Industrie pharmaceutique

Médiapart - Peut-on contraindre les laboratoires à livrer plus de vaccins ?

Février 2021, par Info santé sécu social

2 FÉVRIER 2021 PAR JÉRÔME HOURDEAUX

Face aux difficultés des laboratoires à tenir leurs promesses de livraisons de vaccins, certains réclament des mesures plus coercitives comme la réquisition permise par l’état d’urgence sanitaire ou la licence d’office, qui permet de lever un brevet sur un médicament.

La lenteur avec laquelle se déroule la campagne de vaccination contre le Covid-19 et la polémique sur l’attitude des laboratoires vis-à-vis des États sont pour le gouvernement potentiellement déflagratoires.

Au mois de juillet dernier, alors que la France se remettait d’une première vague de l’épidémie favorisée par un manque cruel de moyens, notamment de masques, contraignant les Français à un confinement total, Emmanuel Macron l’avait promis : « Nous serons prêts en cas de deuxième vague. »

Six mois plus tard, ce sont les vaccins qui font défaut. Les laboratoires sont incapables de produire les quantités promises, les livraisons sont retardées et, sur le terrain, des milliers de candidats à la vaccination voient leurs rendez-vous annulés. Tandis qu’Emmanuel Macron doit recevoir cette semaine les représentants de l’industrie pharmaceutique, certains appellent l’État à prendre les choses en main, si nécessaire en tordant le bras aux grands laboratoires. Pour cela, plusieurs outils sont effectivement à sa disposition.

L’état d’urgence sanitaire, d’abord, offre au gouvernement des pouvoirs considérables en matière économique prévus à l’article 2 de la loi du 23 mars 2020. D’une manière générale, il peut prendre « toute mesure permettant la mise à disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». Il dispose du pouvoir de réquisitionner « tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire » ou encore de prendre « des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits ».

Même en écartant ces mesures d’exception, l’État dispose, dans le droit commun, d’une autre arme, bien connue et déjà utilisée par le passé : la licence d’office, ou licence obligatoire, qui permet de suspendre un brevet afin d’assurer la production d’un médicament dont la qualité ou la quantité proposée par le laboratoire n’est pas satisfaisante et que les conditions sanitaires l’exigent.

Cette procédure est prévue à l’article L. 613-16 du Code de la propriété intellectuelle, qui dispose : « Si l’intérêt public l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la propriété industrielle peut, sur la demande du ministre chargé de la santé publique, soumettre par arrêté au régime de la licence d’office […] tout brevet. »

Ces dernières semaines, plusieurs voix se sont élevées soit pour demander au gouvernement d’agir plus activement en recourant à la licence d’office, soit pour appeler à faire du vaccin contre le Covid-19 un « bien commun ».

Mercredi 20 janvier, lors des débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, le député de La France insoumise (LFI) François Ruffin a ainsi interpellé le ministre de la santé, Olivier Véran, en lui demandant d’activer la licence d’office afin de faire produire en Europe une plus grande quantité de vaccins.

« Cela permettrait, plutôt que d’attendre que Pfizer ou AstraZeneca soient capables de produire massivement des doses au moyen de leurs petites usines situées en Europe, de faire appel à d’autres usines présentes sur le territoire français, a-t-il plaidé. Il faut maintenant que nous prenions une décision sur ce point pour permettre la montée en puissance de la production de vaccins. Si nous attendons qu’un vaccin français soit disponible, cela va prendre encore un an et, si nous attendons que Pfizer nous fournisse des doses, nous allons provoquer un ralentissement de la vaccination plutôt qu’une accélération. »

La veille, le secrétaire général du Parti communiste français (PCF) et député du Nord, Fabien Roussel, demandait que « ces vaccins soient versés dans le domaine public pour que chaque pays puisse produire les vaccins qui sont aujourd’hui validés, homologués et que l’on puisse vacciner massivement la population ».

Au niveau international, le Prix Nobel de la paix Muhammad Yunus a lancé, au mois de juin, un appel pour faire des vaccins « un bien commun global ». Elle a été signée à ce jour par 155 personnalités, Prix Nobel, ex-présidents et artistes.

Le lundi 30 novembre, un groupe de citoyens européens soutenu par une dizaine d’associations et partis politiques a lancé une « initiative citoyenne européenne », une procédure permettant de demander à la Commission européenne de légiférer sur un sujet si un million de signatures sont obtenues. Son but est de « veiller à ce que les droits de propriété intellectuelle, brevets compris, n’entravent pas l’accessibilité ou la disponibilité de tout vaccin ou traitement futur contre le Covid-19 ».

« Cette question du médicament comme bien commun est une question ancienne, explique Matthieu Guerriaud, docteur en pharmacie, maître de conférences à l’Université de Bourgogne. En France, une loi du 5 juillet 1844 avait interdit la brevetabilité des médicaments. Cette situation a duré jusqu’en 1959, quand le législateur a créé un brevet spécial pour les médicaments qui prévoyait, déjà, une licence obligatoire. Puis, progressivement, le droit des brevets des médicaments s’est rapproché du droit commun. Il l’a totalement intégré par la loi du 13 juillet 1978. »

La question de la licence obligatoire renaît au niveau international au début des années 1990, à l’occasion des négociations, au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sur l’Accord sur les aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic). Alors que l’épidémie de Sida se répand dans le monde entier, ce texte assure aux laboratoires une protection de vingt années sur leurs brevets. Certes, un système de licence d’office est prévu, mais les laboratoires se montrent extrêmement réticents à accepter son application.

Durant toutes les années 1990, l’Adpic va être contesté par les ONG et les pays en voie de développement qui ne peuvent se payer les traitements contre le Sida. En 1997, l’Afrique du Sud, dont environ 10 % de la population est alors contaminée par le virus, promulgue ainsi une loi l’autorisant à importer des antirétroviraux. Mais celle-ci est immédiatement contestée par 39 laboratoires, qui saisissent la justice.

Le « procès de Pretoria » s’ouvre en mars 2001. Il est accompagné d’une intense mobilisation de la société civile qui contraint finalement les laboratoires à retirer leur plainte. Après cette victoire, l’OMC a complété l’Adpic, au mois de novembre 2001, d’une « déclaration de Doha » qui reconnaît que « chaque membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées ».

Ces accords prévoient que chaque État doit introduire un dispositif de licence obligatoire dans sa législation. Mais ils disposent pour cela d’une grande liberté d’interprétation. « L’accord de l’OMC est très vague, pointe Gaëlle Kirkorian, chercheuse en sciences sociales et responsable de la campagne d’accès aux médicaments essentiel de Médecins sans frontières (MSF). Dans certains États, les cadres peuvent être plus ou moins larges en fonction, notamment, de l’impact du lobby industriel. »

En France, deux dispositions ont été introduites dans la législation. La licence d’office, qui permet de lever un brevet – créée par la loi du 3 juillet 1992 sur la propriété intellectuelle et renforcée par la loi sur la bioéthique du 8 décembre 2004 –, et une licence obligatoire, qui permet l’importation de médicaments génériques.

Cette licence d’office permettrait-elle d’accélérer les campagnes de vaccination en Europe ? Lors des discussions à l’Assemblée sur la loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, Olivier Véran avait répondu à l’injonction de François Ruffin en affirmant que cette mesure serait totalement inutile. « S’il y avait besoin de recourir à la licence d’office, je l’aurais proposé sans aucune hésitation », a déclaré le ministre de la santé.

« La licence d’office, cela n’a de sens que lorsqu’un laboratoire argue de sa propriété intellectuelle et dit : “C’est moi qui produis et cela ne vous regarde pas”, a-t-il poursuivi. Or, ce n’est pas du tout ce que disent actuellement les laboratoires. D’ailleurs, peut-être ne le savez-vous pas, monsieur Ruffin, mais il y a en France trois entreprises, à savoir Delpharm, Recipharm et Fareva, qui produisent déjà pour le compte des laboratoires Moderna, Pfizer et CureVac des vaccins destinés à protéger la population française, européenne et mondiale. »

Matthieu Guerriaud, lui aussi, doute de l’efficacité de la licence d’office. « Le problème est de savoir qui pourra fabriquer le vaccin. À mon avis, pas grand monde. Beaucoup des acteurs sont déjà mobilisés. La licence d’office ne prévoit pas d’obligation de transférer des données confidentielles. Or, ces vaccins sont extrêmement compliqués à produire. Pour celui de Pfizer, il faut produire de l’ARN messager et le protéger, ce qui est très complexe et nécessite une technologie particulière. Celui d’AstraZeneca utilise un adénovirus de chimpanzé modifié. Si le laboratoire refuse de le donner, il sera très difficile de fabriquer le vaccin. »

« La licence d’office pourrait être efficace pour une molécule chimique. Mais un vaccin, c’est un produit biologique et c’est beaucoup plus compliqué à fabriquer », poursuit Matthieu Guerriaud, qui estime qu’il faudrait au moins « six mois ou un an » pour lancer la production d’un vaccin contre le Covid-19.

« Ça ne serait peut-être pas efficace dans l’immédiat », acquiesce Gaëlle Krikorian. Cependant, ajoute-t-elle, « même si ça prend six mois ou un an, il faudra bien le faire. Donc autant le faire le plus tôt et ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ».

« Olivier Véran dit-il la vérité ? Moi, je n’en sais rien !, reconnaît, de son côté, François Ruffin. Ce qu’il nous dit, moi, j’aimerais bien le croire. Le problème est que plus personne n’a confiance. Ce que je sais, c’est que le truc de Pfizer ne sera pas produit en France. Ils ne peuvent pas suivre. Il faut donc prendre les choses en charge et y aller ! Ça semble tellement évident ! Pfizer, l’Europe, ce n’est pas du tout dans leurs priorités. Et encore moins la France. Des outils, il en existe pas mal. Pourquoi les pays refusent de les utiliser ? Si je me trompe, qu’on me le prouve. Mais si j’ai raison, cela veut dire que c’est Pfizer qui bloque et il faut taper. »

Le député LFI dénonce également le manque de transparence dans la gestion de l’épidémie. « Je trouve stupéfiant que ce soit au détour d’une question, par la bande, que l’on apprenne qu’il y a des sites qui fabriquent le vaccin en France. Il n’y a aucune discussion sur qui fabrique, où, dans quelles conditions, dans quels délais… Personne n’a les données et c’est un énorme souci. Ce vaccin est censé être notre outil numéro un. Or, il n’est jamais discuté. En effet, je ne peux pas affirmer qu’il y a besoin de la licence d’office, parce que nous n’avons pas les informations. Quand je vois que la contribution de Sanofi, ça va être le flaconnage qui se fera sur son site de Dortmund à partir du mois de juillet, je me dis qu’on se fout de ma gueule ! Pourquoi le mois de juillet ? Pourquoi seulement Dortmund ? Nous n’aurons aucun débat là-dessus. L’état de la démocratie est catastrophique. »

Au-delà de la question de l’application de la licence d’office au vaccin contre le Covid-19, certains espèrent que cette crise sera l’occasion d’une remise à plat du système sanitaire au niveau mondial qui reconnaîtrait au médicament son statut de bien commun.

« C’est chacun pour soi, regrette ainsi Isabelle Moine-Dupuis, juriste spécialisée dans le droit de la santé et maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne. Et ce sont les ONG qui lancent des initiatives par groupes de maladies, comme Onusida. Ce sont des choses disparates. » « Seule une institution internationale basée sur un traité pourrait faire une régulation de l’ensemble du problème de santé publique, poursuit-elle. On ne peut pas raisonner sur le plan uniquement national. La pandémie pourrait être l’occasion de se réorganiser et de réfléchir à notre système de protection sociale. Mais il faudra passer par la voie diplomatique et un traité. »

Matthieu Guerriaud est plus sceptique quant à l’utilité d’un traité ou la reconnaissance du médicament en tant que « bien commun ». « Je ne suis pas persuadé que ça change grand-chose. Je ne défends pas particulièrement les Big Pharma. Il y a beaucoup de choses à dire et je n’ai jamais hésité à écrire sur eux. Mais il est faux de dire qu’ils ne font rien et qu’ils ne prennent aucun risque », poursuit le docteur en pharmacie.

« Certes, la recherche de ces entreprises est en partie financée par des fonds publics. Mais il y a une vraie prise de risque de leur part. Les gens ne voient pas toutes les molécules qu’ils testent, qui ne fonctionnement pas et avec lesquelles ils perdent des milliards d’euros », explique encore Matthieu Guerriaud.

« La vraie question est celle de l’investissement, de l’innovation et du retour sur investissement. Comment rémunérer l’innovation ?, poursuit-il. Or, sur ce sujet, on a généralement deux points de vue diamétralement opposés. Si on fait du médicament un bien commun, qui va financer la recherche ? Et si on confie la recherche au privé, on crée un monopole de fait. L’idéal est, selon moi, entre les deux. »

Le débat sur la licence d’office fait également l’impasse sur un des aspects majeurs de la crise actuelle : la chute du nombre de sites de production, notamment en Europe et en France. « La production pharmaceutique fonctionne sur un nombre de sites de production limité et une organisation de la diffusion à flux tendu, confirme Gaëlle Kirkorian. Il y a beaucoup de tensions d’approvisionnement et de pénuries. »
« Le vrai problème, c’est la désindustrialisation du territoire, reprend Matthieu Guerriaud. La France a loupé beaucoup de coches. Nous nous sommes concentrés seulement sur certains produits. Et, aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits à l’étranger. C’est un vrai problème politique. […] Je préfère que l’on ait un débat sur la réindustrialisation que sur le bien commun. Ce que je reproche aux Big Pharma, c’est que leurs capacités de production soient sorties de l’Europe. C’est là qu’il faut mettre le paquet. Nous avons connu au printemps dernier une pénurie de curare [un anesthésiant utilisé en réanimation – ndlr] qui aurait pu être catastrophique. »

« Il n’y a pas une solution miracle, prévient, de son côté, Gaëlle Krikorian. Nous sommes dans une relation entre le public et le secteur privé qui est catastrophique en termes de déséquilibres. Ça ne peut pas se faire du jour au lendemain. Il n’y a pas de solution éclair. »

Selon elle, la solution passera par un contrôle accru des laboratoires. « Tant qu’il n’y aura pas de transparence, il y aura des abus et des dérives. […] Il n’y a pas de conditionnement sérieux par les autorités publiques, alors qu’elles fournissent des financements colossaux à l’industrie pharmaceutique. De la recherche au développement en passant par la production, tous les mécanismes de soutien sont en place. Mais il n’y a pas de conditionnement sérieux. Si leur recherche et leur développement ont été financés à 70 % par le secteur public, celui-ci devrait avoir un contrôle proportionnel. Or, les brevets appartiennent à l’industrie. »

« On finance avec l’argent public et on laisse la propriété aux industriels. Ce n’est pas un deal valable, poursuit-elle. Tout le monde est très peu responsable vis-à-vis des dizaines de milliards d’euros dépensés, alors que c’est une question fondamentale de financement public. Et, dans le même temps, on demande aux gens de rester chez eux. »