Industrie pharmaceutique

Mediapart : Mediator : les excuses de Servier

Décembre 2019, par infosecusanté

Mediapart : ! Mediator : les excuses de Servier

12 décembre 2019

Par Rozenn Le Saint

La défense de Servier n’a eu d’autre choix que de s’excuser, mercredi 11 décembre, pour la première fois depuis que le laboratoire comparaît pour homicides et blessures involontaires. Le tribunal, jour après jour, encaisse les témoignages des victimes du Mediator et des familles de celles présumées mortes à cause du produit de l’entreprise fondée par Jacques Servier.

Catherine Kolozsvari explose en larmes quand le ténor du barreau défenseur de Servier, Hervé Temime, se lève, peu fier, et lui demande pardon au nom du laboratoire. Il y avait bien eu des excuses générales au début du procès il y a deux mois et demi. Mais c’est bien la première fois que le pardon prend une forme directe et humaine ce 11 décembre, face à cette septuagénaire, lunettes, col roulé, veste et regard noir. Un tournant depuis que le tribunal est entré dans la phase dure du procès, la partie « homicides et blessures involontaires par violations manifestement délibérés », pour laquelle Servier comparaît, entre autres.

À tel point que Catherine Kolozsvari n’entend pas la suite. « Les laboratoires Servier ne remettent pas en cause le fait que le Mediator soit en cause dans votre cas », lui répète Sylvie Daunis, la présidente du tribunal qui examine un par un le dossier de 95 victimes de blessures ou homicides involontaires. Sanglots de nouveau. « Merci beaucoup, lâche la femme de 70 ans dans une plainte. J’attendais tellement un pardon. Pourquoi ils ne l’ont pas fait plus tôt ? »

Plus tôt, cela aurait pu être dès 2004, quand Catherine Kolozsvari prend son courage à deux mains et attaque Servier au civil pour demander une indemnisation. Alors que le cœur de cette passionnée de sport avait toujours été son allié, il s’est mis à lui faire faux bond au moindre effort. Ce qui a changé ? Des coupe-faim du laboratoire lui ont été prescrits dans le but de lui faire perdre quelques kilos. L’officiel d’abord, l’Isoméride, pendant deux ans, puis l’officieux, le Mediator, pendant neuf ans. Le premier a été interdit de vente en 1997 à cause de ses graves effets sur le cœur et les poumons.

Depuis, envolés sa gaîté, les voyages, l’ascension de monts, la danse, le tennis, l’équitation, la natation, sans parler de la plongée sous-marine. Le « syndrome dépressif » et les difficultés à respirer prennent toute la place. D’ailleurs, ce mercredi 11 décembre, elle n’a pas pu se déplacer au tribunal correctionnel de Paris où se tient ce procès hors-norme qui durera plus de six mois, le plus long procès après celui de Maurice Papon.

Une visioconférence est organisée depuis l’Hérault. « Cela a déjà été compliqué de me déplacer. Je ne marche plus, je ne monte plus les marches. Je ne pouvais pas aller à Paris, c’était trop loin, trop difficile », explique-t-elle. En 2004, elle a la force de se présenter sans avocat au CHU de Montpellier pour se mettre à nu lors de l’expertise médicale nécessaire à prouver le lien entre la prise d’anorexigènes et ses graves problèmes cardiaques. C’était avant ses deux opérations à cœur ouvert et la pause d’un pacemaker, remplacé il y a deux ans encore.

À l’époque, ils débarquent à cinq pour décharger le laboratoire… Parmi eux, Christian Bazantay en personne, alors secrétaire général de Servier, qui répond dans ce procès de complicité au délit de participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée. Il y a aussi Colette Frisch, femme de main du groupe : elle était déjà descendue dans le Sud, à Marseille, pour tenter d’intimider Georges Chiche, quand le cardiologue avait alerté sur le premier cas de valvulopathie en lien avec le Mediator en 1999. Elle sera par la suite mandatée par Servier pour « consciencieusement dézinguer tous les cas lors des expertises judiciaires nécessaires à monter les dossiers d’indemnisation des victimes », selon Charles Joseph-Oudin, avocat de parties civiles. Il y a également un autre membre du service de pharmacovigilance de Servier. Et puis deux avocates aussi, dont Nathalie Carrère. Catherine Kolozsvari s’en souvient parfaitement.

« Me Carrère a mis en doute ma parole. J’aurais inventé avoir pris de l’Isoméride. J’ai des défauts comme tout le monde mais on ne m’avait jamais traitée de menteuse », fait valoir l’Héraultaise. D’ailleurs, l’avocate de Servier, – du moins l’une des quatre principales du bataillon de robes noires qui défend l’entreprise pharmaceutique –, habituellement présente aux audiences, est absente ce 11 décembre. « Elle savait qu’elle allait se faire allumer », entend-on en face, du côté des parties civiles.

Après avoir difficilement raconté comment elle n’a jamais pu se remettre de l’opération de sa deuxième valve en 2008, celle attaquée par le Mediator, elle ravale ses sanglots. « Sa sœur, Marina Carrère, est médecin [et présentatrice du « Magazine de la santé », ndlr]. Me Carrère doit pouvoir lui demander ce que ça implique exactement une opération à cœur ouvert. »

Une note interne du laboratoire Servier, datée du 22 septembre 2004, a été saisie lors des perquisitions. La présidente la sort et la fait circuler dans les rangs. Elle révèle que Servier s’est renseigné sur les trois docteurs désignés par la justice pour examiner le lien entre ses médicaments et les graves problèmes de santé de Catherine Kolozsvari un mois plus tard, pour savoir « comment les prendre », dénonce Sylvie Topaloff, avocate de victimes.

Le cynisme de Jacques Servier réincarné sur grand écran

Dans cette note, le commentaire « bourru mais pas défavorable à la maison » est apposé à côté du nom du pneumologue. Les deux autres ont selon le laboratoire « de bonnes relations avec les visiteuses médicales, apprécient les médicaments Servier ». Pour autant, cela n’empêchera pas ces experts de conclure à un lien certain entre l’Isoméride et les graves problèmes cardiaques de Catherine Kolozsvari.

Surtout, ils soulignent « l’effet éventuellement aggravant du Mediator » du fait de son « métabolite » commun. Or ce rapport date de 2006, soit trois ans avant son interdiction en France. « C’est là que j’ai arrêté de prendre du Mediator, quand j’ai compris que c’était pareil, que ça provoquait les mêmes dégâts, retrace Catherine Kolozsvari. C’est comme les malheurs de Sophie. »

.Puis la violence procédurière continue avec en tout, huit longues années de poursuites judiciaires pour obtenir enfin la condamnation de Servier pour ce qui est de l’Isoméride. « C’est horrible ce qu’ils m’ont fait subir. Ils ont fait appel, puis ont voulu aller jusque la cour de cassation avant d’annuler », témoigne-t-elle. La décision est prononcée en 2012, l’année de la mort de son mari. Elle ne vit alors plus qu’avec sa retraite de secrétaire de direction de 630 euros par mois. Depuis 1997, elle est en invalidité. Elle envisage de vendre sa maison et de déménager.

« Mes enfants m’aident à vivre au jour le jour, sinon il y a bien longtemps que je ne serais plus là. D’ailleurs, je pense que Me Carrère doit être très étonnée que je sois encore en vie. Ce sera ma dernière bataille. Je suis très fatiguée, je passe ma journée au lit. Je ne fais plus rien. Je suis désolée, désolée d’être dans un état pareil. Ce sera la dernière fois que je me montrerai. Cela me coûte déjà. Je le fais pour toutes les victimes du Mediator car la vie est dure après. »

Catherine Kolozsvari n’a pas baissé les bras et a embrayé avec cette procédure au pénal pour le Mediator. Elle connaît le temps de la justice, même si « elle espère que ça ira vite, pas comme la dernière fois ». « Si je ne suis plus de ce monde, j’espère que ça sera pour mes enfants, car ils ont été très impactés aussi », finit elle, son fils à ses côtés. Lui a simplement confié : « Ce n’est plus la même. On m’a volé ma maman. » Cette fois encore, Catherine Kolozsvari s’est présentée sans avocat. Celui censé la représenter, Gilbert Collard, n’est même pas là.

Alors Sylvie Topaloff, avocate d’autres victimes du Mediator, effarée par son témoignage, prend le relais : « Vous n’avez pas d’allocation tierce personne pour vous aider ? » Quatre heures par semaine… « À la charge du régime général et non de Servier », grince Me Topaloff.

La situation est inédite : Me Temime reconnaît l’imputabilité du Mediator, présente à Catherine Kolozsvari des « excuses tardives » et même Emmanuel Canet, représentant de Servier sur le banc des accusés, demande pardon face à ce condensé de violences procédurières. Alors Sylvie Topaloff bondit sur l’occasion et suggère une transaction avant la prise de décision du tribunal. Après l’audience, Hervé Temime la remercie, pour la « bonne idée » et la prend à part. Car tout se négocie avec Servier.

Dans la foulée, Carmen Dominguez, 79 ans, « peut-être bien la doyenne des victimes », comme la présente la présidente du tribunal, a réussi à venir depuis Montauban et et à se hisser jusqu’à la barre, lentement, son mari la lâchant seulement pour lui ouvrir les portes, l’une après l’autre. « Vous avez traversé le brouillard et les grèves, vous êtes venue avec beaucoup de courage. Vous avez refusé les offres de Servier pour aller au bout de ce combat », la félicite Jean-Christophe Coubris, son avocat, qui défend le plus grand nombre de victimes dans ce procès.

« Cela fait bientôt 60 ans que nous sommes mariés, s’épanche tendrement l’époux Dominguez. Il faut qu’elle puisse avoir une vie correcte. Tant que je serai là, je l’aiderai mais je ne suis pas éternel. » Les victimes, qui sont en suffisamment bonne santé pour se déplacer jusqu’au tribunal de Paris (ou le plus proche de chez elles pour une visioconférence) sensibilisent forcément plus le tribunal : pour les autres, la présidente lit les dossiers médicaux à la chaîne. Carmen Dominguez aussi a le droit à des excuses personnelles de la part de la défense de Servier, fissurée par tant d’humanité. C’est un tournant, il faut tourner la page de la brutalité.

Juste avant d’entamer cette rude phase de témoignages, les bons vœux filmés de Jacques Servier à ses salariés pour 2011 avaient été projetés le 27 novembre. Le cynisme sur grand écran. Le fantôme de ce procès était apparu en costume bleu marine, épinglé de la Grand-Croix de la Légion d’honneur décernée deux ans auparavant par Nicolas Sarkozy. Le fondateur du laboratoire mort en 2014 a commencé par ce qui a toujours compté le plus, « l’évolution des ventes, très importantes, elles font vivre la maison ».

Jacques Servier avait conclu par les « incidents » en minimisant tout, en tous points : « le diabétique, un malade sympathique » car « en général ce sont des gens qui ont bien pris leur destin en main », la valvulopathie, la maladie qui a brisé la vie de Catherine Kolozsvari et Carmen Dominguez, « une toute petite fuite d’une valve cardiaque ». D’ailleurs, assure-t-il, « maintenant, si vous allez chez le cardiologue et si vous faites des examens poussés, vous avez une bonne chance qu’il vous trouve une valvulopathie ».

« On s’est heurté à une mafia dont le niveau supérieur est celui des illuminés », lâchait-il à l’époque. Avant de faire référence à la lanceuse d’alerte Irène Frachon. « Une charmante dame professeur à Brest a dit qu’il y avait 500 morts. Pourquoi 500 ? C’est un très beau chiffre marketing parce que davantage ça ne se serait pas cru et moins ça ferait pauvre », osait-il, admettant seulement « trois personnes mortes sous médicament » et encore, elles étaient « dans un très mauvais état, elles seraient mortes d’autre chose ».