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Médiapart - PROTECTION DE L’ENFANCE : UNE MISSION SACRIFIÉE ENQUÊTE

Novembre 2022, par Info santé sécu social

PROTECTION DE L’ENFANCE : UNE MISSION SACRIFIÉE ENQUÊTE

Enfants maltraités mais obligés de patienter : les sacrifiés de la République

Bien que la justice ait identifié un danger au sein de leur famille, des centaines d’enfants sont laissés sans protection, à cause d’une pénurie de personnel et de places en foyer. Un phénomène dont les pouvoirs publics ignorent eux-mêmes l’ampleur. Mediapart a mené l’enquête pour la Journée internationale des droits de l’enfant, ce 20 novembre.

Hugo Lemonier
20 novembre 2022

C’est un chiffre glaçant qui surgit dans un rapport d’inspection consacré aux défaillances de la protection de l’enfance ayant conduit à la mort d’un nourrisson : 100 placements de mineur·es en danger n’étaient pas exécutés en Loire-Atlantique, en avril dernier, alors même que des juges avaient ordonné de les mettre à l’abri dans des foyers. Autrement dit : cent mineur·es, officiellement confié·es au département (en charge comme partout en France de l’aide sociale à l’enfance), étaient prié·es de prendre leur mal en patience.

Juge des enfants dans le département, Philippe Desloges confirme une justice engluée dans une « gestion de la pénurie » et confie son « sentiment d’impuissance ». Pour obtenir l’accompagnement d’un enfant par un éducateur, il faut attendre, dans sa juridiction de Saint-Nazaire, plus de six mois : « Je reçois des signalements. C’est parfois un voisin qui s’inquiète, le pédopsychiatre qui m’alerte… Et même des parents ! C’est hallucinant : j’impose des décisions dont ils ne veulent pas et c’est parfois eux-mêmes qui me demandent : “Mais quand est-ce que commence la mesure ?” »

Si la Loire-Atlantique doit maintenant regarder en face ces chiffres inquiétants, c’est loin d’être le seul département avec un système de protection de l’enfance en plein délabrement. Mardi 15 novembre, la Défenseure des droits a annoncé qu’elle se saisissait d’office de « la situation alarmante » dans le Nord et la Somme : « placements non exécutés », « prises en charge dans des délais pouvant excéder six mois », etc. La protection de l’enfance, « dans de nombreux territoires, n’est plus dûment assurée », écrit l’autorité indépendante.

Dans combien de départements, au juste, se retrouve-t-on avec des décisions de justice non mises en œuvre ? Pour ne pas dire violées ? Nul ne le sait, pas même le gouvernement. L’exécutif a été interpellé à plusieurs reprises (en octobre encore par des député·es), afin que des données soient publiées. En vain. Le groupement d’intérêt public Enfance en Danger (GIPED), créé pour coordonner cette politique publique, nous le confirme : « Nous n’avons pas ces statistiques. »

En désespoir de cause, Mediapart a lancé en juin dernier un appel à témoignages auprès des adhérent·es de l’Union syndicale des magistrats (USM), organisation majoritaire dans la profession. Des réponses nous sont arrivées d’une vingtaine de tribunaux (sur 164). S’il s’agit d’un coup de sonde sans prétention scientifique, la plupart décrivent les mêmes situations : délais d’attente qui s’allongent, manque toujours plus criant de moyens, et des enfants qui pâtissent de l’absence de structures adaptées.

À Nancy, un adhérent de l’USM fait état, dans sa juridiction, de « 32 placements [ordonnés à l’ASE –ndlr] non exécutés ». Depuis ? « Je ne peux pas vous communiquer de délai de mise en œuvre officiel, le service gardien ne communique pas à ce sujet, précise-t-il. Après échange avec mes collègues, certaines ordonnances de placement provisoire [pour les urgences — ndlr] non exécutées dateraient de plus de 4 mois. » Des éloignements dont l’urgence est impérieuse sont ainsi reportés semaine après semaine.

« Ce n’est pas tenable »
Du Haut-Rhin au Vaucluse, en passant par la Drôme, les magistrat·es que nous avons sollicité·es témoignent d’un même sous-investissement des départements dans les structures d’accueil, faisant écho au « déficit de places » qu’un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) évaluait déjà à 10 000 en 2017.

Certaines juridictions paraissent s’enfoncer toujours plus dans la crise. Le Maine-et-Loire, par exemple, dénombrait en mai 2022 « plus de 160 mineurs en attente de placement », selon une source USM : « La mise en œuvre du placement hors du domicile prend en tout état de cause plus de 6 mois et régulièrement un an. » En 2020, la chambre régionale des comptes recensait déjà « une centaine de mesures de placement en attente de mise en œuvre ».

À Châteauroux, Chartres ou encore Béthune, il faut aussi compter entre six mois et un an avant que se mette en œuvre une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO). Il s’agit de la forme d’intervention la plus fréquente dans la protection de l’enfance : cette mesure judiciaire consiste à désigner une association missionnée par le département pour protéger les mineur·es vivant toujours dans leur famille : une à deux visite(s) au domicile par mois, des échanges avec toutes les institutions en contact avec l’enfant (école, médecin, etc.) ; le tout résumé dans des rapports remis à la justice.

À Saint-Nazaire, le chargé de mission de l’USM, Philippe Desloges, alerte : « Ce n’est pas tenable. » « Dans ma juridiction, nous avons 200 mesures d’AEMO qui ne sont pas exécutées : 200 enfants qui ne sont pas suivis, alors même qu’on a identifié une situation de danger. »

En 2017, nous avions 25 mesures en attente ; puis 71 en 2018, 153 en 2021, et là je suis encore au-dessus.

Philippe Desloges, juge des enfants

Pour illustrer cette faillite, le magistrat n’a qu’à reprendre son agenda de la semaine passée : « Mercredi, j’ai vu un adolescent pour qui j’avais prononcé une AEMO en octobre 2021. Elle n’a commencé qu’à la mi-août 2022 et on s’est vite aperçu que la situation s’était très dégradée, déplore le magistrat. Pendant 10 mois, cet enfant s’est retrouvé seul avec une mère alcoolique. Il a dû se débrouiller pour ne pas sombrer, alors que nous étions supposés être là pour l’aider. Cela s’est soldé par un placement. »

Et il reprend la chronologie de l’effondrement brutal de la protection de l’enfance dans sa juridiction : « En 2017, nous avions 25 mesures en attente, puis 71 en 2018, 119 en 2019, 118 en 2020, 153 en 2021 et là, je suis encore au-dessus. » Une multiplication par 8 en l’espace de 5 ans. En Loire-Atlantique, le système est « embolisé », concède un rapport commandé par le conseil départemental : « Un quart des mesures » était « en attente en 2020 ».

Se révèlent ainsi les fractures d’un système qui s’appuie sur des travailleuses et travailleurs du social aux grandes responsabilités et petits salaires : 1 400 euros net en début de carrière. Empruntant le même chemin que l’hôpital, ces structures semblent prises dans un cercle vicieux où les départs amènent à de nouvelles défections, analyse Philippe Desloges : « Beaucoup sont en arrêt maladie, le métier lui-même n’intéresse plus grand monde. Tout ça entraîne une perte de sens, tout est lié. »

Les associations, fragilisées par la pénurie de main-d’œuvre, se savent incapables de mener à bien les missions qui leur sont confiées par le département. « Nous sommes confrontés à une situation inédite qui s’aggrave de mois en mois : absence de travailleurs sociaux, congés maternité, maladie, temps partiels thérapeutiques, postes vacants suite à des départs, détaille l’une d’elles, dans un mail envoyé à la juridiction de Saint-Nazaire en juin 2022. La pénurie de candidats, que cela soit pour des CDI ou pour les remplacements est telle que nous avons 9,5 équivalents temps plein vacants de travailleurs sociaux sur l’ensemble du service. »

Contacté, le conseil départemental de Loire-Atlantique souligne le financement, entre 2021 et 2023, « de 780 mesures [d’AEMO], pour que toutes les familles bénéficiant d’une mesure soient effectivement accompagnées ». S’agissant des placements, « 233 places en établissements » ont été ouvertes « en 2021 et 2022, dont 30 places consacrées à l’accueil d’urgence ». « Environ 200 » autres suivront « dans les deux ans à venir », affirme la collectivité.

Au niveau national, le caractère inégalitaire de la situation est frappant : un enfant en danger ne bénéficiera pas de la même protection d’un département à l’autre, une véritable loterie nationale.

Dans la Marne, par exemple, « les mesures de placement sont exécutées sans délai, immédiatement après leur prononcé à l’audience, et [il] existe un délai de seulement 30 jours dans l’attribution des mesures d’AEMO », indique la section USM du tribunal de Châlons-en-Champagne. « Il me semblait pertinent de faire remonter ces données, qui démontrent que lorsque le département veut et finance, le département peut. »

Une juge confie la « honte » qu’elle ressent à la sortie de certaines audiences : « La situation est désespérante. C’est extrêmement violent. »

L’un des cas les plus dramatiques demeure la Seine-Saint-Denis. Pour les mesures d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), les services sociaux y affichent « 11 mois » d’attente, « au lieu de 13 il y a peu », rapporte l’organisation syndicale. « Ce délai va jusqu’à 18 mois pour certaines associations », tandis qu’à « Paris, de l’autre côté du périph, ils n’ont que 2 à 3 mois d’attente ». Pour ce qui est des AEMO renforcées, il faut compter « 18 mois à 2 ans d’attente » : « Nous n’en ordonnons même plus. »

Myrtis Vinas-Roudières, juge des enfants à Bobigny et adhérente pour sa part du syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche), confie la « honte » qu’elle ressent à la sortie de certaines audiences : « La situation est désespérante. C’est extrêmement violent d’être sans cesse confrontée à des enfants pour qui on a décidé de mesures, sans que rien ne se passe. »

Réuni·es en intersyndicale, les représentant·es du personnel de Bobigny décrivent un tribunal pour enfants « au bord de l’implosion » en raison d’une pénurie de greffiers : « À l’heure actuelle, un poste de greffier sur deux (soit 9 sur 18) est vacant. »

À cela s’ajoute, comme en Loire-Atlantique, une pénurie d’éducateurs : « Collectivement, on sait bien que ce n’est pas le département qui ne veut pas exécuter nos décisions. Donc, on bricole un peu », admet Myrtis Vinas-Roudières, en référence à la dernière solution « de court terme » initiée pour réduire le stock de mesures non exécutées : une équipe d’une association parisienne, Olga Spitzer, est supposée se mettre sur pied pour sillonner la Seine-Saint-Denis à la rencontre des familles toujours en attente.

Mais, même à Paris, là où les services de protection de l’enfance sont supposés être bien lotis, les associations doivent faire face aussi à une pénurie de personnels. « D’un côté, on a moins de moyens humains ; et, de l’autre, on nous demande d’être plus vigilants vis-à-vis de la maltraitance et de consacrer de plus en plus de temps aux dossiers, constate Arnaud Gallais, directeur général d’Olga Spitzer. Ça crée une surchauffe. »

Des carences qui profiteraient à des parents maltraitants

La surcharge d’activité s’accompagne, dans certaines juridictions, d’un climat de défiance entre acteurs, déjà pointé par la Cour des comptes en 2020. En Isère, par exemple, une source syndicale nous décrit un système « opaque » où les juges sont maintenu·es dans l’ignorance : « C’est à l’audience qu’on comprend que le placement n’a pas été exécuté. Alors, on vérifie, et on n’a reçu aucune note du département ! »

Cet adhérent de l’USM raconte à Mediapart comment les carences du système profiteraient à des parents soupçonnés de maltraitance. Le magistrat prend pour exemple une affaire où les enfants se trouveraient en « extrême difficulté, avec des troubles du comportement majeurs et un potentiel handicap », le tout sur fond de « suspicions d’abus sexuels incestueux ». L’ASE aurait préconisé un placement durant 5 mois, avant que le juge des enfants ne décide de confier les deux mineur·es, âgé·es de 5 et 6 ans, au département. Selon cette source, les parents font alors appel et, surprise, se désistent le jour de l’audience.

« Ils avaient déjà ce qu’ils voulaient, raconte ce juge. La mesure de placement n’était pas exécutée trois mois après. De fait, ça ne leur sert à rien de venir à l’audience et de débattre. » Au fond, « ça donne l’impression que l’autorité judiciaire, on en fait un peu ce qu’on veut ».

Contacté, le département de l’Isère confirme des « difficultés » à mettre en place « quelques mesures » mais pointe surtout « une saturation des dispositifs », « une démotivation des professionnels », avec « des prises en charge inadaptées » à la clef. Il aurait donc le « souci de ne pas mettre en œuvre des placements inadaptés qui exposeraient davantage le jeune à des situations de danger au sein de structures inadéquates ». En est-on vraiment là ?

Cet argument révolte Gisèle Delcambre, présidente de l’association des magistrats de la jeunesse et de la famille : « Si le département remet en cause le bien-fondé d’un placement, il peut faire appel, mais il ne le fait pas ! Il se contente de ne pas exécuter les décisions de justice, ce qui est extrêmement grave sur le plan démocratique », estime cette juge des enfants au tribunal de Lille, juridiction elle aussi en crise depuis plusieurs mois.

la Cour des comptes a recommandé en 2009 l’introduction d’un « délai d’exécution raisonnable », dont le dépassement pourrait conduire à engager la responsabilité du département.

Les député·es de La France Insoumise avaient porté en 2021 un amendement visant à permettre aux juges des enfants d’ordonner une astreinte, sous peine d’amende, pour forcer les départements à exécuter les mesures. Proposition rejetée par la majorité.

Dans le même esprit, la Cour des comptes a recommandé, en 2009 déjà, l’introduction dans le droit d’un « délai d’exécution raisonnable », dont le dépassement pourrait conduire à engager la responsabilité du département. Cette proposition n’a été reprise par aucun gouvernement depuis.

Interrogée à l’Assemblée nationale, la secrétaire d’État à la protection de l’enfance, Charlotte Caubel, a récemment affirmé connaître « la colère des éducateurs et la réalité de ce qui se passe » : « On est à un point de bascule », analyse cette ancienne magistrate, qui dirigeait la protection judiciaire de la jeunesse avant d’entrer au gouvernement. « C’est un sujet névralgique pour moi », a aussi asséné le ministre de la justice.

Le 3 novembre, nous avons adressé à son ministère une série de questions sur l’incapacité de l’État à faire respecter des décisions judiciaires. À ce jour, aucune réponse n’est arrivée.

Hugo Lemonier