Industrie pharmaceutique

Mediapart - Mediator : les ex-cadres de l’agence du médicament « retournés » par Servier

Mars 2020, par Info santé sécu social

6 MARS 2020 PAR ROZENN LE SAINT

Le procès aborde la question du « trafic d’influence » imputé au producteur du Mediator. D’anciens hauts responsables de l’agence du médicament sont jugés pour avoir reçu des milliers d’euros en échange de conseils donnés à Servier, notamment pour obtenir des autorisations de mise sur le marché. La police sanitaire a maintenu celle du coupe-faim jusqu’en 2009, malgré ses dangers.

Ce 5 mars, le Mediator a fait une nouvelle victime, hautement symbolique. Céférina Cordoba, 66 ans, est morte à Brest. Depuis la veille, la pneumologue Irène Frachon était à son chevet. Céférina Cordoba a été la première patiente qui lui a permis de comprendre les effets secondaires du Mediator. L’avocat des victimes Charles Joseph-Oudin, ému, en informe le tribunal avant d’interpeler Charles Colin, transfuge de l’agence du médicament. Il répond de participation illégale d’un agent d’une administration publique dans une entreprise précédemment contrôlée : « Le fait que vous partiez travailler pour Servier est-il une des explications à la complaisance dont l’agence a fait preuve et au maintien tardif du Mediator sur le marché ? La rémunération forfaitaire que vous avez touchée de la part de Servier a-t-elle rétribué vos actions passées ? »

Pendant un mois, les juges du tribunal correctionnel de Paris tentent de remonter une piste : Servier recrutait-il des agents doubles dans le vivier de l’agence du médicament ? À commencer par d’anciens hauts cadres de la police sanitaire devenus consultants pour l’industrie pharmaceutique. Cette phase du procès du Mediator vise à comprendre si, d’une manière ou d’une autre, Servier a acheté l’inaction des responsables clés de l’administration qui délivraient et renouvelaient le Graal de l’autorisation de mise sur le marché.

Car l’instruction a conclu que la stratégie de Servier de mise sous influence financière de l’agence du médicament explique en partie que celle-ci ait tardé à interdire la commercialisation de cette gélule aux propriétés amaigrissantes déguisée en anti-diabétique. L’ordonnance de renvoi, censée résumer le dossier d’instruction, s’étend sur 677 pages. Elle se lit comme un roman policier. Les personnages principaux sont un brin caricaturaux, tant les conflits d’intérêts sont flagrants… Cinq mois après le début de ce procès historique, les anciens hauts cadres de l’agence du médicament se présentent tour à tour au tribunal.

D’ex-agents passés « de l’autre côté »

Charles Caulin a présidé la stratégique commission d’autorisation de mise sur le marché de 1993 à 2003, quand elle a voté à plusieurs reprises le renouvellement de l’autorisation de vendre le Mediator, malgré l’émergence de ses dangers (voir Mediator : les occasions manquées de l’administration d’éviter les morts). Qu’est-ce qui pousse le médecin, alors âgé de 65 ans, à travailler comme consultant pour Servier dès janvier 2004, sans même attendre le délai légal de trois ans ? « J’avais décidé de passer de l’autre côté. Je voulais voir comment développer de nouveaux médicaments et accéder à une autorisation de mise sur le marché », affirme-t-il à la barre, le 5 mars.

Sa mission consiste à aider les laboratoires à obtenir les précieux sésames. Alors, pour ce faire, qui de mieux qualifié que celui qui les délivrait ? Ce changement de carrière est lucratif. Charles Caulin perçoit 50 000 euros par an grâce aux contrats passés avec Servier via la société de sa femme, FC Consulting. Les juges devront déterminer si ces montants perçus s’apparentent à des rétrocommissions.

« Pourquoi passez-vous par FC Consulting et pas directement par Servier ? S’il n’y a pas de problème, doit-on se cacher ? », l’interroge Martine Verdier, avocate des victimes. « Je ne me cachais pas. J’avais décidé de changer de vie en 2003. On me disait toujours : “Pour vous, c’est facile, vous êtes derrière votre bureau à dire oui ou non pour commercialiser tel ou tel produit.” Je voulais savoir comment ça se passait pour développer un nouveau médicament. En 2003, je n’avais pas du tout la notion que je n’en avais pas le droit », tente-il pour se justifier.

Autre agent « retourné » par Servier et pas des moindres, l’ex-numéro deux de l’agence du médicament, Jean-Michel Alexandre. À tel point qu’il est intervenu à la barre du tribunal coiffé tour à tour de deux casquettes. Celle de témoin, d’abord, puisqu’il a été un responsable clé de l’administration pendant la période capitale de 1993 à 2000, puis celle, moins confortable, de prévenu, cette fois pour participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée.

Il quitte ses fonctions de directeur de l’évaluation des médicaments de l’agence le 31 décembre 2000, alors âgé de 63 ans. Dans la foulée, il devient consultant pour les laboratoires dont il contrôlait les produits jusqu’alors. Dès avril 2001, il rend son premier rapport à Jacques Servier. Il n’attend même pas le feu vert officiel de la commission de déontologie de l’agence du médicament, censée statuer sur la compatibilité entre ses anciennes fonctions et ses nouvelles.

Lui « ne [voit] pas en quoi cette activité porte ombrage à celle de l’agence. Donner des conseils à l’industrie pharmaceutique pour qu’elle ne navigue pas en aveugle me paraît être la moindre des choses », a-t-il assuré lors de l’audience du 6 février. « Je donnais des avis scientifiques, il ne s’agissait en aucune façon de passer entre les gouttes d’eau et de faire du lobbying. » Quand il s’exprime, sa tête penche du côté droit. Elle fonctionne toujours très bien. Il devance souvent les questions des magistrats et avocats.

Son état de santé lui permet de se présenter à la barre, mais pas plus d’une heure à chaque fois. Entre deux apparitions, Jean-Michel Alexandre a fêté ses 84 ans. Unanimement qualifié de « brillant » pharmacologue par le défilé de témoins passés avant lui, il s’y est montré à quatre reprises. Sa voix est parfois si faible que la salle dite « grand procès » n’est jamais aussi silencieuse et attentive que lors de ses audiences décisives. Car son témoignage est crucial.

« L’extrême générosité » de Jacques Servier : 1,2 million d’euros pour un consultant de luxe
De 2001 à 2009, il touche près de 1,2 million d’euros, soit plus de 12 000 euros par mois pour ses conseils avisés à Servier. Une somme « déterminée par Monsieur Servier », que Jean-Michel Alexandre qualifie lui-même d’« extrêmement généreuse ». « Si j’avais eu à facturer au nombre de jours travaillés, ce montant aurait été inférieur », a admis le ponte de la pharmacologie. En tout et pour tout, il a rédigé 60 rapports de quatre pages chacun pour le laboratoire orléanais… Ce qui revient à un tarif de plus de 4 800 euros la page.

Cette générosité à retardement récompense-t-elle son aveuglement concernant les risques du Mediator passés sous ses radars du temps où il était censé les déceler ? « Je nie tout rapport préférentiel avec Monsieur Servier et avoir eu une attitude particulière pour le traitement du Mediator. Je n’ai pas eu de bienveillance ni de connivence particulière sur le Mediator. Si je n’ai pas réussi à vous convaincre, je m’y emploierai jusqu’à mon dernier souffle », s’est-il défendu.

Quand Jean-Michel Alexandre est fait chevalier de la Légion d’honneur, Jacques Servier évoque une « très sincère amitié » dans sa lettre de félicitations. Jean-Michel Alexandre pensait-il exercer incognito en passant par l’intermédiaire d’une société écran basée en Allemagne, Cris, pour facturer cette activité de consultant ? Et pourquoi, lors des perquisitions, les enquêteurs n’ont-ils jamais retrouvé ses agendas des périodes capitales, apparemment « égarés » ? À ces questions, l’argumentation pourtant rodée de Jean-Michel Alexandre, défendu par Henri Leclerc, peine à convaincre.

Le cas de ce personnage principal du procès du Mediator est emblématique en ceci qu’il dévoile la porosité de la frontière entre la police sanitaire et les entreprises pharmaceutiques dont elle est censée contrôler les médicaments. À tel point que, du temps du Mediator, le rapport semblait inversé.

Autre exemple de carrière sans frontières, celle de son ancien bras droit, Éric Abadie. Jean-Michel Alexandre le recrute au sein de l’agence du médicament « pour [son] action au sein du Snip », l’ancêtre du Leem, le lobby des entreprises du médicament, comme l’avait concédé Éric Abadie lors de l’instruction. C’est donc parce qu’il avait murmuré à l’oreille des patrons des géants pharmaceutiques en tant que directeur des affaires médicales qu’il a obtenu son poste de haut cadre à la police sanitaire de 2003 à 2008.

Le mélange des genres semble plaire à Servier, qui compte bien le garder dans son giron. Le nom d’Éric Abadie apparaît dans la liste des « cibles » retrouvées dans les documents internes du laboratoire orléanais lors des perquisitions. Servier vise-t-il sa femme pour l’atteindre au moment même où il exerce au sein de l’agence ? Un an après sa prise de poste, le laboratoire la choisit comme avocate pour représenter ses intérêts.

Le couple a ainsi un pied dans l’agence, un pied chez Servier. De quoi être bien renseigné des deux côtés. Pour autant, Éric Abadie ne mentionne le lien qui unit sa femme à Servier dans aucune déclaration de liens d’intérêts. Cette fois, Marie-Ève Abadie ne se présente pas au prétoire en robe noire, mais vêtue d’une grande cape tout aussi sombre. Habituée par le passé à plaider, le 2 mars, elle a été entendue comme prévenue, seule. Éric Abadie, décédé en avril 2019, était poursuivi pour prise illégale d’intérêts, elle, pour recel de ce délit.

Elle a admis devoir à son mari une mise en relation qui a marqué un tournant dans sa carrière en la propulsant sur la voie de la défense des entreprises pharmaceutiques. « Grâce à lui, j’ai rencontré le secrétaire général du Snip », grand pourvoyeur de clients. Pour autant, elle affirme que son époux ne savait pas qu’elle travaillait pour Servier jusqu’à ce que le scandale du Mediator n’éclate. « Nous avions un style de vie très cloisonné concernant nos activités professionnelles », assure-t-elle.

Aux juges d’instruction, Éric Abadie avait donné la même version : « Je n’ai jamais été particulièrement intéressé par ce que faisait ma femme », s’était-il justifié. Servier était pourtant un client important du cabinet de Marie-Ève Abadie : en tout, elle a facturé 87 889 euros au laboratoire de 2004 à 2008, ce qui revient à plus de 1 800 euros par mois.

À l’époque où Jean-Michel Alexandre était son patron, Éric Abadie l’avait présenté à son épouse. Sentant le vent tourner, en 2011, Jean-Michel Alexandre a le réflexe de demander à Me Abadie s’il doit prendre un avocat. Elle lui recommande deux confrères, après lui avoir expliqué qu’il était impossible qu’elle assure sa défense puisqu’elle a été l’avocate de Servier.

Alors l’une des procureures, Cristina Mauro, lâche : « Vous voyez là une situation de conflit d’intérêts potentiel, à juste raison, mais vous n’en percevez pas une quand il s’agit de vos fonctions d’avocate de Servier et de celles occupées par votre propre mari au sein de l’agence du médicament ! » Particulièrement incisive depuis que la partie trafic d’influence a démarré, ses multiples questions ont le don d’agacer sérieusement du côté des actuels avocats de la firme.

Eux s’évertuent à démontrer que Servier n’était pas la seule pieuvre pharmaceutique à déployer son tentaculaire réseau, ainsi que le laboratoire est décrit : la pratique était effectivement partagée dans le milieu. Le procès du Mediator laisse entrevoir le pouvoir des firmes et ses incidences sur le contexte de sécurité sanitaire à l’époque où le scandale a fini par éclater.

De la même façon, Servier est loin d’être le seul laboratoire à offrir de grandes tables aux décideurs de la santé, mais Jacques Servier avait la particularité d’avoir investi dans son propre restaurant privé. Éric Abadie et Jean-Michel Alexandre ont fait partie des VIP de la santé à déguster les mets du Cercle Hippocrate, qui jouxtait son hôtel particulier à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine).

Jean-Michel Alexandre et Éric Abadie ont partagé sa table, à domicile, donc. Le nom du restaurant, Cercle Hippocrate, fait référence au serment des médecins qui stipule : « Admis dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers. »