Le social et médico social

Médiapart - Pauvreté, l’urgence oubliée

Octobre 2020, par Info santé sécu social

16 OCTOBRE 2020 PAR DAN ISRAEL

Les associations d’aide aux plus précaires estiment qu’un million de personnes supplémentaires ont basculé dans la pauvreté. Elles réclament une hausse du RSA. Refus du gouvernement. Les mesures qui seront bientôt annoncées ne seront pas à la hauteur.

Il est des confusions qui disent beaucoup. Par exemple sur les points aveugles d’un pouvoir lorsqu’il considère les plus pauvres. Mercredi soir, lors de son interview télévisée, Emmanuel Macron a annoncé qu’une « aide exceptionnelle de 150 euros, plus 100 euros par enfant » allait très bientôt être versée aux « bénéficiaires du RSA et des APL ». Un coup de pouce financier bienvenu pour les Français les plus précaires, très largement touchés par la crise économique déclenchée par l’épidémie de Covid-19 et le confinement du printemps. Une telle initiative permettrait aussi, affirmait alors le président, de toucher « tous les jeunes très largement », eux qui sont parmi les plus vulnérables.

Le lendemain, Jean Castex a répété cette promesse en direct. Pourtant, dans le détail, elle est fausse : si les allocataires du revenu de solidarité active toucheront bien l’aide fin novembre, ce ne sera pas le cas des Français bénéficiant de l’aide au logement. Seuls ceux qui ont des enfants y auront droit, pour un montant de 100 euros par enfant. La grande majorité des 18-25 ans bénéficiaires des APL, qui n’ont pas accès au RSA, seront donc privés de cette mesure.
La différence de ciblage est loin d’être minime : 4,1 millions de ménages y auront droit, mais pas 2,4 millions d’autres ménages, qui touchent des APL sans être au RSA ni avoir d’enfant. La bévue a finalement été reconnue par le cabinet du premier ministre 24 heures environ après l’intervention d’Emmanuel Macron, alors que les spécialistes, comme Manuel Domergue de la fondation Abbé Pierre, avaient immédiatement mis le doigt sur le cafouillage.

Le gouvernement devrait raccrocher les wagons en catastrophe : Jean Castex devait dans un premier temps annoncer ce samedi que les bénéficiaires des APL qui ne sont pas étudiants toucheront un peu plus tard une aide similaire de 150 euros, aboutissant au même schéma que celui qui avait prévalu à la sortie du confinement.

Cette annonce de Jean Castex était prévue pour coïncider avec la Journée internationale de lutte contre la pauvreté, date choisie par le gouvernement pour dévoiler une petite batterie de mesures nouvelles, destinées à montrer qu’il n’omet pas de lutter contre la pauvreté. La présentation du plan a finalement été reportée après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine.

L’éventail de ces mesures est de toute manière étroit : il s’agira principalement d’aider au retour vers l’emploi et à l’insertion par l’activité économique. Il n’y aura pas de revalorisation des minima sociaux, ni de versement de milliards d’euros à destination des plus pauvres.

Comment en serait-il autrement, alors que dans son plan de relance à 100 milliards d’euros présenté à la rentrée, le gouvernement n’a réservé que 800 millions d’euros pour les plus pauvres – et encore, 530 millions ont été dépensés pour augmenter de 100 euros l’allocation de rentrée scolaire, dont moins de 40 % des bénéficiaires vivent sous le seuil de pauvreté, selon Louis Schweitzer, président du comité d’évaluation de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté.

« Les annonces du premier ministre ne dépasseront pas le statut de mesurettes », considère Véronique Fayet, présidente du Secours catholique. Avec les autres responsables des principales associations du secteur, elle a été reçue le 2 octobre à Matignon, et en est ressortie sans grande illusion. Elles n’obtiendront pas l’augmentation rapide et significative du RSA (560 euros maximum pour une personne seule aujourd’hui) qu’elles demandent.

« Nous avons été écoutés poliment, mais il n’y a pas eu de dialogue, résume Véronique Fayet. Je crois que Jean Castex, maire d’une petite commune, peut comprendre ce que cela signifie de vivre avec 500 euros par mois. Mais le président rejette tout ce qu’il voit comme de “l’assistanat”. »

Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, constate lui aussi qu’« il y a un refus au plus haut sommet de l’État ». Résultat, estime-t-il, « les plus pauvres sont les grands oubliés du plan de relance » : « C’est le prolongement de la politique menée depuis deux ans et demi : coupes dans les APL et le logement social, et refus de revaloriser le RSA et de l’ouvrir aux 18-25 ans. »

Pourtant, alors que le couvre-feu dans les grandes villes pourrait aggraver des prévisions économiques déjà très sombres, le constat est le même chez tous les acteurs des politiques de solidarité : il y a urgence. Le gouvernement estime déjà que le montant dépensé pour financer le RSA depuis le début de l’année par l’État et les départements a augmenté de 10 % par rapport à 2019.

Selon Les Échos, le nombre de bénéficiaires en août était déjà de 7 % supérieur à la prévision réalisée par la Sécurité sociale avant la crise sanitaire. Le surcoût budgétaire en 2020 est estimé pour l’instant à près de 600 millions d’euros, pour un budget global de 11,5 milliards d’euros.

De quoi inquiéter les départements, puisque l’État, censé couvrir intégralement le financement du RSA, en laisse en fait environ 40 % à leur charge. Les dépenses supplémentaires se traduiront sans doute par des dépenses moins importantes en faveur des actions d’insertion…

Or tous les voyants virent au rouge. La Fédération des acteurs de la solidarité prévoit au moins un million supplémentaire de pauvres l’an prochain. Ils viendraient s’ajouter aux 9,3 millions de personnes vivant déjà sous le seuil de pauvreté monétaire (1 063 euros par mois et par personne), qui concernait 14,8 % des ménages en 2018, selon l’Insee. Et cela sans même compter la vague de destructions d’emplois qui commence à s’abattre sur la France. La Banque de France prévoit un taux de chômage au-dessus des 10 % en 2020, et de 11 % début 2021.

Les conséquences sont très concrètes. Les associations de lutte contre la pauvreté voient arriver de nouveaux profils, nombreux. De début mars à la mi-avril, le Secours populaire a assuré en urgence l’alimentation de 1,3 million de personnes, « venues parfois après plusieurs jours de jeûne », indique l’association. C’est une forte hausse : « 600 000 personnes jusqu’ici inconnues du Secours populaire ont sollicité une aide auprès de l’association durant le confinement », indiquait il y a quelques jours dans notre émission À l’air libre Houria Tareb, secrétaire nationale de l’association.

« La crise sanitaire a fait basculer les personnes qui étaient sur le fil du rasoir, comme les retraités qui vivaient avec une retraite déjà très limite et qui, pour assurer leurs fins de mois, faisaient de petits travaux », indiquait la responsable initiative. De même pour « les mamans seules qui assuraient des emplois par-ci par-là », et « tous les jeunes actifs, qui arrivaient à avoir un salaire assez correct [grâce à des primes] et qui à cause du confinement se sont retrouvés avec un Smic » ou moins.

Les jeunes ne sont pas aidés
Véronique Fayet décrit elle aussi « des profils très variés : auto-entrepreneurs, précaires de l’intérim, agriculteurs qui ont perdu les débouchés des restaurants ou des cantines… » « Ce sont des gens qui étaient précaires, mais qui arrivaient à s’en sortir en empilant les missions d’intérim ou les CDD, qui avaient un lien régulier avec l’emploi, même s’il était en pointillé, détaille-t-elle. Mais là où ils arrivaient à obtenir un salaire correct avec les primes et les heures sup’, ils se retrouvent à gagner 800 ou 900 euros par mois quand tout s’arrête. Et ils basculent. »

Christophe Robert, de la fondation Abbé Pierre, évoque lui aussi « des personnes qui étaient sur le fil, avec de toutes petites ressources et pour qui le moindre accroc, la chaudière ou la voiture à réparer, fait basculer dans l’impayé, la peur de l’avenir, la faim ».

Au cœur de toutes les préoccupations, on trouve les jeunes. Les 18-25 ans, qui sont frappés de plein fouet par la crise (lire notre article sur les jeunes diplômés démunis), n’ont pas droit au RSA, et le gouvernement a refusé de leur y donner accès. « Les jeunes que nous accueillons, lorsque la famille a coupé les ponts avec eux, on ne peut rien faire ou presque, alerte Christophe Robert. Quand ils n’ont aucune ressource, ils ne peuvent pas chercher un emploi et on ne leur trouve pas de logement, même de qualité moyenne. »

Mais face à ce trou béant du système hexagonal de protection sociale, le gouvernement ne souffle mot. Les associations se remémorent avec amertume des annonces du plan de 2018 qui visait, selon le pouvoir, à « éradiquer la misère en une génération ». Il s’est perdu dans les sables, et notamment sa promesse-phare du plan : l’instauration d’un revenu universel d’activité (RUA). Certes contesté par de nombreux experts, le RUA aurait néanmoins pu concerner également les 18-25 ans…

Face à cette réalité qu’il ne peut pas contester, le gouvernement fait l’inventaire des mesures d’urgence prises au fil des mois en direction des plus précaires. Il estime ses dépenses déjà versées à 1,9 milliard en tout : 880 millions pour l’aide exceptionnelle versée en mai aux bénéficiaires du RSA et aux parents touchant les APL, 160 millions pour l’aide de 200 euros versée en juin à 800 000 jeunes et étudiants précaires, les 530 millions de revalorisation de l’allocation de rentrée scolaire, ainsi que plusieurs centaines de millions pour aider les associations, renforcer l’hébergement d’urgence et offrir les repas en restaurant universitaire à un euro pour les étudiants boursiers…

À Matignon, on calcule qu’entre le 15 mai et les nouveaux versements à venir en novembre, une famille au RSA avec 3 enfants scolarisés aura touché 1 200 euros d’aides supplémentaires en 2020. Sans compter les milliards dépensés pour financer le chômage partiel à destination des salariés des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire…

« Pendant le confinement, il y a eu une prise de conscience collective des fragilités de notre société. La peur sanitaire a permis de prendre en compte cette question et de prendre des mesures », concède Christophe Robert. « Ce fut une parenthèse un peu heureuse, mais, regrette-t-il, l’essai n’a pas été transformé. Depuis septembre, les autorités sont retombées dans leur cécité, dans la volonté de ne pas voir ceux qui sont fragiles, et pas loin de basculer. »
« Les autorités », autant dire Emmanuel Macron. Fidèle à sa sortie de l’été 2018 sur le « pognon de dingue » que la France consacrerait en pure perte aux plus pauvres, le chef de l’État a résumé mercredi sa position en quelques mots. « Nos fondamentaux, c’est la lutte contre la pauvreté par le retour à l’activité et le travail, a-t-il rappelé. Et plus on augmente de manière unilatérale tous nos minima sociaux, on ne les rebaisse jamais après, plus on rend difficile le retour à l’activité. »

Une affirmation péremptoire qui fait se cabrer les acteurs associatifs. « Bien sûr que mettre les jeunes en emploi est la priorité, nous ne sommes pas opposés à mettre le paquet sur la formation et l’apprentissage, mais cela ne suffit pas, lance Christophe Robert. Tout consacrer à la relance de l’emploi, ça ne suffit pas. »

Véronique Fayet se fait plus tranchante : « On se dit que ce n’est pas possible d’être aussi fermé, de rester entêté sur des théories voulant qu’aider les entreprises finira par ruisseler sur les pauvres et que si on aide les gens, ils retourneront moins vers le travail… Mais si, c’est possible. Même si toutes les études dont on dispose, jusqu’à celles de la Prix Nobel d’économie Esther Duflo, disent le contraire. »

La présidente du Secours catholique rappelle qu’« augmenter le RSA de 10 %, ça coûte 1,2 milliard d’euros ». À comparer avec les 10 milliards promis de baisse des impôts de production, ou les 8 milliards que coûtera la suppression de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus riches, attendue pour 2022. « 8 milliards pour des gens qui n’en ont pas besoin, et qui n’ont rien demandé… En face, il y a un préjugé très fort qui pèse sur les personnes pauvres. C’est très violent et presque insultant. _________________________________________________________________
Mise à jour - 22h30  : Les annonces prévues samedi ont été reportées à plus tard, en raison de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine.