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Médiapart - Pénurie de médicament : un tri est fait pour soigner des cancéreux

Janvier 2020, par Info santé sécu social

30 JANVIER 2020 PAR ROZENN LE SAINT

Face à la pénurie d’un traitement qui soigne le cancer de la vessie, un système de contingentement à points a été inauguré en janvier. Son but ? Trier les patients qui auront droit aux premiers flacons disponibles. En dépit d’une annonce de réapprovisionnement jeudi, cette rupture de stock liée au business pharmaceutique réduit gravement les chances de guérison des malades.

René Richoux aurait dû reprendre son combat contre le cancer de la vessie le 14 janvier 2020 pour le deuxième round de son traitement. C’était compter sans la pénurie qui le prive de son médicament. Depuis, il erre, désarmé, dans une « angoissante attente ».

Le remède, le BCG Medac, est pourtant censé le débarrasser définitivement du crabe en repoussant le risque de récidive. Si le cancer n’est pas stoppé, pour éviter que les tumeurs prennent d’assaut d’autres organes, l’ablation de la vessie guette, avec bien souvent, une poche urinaire à vie et toutes les complications qui s’ensuivent.

Le lendemain, le produit apparaît bien dans la longue liste des médicaments en rupture de stock… Son équivalent fabriqué par le laboratoire MSD, censé dépanner exceptionnellement, y figure aussi depuis le 2 décembre 2019.

En l’espace de dix ans, entre 2008 et 2018, vingt fois plus de médicaments essentiels comme le BCG Medac, dits d’intérêt thérapeutique majeur, ont subi des difficultés d’approvisionnement, selon l’agence du médicament. Notre enquête montre qu’elle a instauré pour la première fois en janvier un système à points pour contingenter les rares lots et prioriser les patients, face à cette pénurie de BCG Medac.

Plus on a de points, plus on a de chances de bénéficier des premiers réapprovisionnements et de reprendre rapidement la voie de la guérison. L’Association française d’urologie (AFU) est la société savante des médecins qui soignent le cancer de la vessie, le cinquième qui touche le plus les Français, avec près de 12 000 nouveaux cas par an. C’est elle qui a établi les dix critères d’attribution du remède, tels que l’âge du patient, le nombre de tumeurs ou encore, leur taille…

« Sur 34 points, j’en cumule 28. J’ai toujours eu des bons points », rit jaune René Richoux, ancien enseignant de 74 ans. « Avant la retraite à points, le traitement du cancer à points ! » titrait aussi L’Humanité le 22 janvier.

« En médecine de guerre, le scoring est fréquent pour soigner en priorité. Ce qui me choque, c’est surtout que l’on arrive à ces situations catastrophiques alors qu’elles sont provoquées par l’industrie pharmaceutique », dénonce quant à lui Alain Astier, chef de pôle honoraire de la pharmacie de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne).

Avec ce système de rationnement inédit, les malades sont mis en concurrence dans cette course à l’obtention du traitement le plus efficace pour lutter contre les cancers de la vessie non invasifs. Le BCG promet entre 60 et 70 % de chances de guérison, selon l’AFU. En plus, il est peu onéreux, à 158 euros l’unité : à raison de 27 doses a priori nécessaires pour un traitement entièrement suivi, cela revient à moins de 4 300 euros par patient.

Pascal Joly, directeur général de Medac France, l’actuel unique fournisseur dans l’Hexagone, a informé Mediapart le 28 janvier qu’une « sortie de crise » était imminente. La pression des malades, associations de patients et d’urologues, qui ont alerté les autorités publiques, semble payer.

« Nous avons en effet réceptionné 5 000 unités en fin de semaine dernière et allons en réceptionner plus de 10 000 cette semaine, dont une partie des premiers lots issus d’une nouvelle ligne de production mise en service en 2018. Ces quantités resteront contingentées à la demande des autorités de santé », détaille Pascal Joly.

En l’occurrence, avec 15 000 unités, tous les patients pourront recevoir leur traitement… Mais pendant moins de deux mois, selon les calculs de l’AFU.

L’agence du médicament, qui n’a pas répondu aux questions de Mediapart malgré nos relances, a mis à jour son site ce 30 janvier. Elle indique que des flacons de BCG Medac sont en cours de distribution et que « dans cette perspective, le système de priorisation des stocks de BCG Medac pour les patients les plus graves (contingentement qualitatif) à l’aide d’une échelle de points attribués selon des critères cliniques prédéfinis (score) qui est en place va pouvoir être progressivement levé ». Elle invite tout de même les professionnels de santé à continuer de demander des traitements via ce système à points. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Le BCG est surtout connu comme vaccin contre la tuberculose, découvert par les chercheurs de l’Institut Pasteur. Mais une de ses variantes soigne aussi le cancer de la vessie, celle qui, le comble, n’est plus disponible en France. Comme les vaccins, ce traitement biologique est complexe et donc coûteux à produire, alors les laboratoires ne l’estiment plus suffisamment rentable.

Sanofi, deuxième entreprise du CAC 40 la plus généreuse avec ses actionnaires, a décidé de stopper la production du traitement BCG indiqué dans le cancer de la vessie après avoir connu des « difficultés de production » à répétition depuis 2012. Elle en a informé les autorités publiques « dès novembre 2016 », « afin de [leur] permettre de trouver des solutions alternatives et aux autres fabricants de BCG de se positionner sur le marché français », indique le service presse du fleuron tricolore.

Sauf que « les quantités fournies par Sanofi dépassaient dès le début de la crise [en 2012 – ndlr] nos capacités de production », se défend le DG de Medac France. Le laboratoire allemand, qui se présente comme « familial et indépendant », est censé prendre le relais du géant pharmaceutique français.

Les anti-infectieux tels que les vaccins et les anti-cancéreux font partie des familles de remèdes qui connaissent le plus de problèmes d’approvisionnement, selon l’agence du médicament. Les tout derniers lots de BCG fabriqués par Sanofi affichaient « 30 septembre 2019 » comme date de péremption. Juste après, la situation s’est aggravée, malgré les années pour s’y préparer.

Si Frédérick Merlier, le président des Zuros, l’association de patients atteints de cancer de la vessie, se réjouit de l’arrivée prochaine de nouveaux lots de BCG Medac, il insiste : « Le problème, c’est que nous sommes dépendants d’un seul fournisseur en France. Il en faudrait plusieurs pour éviter les pénuries à répétition. » Sauf qu’aucun autre ne souhaite se positionner.

« Les marges de certains médicaments sont extrêmement faibles compte tenu des prix de vente peu élevés. Certains laboratoires se retrouveraient dans des situations non rentables, sans possibilité de compenser avec celles d’autres produits », justifie Frédéric Collet, président du Leem, le lobby des entreprises du médicament.

Et de dénoncer les nouvelles mesures de la loi de financement de la sécurité sociale 2020 visant à pénaliser davantage financièrement les laboratoires en cas de défaut de constitution d’un stock de sécurité et d’information à l’agence du médicament. Il les juge encore plus « dissuasives ».

Le patron en France du laboratoire Medac affirme ne pas être inquiété par de telles sanctions, échangeant quasi quotidiennement avec le gendarme du médicament. Des milliers de patients se retrouvent, eux, dans un alarmant sas, privés de traitement. Comme pour les vaccins, une fois les premières doses instillées, l’efficacité du remède n’est assurée que si les rappels sont bien réalisés.

Si cette deuxième phase du traitement, dite d’entretien, est retardée de plus de trois semaines, cela ne vaut même plus la peine de continuer. Reste à surveiller de près pour se tenir à l’affût d’une éventuelle récidive…

C’est le drame de Sefiane Laouedj, 64 ans, qui aurait dû passer à la seconde étape en octobre 2019. Son urologue de l’hôpital européen Georges-Pompidou, à Paris, lui a indiqué que les rares flacons restants étaient réservés aux traitements initiaux, et non d’entretien, comme il en a besoin. Or « il ne faut pas sacrifier le traitement d’entretien sans quoi le BCG perd son efficacité », rappelle Yann Neuzillet, secrétaire général adjoint de l’association française d’urologie.

« Vous allez me laisser mourir »
Les informations sont à géométrie variable dans les hôpitaux et les patients sont totalement perdus dans ce système à points inconnu. Sefiane Laouedj en cumule seulement 21… « Je ne dors plus, nous sommes désemparés. Nous vivons avec une épée de Damoclès, en craignant la récidive et une éventuelle ablation de la vessie », témoigne sa femme, Yamina Miloudi Laouedj. Infirmière de métier, elle sait à quoi s’attendre.

En cas de récidive, deux possibilités. La première : retour à la case départ avec de nouveau une résection endoscopique, l’opération chirurgicale réalisée sous anesthésie pour enlever les tumeurs en passant par l’urètre ; puis la première phase de traitement BCG, avec des instillations hebdomadaires pendant six semaines, c’est-à-dire des injections à l’aide d’une sonde urinaire dans la vessie.

« C’est comme si on mettait un petit coup de Destop dans la vessie. Cela brûle quand on va uriner pendant deux jours mais après, elle se reconstitue », illustre Frédérick Merlier, le président des Zuros.

La seconde option est seulement valable pour les cancers les moins sévères. Là, une alternative thérapeutique existe, la chimiothérapie, même si elle est moins efficace. Sous traitement BCG Medac, il y a 32 % moins de risques de récidive que sous chimiothérapie, selon la société savante des urologues…

Et l’Ametycine (le nom commercial de la mitomycine C), la chimiothérapie en question, est aussi en rupture de stock ! L’AFU conseillait en juillet 2019 que le traitement des « patients avec un risque de récidive le justifiant » soit remplacé par le BCG Medac… Jusqu’à ce qu’il soit en pénurie à son tour.

Entre 2012 et 2017, « 600 résections endoscopiques et 115 ablations de la vessie de plus par rapport à l’évolution classique attendue ont été effectuées. Aucune étude n’a été réalisée pour prouver le lien de causalité mais on peut largement supposer que cette pénurie qui a débuté en 2012 a augmenté de fait la récidive », indique Yann Neuzillet, représentant de l’AFU.

Dans le cas de l’Ametycine, les fréquentes disettes sont le résultat, d’une part, encore une fois, du choix de Sanofi d’arrêter la commercialisation de ce médicament en 2013 ; d’autre part, des défauts de production successifs du côté du laboratoire japonais, Kyowa Kirin, censé assurer la relève. Fabienne Delaplace-Lavoix, sa présidente en France, indique à Mediapart que l’entreprise « a conclu un accord avec un fabricant alternatif pour fournir de la mitomycine C au marché français, bien que pour des raisons de confidentialité, nous ne puissions en divulguer davantage pour le moment ».

Michel Bellin en a pâti. Il reçoit des doses d’Ametycine pour son cancer de la vessie depuis deux ans quand en mai 2019, alors qu’il est en route pour sa séance de chimiothérapie mensuelle, l’hôpital de Moulins (Allier) lui indique que ce n’est pas la peine de se déplacer, faute de produit.
En septembre, il tente un traitement de remplacement. « Habituellement, après chaque injection, je ressentais une douleur terrible quand j’urinais. Pas avec ce deuxième produit », témoigne-t-il.

Il est finalement retiré pour défaut de qualité. L’Ametycine est à présent provisoirement remplacée par une autre chimiothérapie, l’Epirubicine.

« Après six mois sans mon traitement, les séances ont repris. On m’a fait comprendre que j’avais de la chance d’avoir mes doses de chimiothérapie… Ce n’est pas normal que tous ceux qui en ont besoin n’en aient pas pour lutter contre cette maladie sournoise, dans un bon système de santé comme le nôtre ! », s’indigne encore le septuagénaire.

« Pour les patients, c’est très angoissant. Leur médicament est en rupture de stock et par effet domino, peu de temps après, l’alternative l’est aussi. Un malade a récemment appelé ma collègue pour demander son traitement, il était désespéré. Nous n’en avions pas en stock. Il lui a lâché : “Vous allez me laisser mourir” », rapporte Benoît Hue, pharmacien hospitalier rennais.

Face à ces insoutenables situations, « les médecins ont l’habitude de mettre en place un système de débrouille. Si des pharmacies d’hôpitaux ont encore quelques lots en stock, une sorte de “leboncoin” des médicaments s’organise. Les urologues nous alertent via une adresse mail spécifique et on essaie de s’entraider avec les rares flacons restants », témoigne Yann Neuzillet, responsable de l’AFU. D’où l’idée du système par points plus carré, venue de la société savante et acceptée par l’agence du médicament.

« Le score a été créé pour que les médecins n’aient pas de dilemme de priorisation des patients. Nous leur fournissons un outil d’aide à la décision qui nous permet un classement anonymisé des malades par scores décroissants », explique encore Yann Neuzillet, également onco-urologue à l’hôpital Foch de Suresnes (Hauts-de-Seine).

Autre justification, « éviter l’iniquité territoriale entre un patient d’un grand hôpital parisien et celui d’un petit de province », rapporte-t-il. Une inégalité réelle qui s’explique par le « copinage ». « Le laboratoire a tendance à réserver le précieux produit en rupture de stock à une équipe d’un hôpital parisien prestigieux dirigée par un grand patron, un leader d’opinion connu et influent, plutôt qu’à un médecin lambda de Romorantin », déplore le pharmacologue Alain Astier.

Avec ce système à points, les pharmaciens doivent transmettre avec leurs commandes de BCG Medac les fichiers Excel mentionnant les points cumulés pour chaque patient au laboratoire. L’industriel précise qu’il évalue ensuite « une fois par semaine, le jeudi, en collaboration avec l’ANSM et l’AFU » quels « patients prioritaires » auront droit aux unités disponibles.

Du « jamais vu » et une « véritable usine à gaz », selon Benoît Hue, pharmacien hospitalier du CHU de Rennes. Il craint que ce système de score ne devienne la norme, sachant que chaque jour, son équipe doit gérer 180 médicaments aux abonnés absents.

Dans l’attente de son traitement, René Richoux a le temps d’imaginer les pires scénarios catastrophes. Si son cancer de la vessie de « haut grade » s’étend, il devra passer à un autre médicament. Et justement, le 16 janvier, il entend à la radio qu’un nouveau traitement sera remboursé pour soigner les cancers de la vessie les plus graves : ceux qui se propagent, de types invasifs donc, et métastasés. Il s’agit du Keytruda, fabriqué par le laboratoire MSD.

Il est vendu entre 1 314 et 2 628 euros la dose, ce qui revient à 72 000 euros le traitement contre le cancer pour un an, selon Basta !. Avant même l’élargissement de son indication, il a fait son apparition dans le top 10 des médicaments qui ont coûté le plus cher à la Sécurité sociale en 2018, rapporte l’enquête. Les associations de défense des patients déplorent son tarif abusif, comme le sont souvent les nouveaux traitements anti-cancéreux.
« Sans sombrer dans la théorie du complot, je ne peux pas m’empêcher de m’interroger. Les laboratoires abandonnent les vieux traitements qu’ils n’estiment pas rentables, alors qu’ils sont efficaces. En même temps, de nouveaux médicaments très chers entrent sur le marché. Est-ce une coïncidence ? », questionne René Richoux.

D’autant qu’eux ne risquent pas de rencontrer de difficultés d’approvisionnement. « Les traitements les plus chers ne sont pas délaissés par les laboratoires pharmaceutiques justement car ils sont très lucratifs », constate Catherine Simonin, vice-présidente de la Ligue contre le cancer et membre du bureau de France Assos Santé.

En tant que représentante des patients, elle participe au comité de pilotage chargé de la stratégie de prévention et de lutte contre les pénuries de médicaments mis en place en septembre 2019 par Agnès Buzyn. Le rapport de Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique missionné pour proposer des solutions, est « en cours de finalisation », selon le ministère de la santé, et lui sera présenté « prochainement ».