratoire, comme l’intubation, provoquent le phénomène d’aérosol et nécessitent le port d’un masque FFP2. Y compris pour les patients qui n’ont pas été testés positifs.

Selon le recours de la CGT, ces consignes officielles, détaillées dans une note du 25 mars du CHU de Lille, n’ont pas toujours été appliquées, à cause de la pénurie de masques FFP2, dans les services non-Covid. Alors même qu’on y soigne aussi des patients contaminés, qui ne présentent pas de symptômes ou n’ont pas encore été détectés.

Dans une attestation écrite jointe au recours, Caroline (les prénoms ont été modifiés, lire notre boîte noire), une aide-soignante en réanimation non-Covid, indique avoir pris en charge début avril un patient pour une opération respiratoire à risque (oxygénation à haut débit) avec un simple masque chirurgical. Elle raconte que dix jours plus tard, le CHU de Lille lui a prescrit un test Covid, « car nous avons appris entre-temps que le patient avait été testé positif ».

Contacté par Mediapart, le CHU de Lille n’a pas souhaité s’exprimer sur ce cas précis avant d’avoir eu connaissance du recours.

D’autres soignants ayant rédigé des attestations font également état de situations dans lesquelles ils estiment avoir été mis en danger faute de masques FFP2, même s’il ne s’agissait pas de soins respiratoires à risques listés dans les consignes officielles.

Géraldine, une aide-soignante, raconte être intervenue fin avril à moins d’un mètre d’un patient « en suspicion Covid avec de nombreux symptômes » avec un masque chirurgical qu’on lui a demandé de garder huit heures, soit le double de la durée autorisée. Une autre aide-soignante, Stéphanie, atteste avoir dû, « faute de masque FFP2 mis à disposition », accompagner avec un masque chirurgical une patiente dépistée positive qui devait changer de service, en devant « rester à moins d’un mètre d’elle, car elle n’allait pas bien ».

Ces attestations confirment les nombreux témoignages recueillis par Mediapart de soignants qui se sentent « en danger » avec des masques chirurgicaux, vu la proximité avec les patients qu’impose leur métier.

Dans son recours, la CGT réclame que ces soignants en contact rapproché soient à nouveau dotés de masques FFP2, comme le stipulaient depuis dix ans les doctrines officielles relatives aux coronavirus.

Dans un avis de 2011, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) préconisait, pour les coronavirus comme le SRAS, le port du FFP2 lors de tout « acte impliquant un contact direct avec un cas suspect ou confirmé et/ou en cas d’entrée dans une pièce où se trouve un cas suspect ou confirmé ». En 2013, la SF2H confirmait que le SRAS nécessite une protection « air », et pas seulement contre les gouttelettes.

Les consignes « coronavirus » diffusées en 2015 par le CHU de Lille à l’attention de ses soignants, stipulent elles aussi qu’il faut enfiler un « masque FFP2 avant d’entrer dans la chambre » (notre document ci-dessous).

Le Dr Noureddine Loukili, responsable du service d’hygiène hospitalière de l’hôpital, répond que ces consignes, édictées pour le Mers-Cov originaire du Moyen-Orient, relevaient du seul principe de précaution : « L’OMS avait recommandé le port du masque chirurgical. En France, le FFP2 a été choisi car le virus était mal connu, à cause d’un nombre de cas moins important. La situation n’est pas comparable à celle du Covid-19, qui s’est répandu très rapidement et pour lequel on a su très rapidement qu’il se transmettait essentiellement par les gouttelettes. »

C’est au nom du même principe de précaution que la SF2H indique avoir dans un premier temps conseillé, le 28 janvier, le port du masque FFP2 dès l’entrée dans la chambre d’un patient suspect. « C’est une procédure systématique dès qu’un nouveau virus apparaît : on commence par préconiser les mesures de protection maximales, et on les adapte une fois que le mode de propagation du virus est scientifiquement connu », indique le professeur Didier Lepelletier, président du conseil scientifique de la SF2H.

Pour le Covid-19, tout s’est joué avec l’avis publié le 27 février par l’OMS, qui préconise de réserver le port du FFP2 à certains actes médicaux respiratoires et invasifs. « Le Covid-19 se transmet par les gouttelettes, pas par l’air », écrit l’OMS. Le gouvernement français, dont les stocks de FFP2 sont au plus bas, saisit pour avis la SF2H et le HCSP qui valident les préconisations de l’OMS. Elles sont devenues officielles le 16 mars, avec la publication d’un communiqué de presse du ministre de la santé Olivier Véran.

La France n’est pas seule. La doctrine a été adoptée par de nombreux pays, dont la Grande-Bretagne, Singapour, le Canada et le territoire chinois de Hong Kong, berceau de l’épidémie de Sras en 2003.

Dans son recours, la CGT pointe toutefois que ces avis ont « été rendus sur des saisines spécifiant qu’ils avaient pour finalité de recommander une doctrine d’emploi pour faire face à la situation de pénurie de masques ».

L’OMS indique que ses recommandations visent à « rationaliser » l’usage des masques dans un contexte de « pénurie mondiale ». Le 22 mars, l’Académie de médecine a écrit pour sa part que le gouvernement a sollicité l’avis des sociétés savantes « en vue de gérer au mieux la pénurie ».

Le Centre américain contrôle des maladies (CDC) et son homologue européen, l’ECDC, ont publié des recommandations identiques, moins restrictives que celles de l’OMS, dans lesquelles ils écrivent que les restrictions sont liées au manque de masques. Ces deux organismes estiment qu’il faut bien sûr affecter en priorité les masques FFP2 aux soignants qui pratiquent les actes invasifs. Mais ils continuent de recommander le port du FFP2 pour les soins classiques, et le masque chirurgical seulement « en cas de pénurie de FFP2 ».

L’Académie française de médecine est sur la même ligne, quoiqu’en des termes plus diplomatiques. Elle écrivait le 22 mars que les FFP2 doivent aller « en priorité, aux professionnels de santé effectuant les actes les plus à risque », et ensuite à ceux « en contact étroit » avec les malades.

Reste à savoir si la doctrine en vigueur fait courir ou non un risque supplémentaire aux soignants. Les experts s’accordent à dire qu’une transmission du virus par microgouttelettes en suspension dans l’air, qui justifierait le port du masque FFP2, n’est pas prouvée, mais ne peut être exclue à ce stade.

Le débat scientifique s’est récemment échauffé suite à la publication de plusieurs études allant dans le sens d’un risque possible de contamination aérienne. En avril, un article publié dans le New England Journal of Medicine, indiquait, sur la base de tests réalisés en laboratoire, que le virus pouvait rester actif dans l’air ambiant pendant trois heures, ce qui rend « plausible » une contamination par aérosol.

L’OMS a répliqué dans un « brief scientifique », estimant que les résultats n’étaient pas représentatifs, car les machines utilisées émettent bien plus de virus qu’un patient qui tousse. L’OMS réaffirme qu’il suffit de protéger les soignants contre les gouttelettes, et que l’aérosolisation pose problème uniquement lors de la pratique d’actes invasifs.

Cela n’a pas mis fin au débat. En avril, la revue Nature publiait une étude menée dans deux hôpitaux de Wuhan, la ville chinoise où la pandémie de Covid-19 a démarré. Les auteurs ont effectué des prélèvements d’air, et ont trouvé des concentrations significatives d’ARN du virus (son matériel génétique) dans des zones fréquentées par le personnel médical.

Les résultats sont à prendre avec précaution, car on ignore à ce stade si ces microparticules aériennes peuvent infecter les humains. Les auteurs concluent que le virus « pourrait avoir le potentiel de se transmettre par aérosol », même si des « travaux complémentaires » sont nécessaires pour l’établir.

Une équipe de chercheurs américano-australienne est parvenue à une conclusion similaire, au terme d’une méta-analyse des publications scientifiques portant sur la transmission de trois coronavirus, dont le Covid-19. Leur article, publié le 16 avril dans le Journal of Infectious Diseases, conclut que « la transmission aérienne [du Covid-19] est possible ». Et qu’il faudrait fournir aux soignants une protection adaptée à ce risque potentiel – c’est à dire des masques FFP2.

Ce diagnostic est très vivement contesté par un article intitulé « Le masque chirurgical protège efficacement les soignants contre le Covid-19 », publié le 14 avril sur le site de la SF2H par six praticiens hospitaliers français spécialistes du sujet. « Les fausses informations sur les différents types de masques, amplifiées dans un contexte de crise, et relayées par la presse grand public et les réseaux sociaux, viennent semer le trouble parmi les soignants », déplorent-ils.

Ils réaffirment, en citant plusieurs études, que « tout porte à penser à ce jour que le SARS-CoV-2 se transmet très majoritairement par les grosses gouttelettes ». « Le masque chirurgical a largement démontré son efficacité pour empêcher la transmission de la majorité des agents viraux respiratoire, y compris les coronavirus. Le masque FFP2 ne lui est pas supérieur en dehors de situations particulières de manœuvres respiratoires à haut risque de produire des aérosols », écrivent-ils.

Dans son recours devant le Conseil d’État, la CGT estime qu’en raison du « danger » potentiel de contamination aérienne, le gouvernement doit distribuer des FFP2 à tous les soignants au contact de patients Covid, suspectés ou confirmés, traités dans des « lieux clos ».

Le syndicat estime qu’il existe « une exigence de sécurité sanitaire » imposant de protéger le personnel hospitalier « dès lors qu’il existe des éléments circonstanciés accréditant cette hypothèse », même si elle n’est « pas encore scientifiquement établie ».

La CGT demande donc au Conseil d’État d’ordonner au gouvernement de fournir sous 48 heures au CHU de Lille suffisamment de masques FFP2 pour mettre en œuvre cette distribution élargie. Si jamais l’État n’en avait pas assez, malgré les mégacommandes passées fin mars à la Chine, le syndicat réclame la réquisition des stocks détenus par les entreprises.

Le gouvernement s’y refuse, afin de faciliter la reprise économique. L’exécutif estime avoir réglé le problème de l’approvisionnement des soignants, comme l’a indiqué le premier ministre Édouard Philippe le 19 avril, en annonçant que l’État avait reçu 178 millions de masques chinois. Mais comme l’a reconnu le même jour le ministre de la santé Olivier Véran, « il existe encore des tensions d’approvisionnement » en matière de FFP2, qui ne représentent, que « 15 à 20 % » des livraisons.