Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Pour les gens du voyage, la « trouille de la dette » rejoint celle du virus

Avril 2020, par Info santé sécu social

20 AVRIL 2020 PAR PIERRE-YVES BULTEAU

Du Pontet à Nantes, en passant par Perpignan, ces citoyens français, touchés de plein fouet par la crise économique et sanitaire, survivent grâce à l’entraide familiale et la solidarité associative.

Quand on lui demande comment elle fait pour s’en sortir, Nelly Debart marque un léger silence, avant de lancer, bravache : « On jongle. Avant le Covid, on était des forains. Aujourd’hui, nous voilà devenus circassiens. » Installée avec le clan familial sur un terrain près d’Avignon, la quadragénaire fait tout pour détendre l’atmosphère. Pourtant, au fil de la discussion, elle raconte un quotidien de galères venant clairement de basculer dans la misère. « J’ai fait les simulations d’aides aux autoentrepreneurs. Si je touche 30 à 50 euros sur mai, ce sera bien le maximum, témoigne la commerçante, qui n’a plus « rien fait entrer en caisse depuis les marchés de Noël » et doit s’occuper de parents « cochant toutes les cases » des facteurs de comorbidité liés au coronavirus.

« Deux mois, ça passe encore, mais là, depuis décembre, ça devient carrément difficile », enchéri Stephen Lebeau. Posé sur le terrain d’un cousin de Loire-Atlantique, le forain précise que « depuis le début de la crise, [il a] déjà perdu une dizaine de places, dont les carnavals de Nantes et de Pornic ». Son début de saison empêché, il tue le temps en entretenant ses mini-manèges et kiosques à chichis et à barbes à papa, espérant « une reprise avant la fin de l’année ».

Un même refrain de galère entonné à Perpignan. « Nous ne sommes pas des gens du voyage, précise d’emblée Mambo Saadna, figure respectée du quartier gitan de Saint-Jacques, mais on vit comme eux, en famille, de petits boulots qui ont disparu avec la crise. » Résultat, après un début de confinement « un peu compliqué, surtout pour les jeunes », l’ancien guitariste et chanteur des tournées internationales de Titi Robin et Idir, joue à plein sa nouvelle partition de médiateur. « Aujourd’hui, mon travail consiste à suivre au mieux les dossiers administratifs des bénéficiaires de Saint-Jacques. » Un travail « pas facile », tant Gitans et voyageurs n’ont pas pour habitude de s’adresser aux travailleurs sociaux. « C’est vrai qu’on n’a pas ce réflexe, confirme Nelly Debart, entre deux coupures de téléphone qu’elle explique du fait de la proximité du campement familial avec la ligne TGV Avignon-Paris. Mais je me dis que plus on va accumuler les dettes, moins on aura le choix d’y aller. »

Responsable des Forges médiation, structure de lien entre les gens du voyage et le pôle égalité de la métropole nantaise, Cécile Coutant avoue « que l’attribution des aides reste encore floue » et dit attendre les consignes de l’État pour aider au mieux les voyageurs à remplir les documents, donnant notamment accès au fonds de solidarité des autoentrepreneurs. Une démarche complexe, « d’autant plus quand on est illettré, qu’on déclare des revenus souvent minimes, faute de boulot régulier et d’une trésorerie qui repose beaucoup sur des travaux non déclarés », reconnaît Cécile Coutant. « Que ce soit sur les aires d’accueil, via notre page Facebook, sur les terrains familiaux, les stationnements spontanés, nous faisons tout pour qu’il n’y ait pas de rupture de suivi avec les familles, assure-t-elle. Chaque jeudi, nous avons une visioconférence avec les différents acteurs concernés, pour faire le bilan de la semaine et enclencher les mécanismes de solidarité, comme la distribution de colis alimentaires. »

Craignant pour « le pain de ses petits », Stephen Lebeau ne sait pas « comment il va pouvoir payer les charges courantes ni ses crédits ». Assurance des caravanes, des outils et des fourgons utilitaires, droits de place et de fluides [l’eau et l’électricité – ndlr] sur les aires d’accueil, « le budget moyen des charges tourne autour des 400 euros par mois », évalue Marc Béziat. Pour le secrétaire général de l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC), « l’enjeu principal est de convaincre les gestionnaires de sursoir aux loyers. Sur un temps court et exceptionnel, certes, mais de les annuler », insiste-t-il en donnant l’exemple de Saint-Nazaire où la gratuité a été instaurée sur les aires, le temps que passe la pandémie. « Davantage que le coronavirus, sur les terrains, c’est la trouille de la dette qui est en train de circuler », estime-t-il.

D’autant que, dans leur majorité, les gens du voyage ne pourront pas bénéficier des aides gouvernementales annoncées et votées ce vendredi. Si la caravane est bien considérée par l’État comme une habitation, elle n’ouvre pas droit aux aides au logement. Empêchant ainsi les familles ne touchant ni l’ASS ni le RSA de prétendre aux 100 euros promis le 15 avril dernier par Édouard Philippe, cette « aide automatique » étant directement conditionnée aux APL.

Dans l’urgence, il faudrait donc que les centres sociaux intègrent les voyageurs à leurs dispositifs d’aides, qu’ils soient ou non domiciliés dans la ville de leur confinement. « Pour le moment ce n’est pas le cas, assurent Marc Béziat et Cécile Coutant. Ce qui les empêche de bénéficier des aides sociales de première nécessité. » « Question finances, c’est la bérézina, confie Nelly Debart. Mais l’important, c’est qu’il n’y ait pas de malade chez nous, il faut donc relativiser. »

« Hormis Angers, où j’ai eu connaissance d’une situation d’exclusion sanitaire en aire d’accueil, les règles de distanciation sociale et les gestes barrières sont appliqués à la lettre par les voyageurs, rappelle Marc Béziat. D’abord, parce qu’ils ont une peur bleue des virus. Surtout, parce qu’ils en ont assez qu’on les considère toujours comme seuls vecteurs de contagion, alors même qu’avec leurs problèmes de diabète, de surpoids et d’hypertension, ils sont considérés comme des personnes à risque », insiste le secrétaire général de l’ANGVC.

Du côté de Perpignan, le confinement a certes été plus lent, « mais les pasteurs ont dû lancer plusieurs appels aux autorités pour qu’elles le fassent respecter, rappelle Mambo Saadna. Et puis, reprend le médiateur, sur les 4 000 Gitans du quartier, neuf sont pour l’instant décédés du Covid-19. Après ça, n’allez pas me dire que nous serions les seuls vecteurs et victimes de ce virus. En pointant une nouvelle fois du doigt nos modes de vie, cette crise fait ressortir les préjugés les plus ancrés dans la population », dit, lassé, l’ancien guitariste-chanteur.

Toujours considéré comme un quartier à risque, deux centres d’examens médicaux et un hôtel ont été ouverts à Saint-Jacques, organisant au mieux la quatorzaine obligatoire en cas d’infection. « C’est tout à fait normal, se félicite Mambo Saadna. On a même été plus loin que les autorités en mettant en place une liaison avec l’hôpital. Les médecins donnent des nouvelles de nos malades à l’un de nos 50 pasteurs qui les répercutent ensuite aux familles concernées. »

À Nantes, c’est Christophe Sauvé qui fait le lien entre la communauté et le milieu hospitalier. Curé des voyageurs, il sillonne quasi quotidiennement la Loire-Atlantique et la Vendée, en appui aux familles. « Au CHD de La Roche-sur-Yon, des médecins ont pris aux mots la promesse d’Emmanuel Macron autorisant d’accompagner les derniers instants d’un parent par ses proches. Mardi, relate le « Rachai », ils ont ainsi permis aux enfants d’un vieux voyageur, décédé du cœur, de lui rendre un dernier hommage avant la sépulture. Avec ou sans le coronavirus, ces moments-là sont importants. »

Équipé de masques et d’une charlotte pour le micro de sa sono portative, l’homme d’église a accompagné cinq familles endeuillées par le Covid-19. Des moments compliqués, d’autant plus quand on doit respecter « ces 1,5 m de distance entre chacun, garder les masques même pendant les chants. Culturellement, ça a été très difficile à faire accepter, résume Christophe Sauvé. Mais chacun accepte de bouger, comme cette directrice de pompes funèbres à Rezé, qui a permis la présence d’un petit braséro auprès du mort, une tradition forte chez les voyageurs ». Devenues plus intimes, ces veillées n’en sont pas moins ferventes. « Finalement, il se passe de belles choses dans cette épreuve que nous vivons tous. Voyageurs comme gadjé, nous sommes bousculés dans nos habitudes et c’est peut-être l’une des principales leçons à tirer de cette crise, espère le curé. Tâchons de ne pas trop vite l’oublier. »

Le long de la voie ferrée du Pontet, Nelly Debart garde le moral, même si elle reconnaît parfois l’avoir « dans les chaussettes ». « À cette période, je devrais normalement préparer le marché des Saintes-Maries-de-la-Mer, être en train de vérifier mes cartons de pantacourts et de robes d’été. » Comme la majorité des grands événements, ce pèlerinage à la Vierge Noire a, lui aussi, été annulé. « J’ai bien peur que ce lot de 500 euros de vêtements me reste un moment sur les bras, prédit la commerçante. Pourtant, c’est ce marché qui, d’habitude, nous permet de tenir et de manger, jusqu’en novembre. » Inquiète, elle ne voit pas la saison reprendre avant les prochains marchés de Noël.