Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Pour les autres malades, l’urgence de déconfiner

Mai 2020, par Info santé sécu social

16 MAI 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Malades du cancer, diabétiques ou ceux souffrant d’insuffisance rénale paient un lourd tribut à l’épidémie de Covid-19. Parfois parce qu’ils en sont les victimes, le plus souvent parce qu’ils ont été maintenus éloignés des soins. Une nouvelle vague est en train de se former.

Quand il sera temps d’évaluer la gestion de cette crise sanitaire, on ne pourra qu’être frappé par l’aveuglement collectif, à chaque étape de l’épidémie. La légèreté fin février ou début mars, quand le virus circulait activement dans le quart nord-est de la France. La lenteur aujourd’hui à réévaluer les priorités de santé, alors que le virus circule désormais à faible intensité sur une grande partie du territoire.

Dans une épidémie, il y a toujours plusieurs vagues. Il y aura sans doute des répliques au Covid-19. Mais de nombreux médecins craignent désormais une autre vague, celle formée par les autres malades, tenus à l’écart du système de soins, ou qui n’ont pas osé consulter.

Pour les malades chroniques, plus fragiles face au virus, c’est même une double peine. « Cela a été terrible pour les diabétiques d’entendre sans cesse parler des comorbidités, cela excusait presque un décès : il avait des comorbidités », s’agace la professeure Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de la Pitié-Salpêtrière à Paris. En Île-de-France, 29 % des malades du Covid-19 admis en réanimation sont diabétiques, 60 % ont des problèmes cardio-vasculaires.

Mais en prime, dans le service de diabétologie du Pr Hartemann, « tout ce qui n’était pas urgent a été annulé », explique-t-elle, car le personnel du service a été mobilisé dans les unités Covid : « On est devenus tous Covid. Nos patients n’ont pas osé nous déranger, pas osé venir aux urgences. » Et l’état de certains patients s’est dégradé, mais pas tous : « La panique en a mobilisé certains, qui ont mieux contrôlé leur diabète, d’autres au contraire se sont jetés sur la nourriture. On voit arriver des diabètes très déséquilibrés, des plaies du pied diabétique assez graves. On voit aussi de nouveaux patients qui n’ont pas pu consulter pendant deux mois. »

Les insuffisants rénaux sévères ont aussi payé un lourd tribut au Covid-19, parce qu’ils n’ont pas pu se confiner. Ceux qui n’ont pas bénéficié d’une greffe de rein doivent être dialysés, leur sang entièrement filtré, la plupart du temps dans des centres de dialyse, trois fois par semaine, pendant de longues heures, passées côte à côte dans de grandes salles communes. Ils sont aussi transportés par des taxis ou des ambulances, parfois à plusieurs. Ils ont multiplié les contacts, entre malades et avec les professionnels de santé et du transport.

Selon l’Agence de la biomédecine, sur 82 000 patients dialysés, 1 744 ont été diagnostiqués positifs pour le Covid-19, et 282 sont décédés. Les contaminations comme les décès sont concentrés en Île-de-France, où 800 dialysés ont été touchés, soit 10 % des malades de la région. Le néphrologue Guy Rostoker dirige le centre de dialyse de l’hôpital privé Claude-Gallien (Ramsay Santé), à Quincy-sous-Sénart, dans l’Essonne. Il a donné l’alerte, en prévenant l’association de malades du rein Renaloo, le 21 mars : « Nous avions déjà eu deux patients positifs les 10 et 17 mars, se souvient-il aujourd’hui. Nous n’avions pas assez de masques chirurgicaux pour nos patients et pas de surblouses. Ce jour-là, la pharmacie de l’hôpital n’a pu me fournir qu’une seule boîte de masques. Les transporteurs n’en avaient pas non plus. » L’alerte a été transmise par Renaloo au ministère de la santé : « Le 23 mars, nous avions des masques. Mais le virus circulait déjà, dans l’Essonne, et probablement dans le centre de dialyse. Au total, 27 patients sur 135 ont été contaminés, ainsi qu’une infirmière et moi-même, sans aucun doute sur mon lieu de travail. »

Le docteur Rostoker, 63 ans, a présenté une forme grave du Covid-19, malgré sa bonne forme physique. Il a été hospitalisé le 12 avril, a passé huit jours en réanimation, sans être intubé. « Je viens de rentrer chez moi, mais je ne travaillerai pas pendant de longs mois. J’ai perdu ma masse musculaire, et une grande partie de ma capacité respiratoire. J’espère la retrouver, mais au mieux au bout de 3 à 6 mois de rééducation, en espérant ne pas garder des séquelles. On ne sait rien encore des suites de cette maladie. » Parmi ses malades atteints du Covid-19, 11 sont décédés.

L’épidémie a depuis ralenti dans les centres de dialyse : « Depuis la fin du mois d’avril, on ne compte que quelques dizaines de nouveaux cas, explique Yvanie Caillé, fondatrice de l’association de malades du rein Renaloo. Les mesures de protection sont efficaces. » Mais l’association Renaloo s’interroge sur certaines règles de sécurité, en particulier l’interdiction des repas pendant la séance de dialyse. « Les patients se retrouvent à jeun pendant 7 à 8 heures, alors que la dialyse fatigue et donne faim. Les gens en souffrent beaucoup, perdent du poids, certains font des malaises, alors que les trois quarts des dialysés souffrent déjà de dénutrition », rappelle Yvanie Caillé. L’association a saisi sur le sujet la Haute Autorité de la santé et le Comité consultatif national d’éthique.

Les dialysés pâtissent aussi du plan blanc décrété dans tous les hôpitaux de France le 6 mars, qui prévoit la déprogrammation de toutes les opérations non urgentes afin de réserver des lits à un afflux de malades du Covid-19, en particulier en soins intensifs. « La greffe de rein, le traitement que certains dialysés attendaient depuis des mois, voire des années, a été suspendue le 18 mars, explique le néphrologue de la Pitié-Salpêtrière Alexandre Hertig. On l’a fait parce qu’on craignait que les patients greffés, aux défenses immunitaires affaiblies, soient plus fragiles face au virus. Mais a posteriori, on constate que les greffés ont réussi à se protéger du virus : seuls 1 % ont été contaminés par le Covid-19, contre 3 % des patients dialysés. On peut se demander si, en arrêtant les greffes, on n’a pas surexposé des malades en dialyse », constate-t-il.

Depuis le 11 mai, les greffes reprennent, mais seulement dans les zones vertes, suivant les recommandations de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation. Dans les zones rouges, quelques hôpitaux prennent l’initiative de les reprendre, comme la Pitié-Salpêtrière à Paris. « Ce n’est pas raisonnable de repousser encore les greffes de rein, s’alarme Yvanie Caillé, au nom de l’association Renaloo. Nous savons maintenant que les greffes de cœur, de foie ou de poumon, qui se sont poursuivies, se sont bien passées. On sait désormais qu’il est possible de protéger les patients pendant la greffe, et dans ses suites. Entre avril et mai, en France, 110 donneurs décédés ont été prélevés de différents organes, mais leurs reins ont été laissés en place. Cela veut dire qu’environ 220 greffes rénales ont été perdues, c’est terrible. La durée médiane d’attente pour une greffe de rein excède deux ans en France, elle est de plusieurs années en Île-de-France », rappelle Yvanie Caillé.

6 000 morts supplémentaires du cancer attendus en Grande-Bretagne
Les malades du cancer doivent aussi faire face à une interruption partielle de leurs soins. Floriane Bozzo a dû « se battre » pour réaliser un scanner à Paris. Elle est atteinte de « deux cancers, l’un au sein et l’autre au poumon, par chance pris précocement. En novembre, on m’a retiré un tiers d’un poumon. Pour ce cancer, le risque de récidive est très élevé les deux premières années. Un scanner était programmé. Mais tous les cabinets de radiologie en ville étaient fermés. Mon hôpital m’expliquait que je n’étais pas prioritaire : j’ai finalement eu un rendez-vous, la salle d’attente était vide… » Elle se trouve encore « chanceuse, car j’ai fini mes rayons pour le cancer du sein avant le confinement. Sur les forums d’entraide, de nombreux malades racontent que leurs chimiothérapies et leurs opérations ont été reportées. Certains ont vu leur tumeur doubler de taille, des ganglions apparaître ».

Le 14 mars, le Haut Conseil de la santé publique a publié des recommandations de prises en charge des malades du cancer pendant l’épidémie de Covid-19. Se basant alors sur les études chinoises, elles partent du postulat que « les patients atteints de cancers sont à risque beaucoup plus élevé (4 à 5 fois) de complications respiratoires sévères », et ce « d’autant qu’ils auront reçu une chirurgie ou une chimiothérapie dans les semaines qui précèdent ». Avec le recul, cette crainte était infondée : « On constate aujourd’hui que les malades du cancer n’ont pas été plus touchés par le Covid-19. Chez ceux qui l’ont été, il n’y a pas d’excès de mortalité », explique le professeur Jean-Yves Blay, président d’Unicancer, la fédération des Centres de lutte contre le cancer.

Pendant l’épidémie, toutes les alternatives à l’hospitalisation ont été recherchées, en particulier les traitements oraux ou intraveineux, administrés à domicile. Le but était de limiter le nombre de malades dans les services, donc le risque d’y introduire le Covid-19. « On a priorisé les hospitalisations pour les patients dont les traitements étaient indispensables car leurs cancers étaient curables, puis les malades dont les cancers étaient incurables, mais dont l’âge jeune les rendait moins vulnérables, dont l’espérance de vie était supérieure à 5 ans, ou dont les symptômes nécessitaient impérativement une poursuite des traitements. Pour de nombreux patients, dont le cancer est contrôlé, une pause thérapeutique était possible. J’ai arrêté les chimiothérapies intraveineuses d’environ la moitié de mes malades durant les premières semaines », explique le professeur Benoît You, oncologue aux Hospices civils de Lyon, qui a coordonné l’avis du Haut Conseil de santé publique.

En réalité, les services d’oncologie se sont adaptés à leur situation sanitaire locale. « Nous avons été modérément touchés à Lyon, nous avons repris les traitements au bout de deux semaines », poursuit Benoît You. Mais souvent « l’imagerie a été perturbée, pour laisser des plages libres à l’examen des poumons des patients suspects de Covid-19. Certaines analyses génétiques des cancers ont été interrompues, pour que les laboratoires puissent se concentrer sur les tests du Covid-19. Et surtout les grosses chirurgies de cancers, qui ont besoin d’une réanimation, ont fréquemment été suspendues. Les anesthésistes et les respirateurs étaient réservés aux malades du Covid. Cela nous a posé des questions éthiques, car on a pris le risque de retarder la prise en charge de patients parfois jeunes, dont la maladie devait être gérée rapidement. Maintenant la situation s’est améliorée, on a beaucoup d’opérations à rattraper, il faut rééquilibrer les moyens médicaux, pour sauver d’autres vies ».

Le président de la Ligue contre le cancer Axel Kahn confirme : « Il y a une vraie difficulté avec la chirurgie. Dans le Grand Est et en Île-de-France en particulier, il a même été très difficile d’inscrire au tableau des indications urgentes d’opérations de cancers. La Ligue a même dû intervenir pour 3 cas. »

Benoît You comme Jean-Yves Blay reconnaissent que la situation a été très difficile dans le Grand Est et l’Île-de-France : bien plus de chimiothérapies et d’opérations ont été déprogrammées. L’Institut Gustave-Roussy de Villejuif (Val-de-Marne) a même été réquisitionné pour ouvrir des unités COVID. « Le retard va être difficile à rattraper », dit Jean-Yves Blay.

La Ligue contre le cancer a reçu les témoignages de « 3 000 malades complètement perdus, dont les opérations ont été annulées, les traitements reportés, sans plus d’explications, complète Axel Kahn. Leurs oncologues ne répondaient plus aux appels. Leur angoisse était immense ». C’est exactement ce que raconte Émilie, qui habite dans les Hauts-de-France. En rémission d’un cancer du sein très agressif, on lui a découvert en début d’année une « masse au poumon. Un examen a été réalisé en février. C’est une tumeur rare. Pour décider d’un protocole de soins, il fallait de nombreux avis. Mais pendant l’épidémie, mon service d’oncologie a dû déménager pour laisser la place à une unité COVID. Mes médecins n’arrivaient plus à se réunir, ne me répondaient plus. On a probablement perdu 2 à 3 semaines, j’étais morte d’angoisse ».

Du retard a aussi été pris dans les dépistages de nouveaux cancers : les centres de lutte contre le cancer constatent une « baisse de 50 % des nouveaux cas sur les 2 mois de confinement, indique Jean-Yves Blay, le président de la fédération Unicancer. Des patients avec des grosseurs, des saignements, des ballonnements n’ont pas pu ou n’ont pas osé consulter. On voit arriver des patients qui avait une boule il y a deux mois et qui ont désormais des ganglions partout. Dans certains cancers, les retards de prise en charge ont un impact direct sur la mortalité. Les Britanniques anticipent 6 000 morts supplémentaires du cancer dans une hypothèse optimiste, 4 à 5 fois plus dans une hypothèse pessimiste ». Benoît You veut désormais rassurer les patients : « On a su préserver nos services d’oncologie. À l’entrée, on questionne les patients et on prend leur température. » Jean-Yves Blay insiste : « Il ne faut désormais plus perdre de temps. Le risque d’être contaminé par un Covid dans un centre de lutte contre le cancer est extrêmement faible. Le risque est bien plus grand de retarder un dépistage ou des traitements. »

Toujours en arrêt de travail après son Covid-19 sévère, le docteur Guy Rostoker réfléchit lui aussi à un « plan de levée du confinement » de son service de dialyse. « On a mis en place une organisation digne d’une médecine de champ de bataille, avec des flux de patients Covid et non-Covid étanches, des entrées et des sorties différentes pour que les gens ne se croisent pas, un questionnaire de 10 minutes à l’arrivée de chaque patient. Ces mesures drastiques ne sont pas tenables à moyen et long terme, face à un risque qui est devenu très modéré. Maintenant, on a les masques et les tests, c’est différent. C’est triste de le dire : si on les avait eus au départ, les choses se seraient passées différemment. »

Pour Yvanie Caillé, les dialysés ont aussi le droit de faire des entorses au confinement strict, à condition de se protéger. « Renaloo s’est battu pour obtenir, pour tous les malades les plus fragiles, un lot de 10 masques gratuits chaque semaine, pour se protéger au moment de la visite de l’aide à domicile, pour faire ses courses, simplement pour sortir prendre l’air, revoir un ami, avec d’infinies précautions. » Elle questionne aussi la rigidité des règles posées au déconfinement : « Une personne fragile devrait rester enfermée chez elle, son conjoint aussi, et ses enfants ne pas aller à l’école ? Il faut trouver un juste équilibre. Chaque personne fragile a droit à une évaluation de son risque individuel. Ce n’est pas la même chose d’avoir 1 % ou 25 % de chances de mourir du Covid. Il faut déconfiner la pensée, sortir de la paranoïa, apprendre à vivre avec ce virus. »