Industrie pharmaceutique

Médiapart - Procès Mediator : Servier peine à impliquer les politiques

Février 2020, par Info santé sécu social

6 FÉVRIER 2020 PAR ROZENN LE SAINT

L’ancien ministre de la santé Xavier Bertrand, auditionné ce jeudi 6 février comme témoin au procès du Mediator, a justifié l’inaction des politiques. Lui-même aurait très bien pu dérembourser l’antidiabétique déguisé en coupe-faim avant son interdiction actée en 2009. La défense du laboratoire Servier n’a pas brillé dans sa tentative de partager les torts dans ce scandale sanitaire.

La défense de Servier s’est piégée toute seule. Les avocats du laboratoire producteur du Mediator avaient eux-mêmes demandé que Xavier Bertrand soit cité à comparaître en tant que témoin. Ce qu’il a fait ce 6 février au tribunal correctionnel de Paris, quatre mois et demi après le début du procès fleuve. Il était invité à réaliser sa déposition en sa qualité d’ancien ministre de la santé. Il l’a été d’abord de 2005 à 2007, alors que le Mediator était toujours autorisé et remboursé par la Sécurité sociale ; puis du 14 novembre 2010 – en plein éclatement du scandale sanitaire puisque deux jours plus tard, l’agence du médicament admettait que le Mediator avait causé au moins 500 morts – à 2012.

C’est le seul ministre en fonction pendant les trente-trois années d’autorisation de vente du Mediator en France à être auditionné lors du procès. Alors, aux yeux de la défense de Servier, il incarne à lui tout seul la responsabilité des ministres de la santé qui se sont succédé avenue de Ségur sans avoir agi de 1976 à 2009. Aux yeux des victimes, il apparaît comme le sauveur : lors de son deuxième passage au ministère, il a œuvré à créer pour elles un fonds d’indemnisation.

« Vous avez agi dans l’intérêt des victimes : dans votre communication particulièrement brillante, vous avez stigmatisé les laboratoires Servier, dès l’origine, présentés comme des coupables. Probablement dans l’intérêt des patients mais pas seulement, vous avez choisi de porter une atteinte irrémédiable à la présomption d’innocence », l’accuse Hervé Temime, l’avocat de Servier, après avoir souhaité à Xavier Bertrand d’exaucer ses ambitions présidentielles.

« Si tel est le cas, pourquoi ne pas avoir saisi la justice ? », le coupe dans sa tirade l’actuel président de la Région Hauts-de-France, calme mais vif par ses réponses. Le ténor du barreau balbutie « parce que vous n’avez cessé de violer la loi, vous étiez un politique rompu ». Au bout de quatre heures d’audience, il tient à terminer sa plaidoirie déguisée en interrogatoire. « Les laboratoires Servier sont devenus une sorte de paillasson sur lequel on pouvait s’asseoir. Vous avez agi en protégeant les patients, mais aussi votre carrière politique ! Vous vous présentez comme le chevalier blanc ! », s’emporte Hervé Temime.

« Vos propos sont insultants vis-à-vis des victimes ! », lui lance alors Charles Joseph-Oudin, avocat de victimes. En leur nom, il avait un peu plus tôt remercié l’ancien ministre pour avoir facilité leur parcours d’indemnisation, tout comme ses confrères représentant les parties civiles. « Vous n’avez pas honte, vous pensez aux victimes qui sont présentes dans la salle, qui sont mortes ? », enchaîne-t-il. « Alors elles ne sont pas dans la salle ! », raille Me Temime. Une plaisanterie de très mauvais goût, révélatrice de l’épuisement de la défense du laboratoire qui peine depuis le 23 septembre à ne pas endosser seul le rôle de responsable. Encore raté ce 6 février. La défense s’est enfoncée malgré elle dans ce qui est reproché à Servier depuis le début du scandale sanitaire, un cynisme à tout épreuve.

En guise de point final, Xavier Bertrand a haussé la voix. « Pourquoi n’avez-vous jamais coopéré ? Pourquoi n’avez-vous pas eu ce geste dès novembre 2010, de reconnaître que c’était un médicament dangereux pour la santé ? De dire que vous souhaitiez réparer ? Il y aurait eu ces propos, il y aurait eu une communication différente. »

Dans ce procès, Servier répond d’« homicides et blessures involontaires », une qualification également retenue contre l’Agence du médicament (lire aussi Le procès d’un laboratoire et de l’État). Cette dernière, par la voix de son directeur Dominique Martin, qui la représente, a reconnu « la part de responsabilité » du gendarme du médicament et la « négligence » commise, le 29 janvier, à la barre. Le laboratoire comparaît aussi pour « tromperie aggravée », pour avoir « sciemment dissimulé » les propriétés anorexigènes du Mediator. Cela donne une justification clés en main aux responsables de l’administration – de l’Agence du médicament aux politiques – pour ne pas avoir interdit avant 2009 le Mediator : la dangerosité de l’antidiabétique déguisé en coupe-faim ne serait pas remontée jusqu’à eux.

Sans remboursement, moins de prises de Mediator et donc moins de morts

Au-delà des risques mortels du Mediator, ses bénéfices étaient aussi discutés depuis des années. Or quand les médicaments sont jugés insuffisamment efficaces, la Haute Autorité de santé préconise un déremboursement et la décision finale relève du ministre de la santé. « Le non-remboursement en France de médicaments à balance bénéfices-risques défavorable est un moyen de protéger les patients de médicaments qui restent autorisés en Europe », rappelait d’ailleurs la revue médicale indépendante Prescrire en décembre 2019. Sans remboursement, moins de prises de Mediator, et donc moins de morts, en somme.

La Suisse a ainsi échappé à l’épidémie de maladies du cœur et des poumons provoquées par le Mediator. « En général, quand ce n’est pas remboursé, c’est que c’est peu efficace. En Suisse, l’équivalent du Mediator était très peu prescrit puisqu’il n’était pas remboursé par l’Assurance maladie », assure Etzel Gysling, médecin qui dirige Infomed, le cousin helvète de Prescrire. À tel point que Servier l’a retiré du marché suisse dès 1997.

En France, de 1976 à 2009, le Mediator a toujours bénéficié d’un taux de remboursement de 65 % et même de 100 % lorsqu’il était prescrit à des diabétiques. Et ce, alors que le service médical rendu a été jugé insuffisant dès 1999. Cela en a coûté entre 30 et 45 millions d’euros par an à la Sécurité sociale, selon les juges d’instruction, soit entre 990 millions et près de 1,5 milliard d’euros en tout pendant ses trente-trois ans de commercialisation.

Comment le Mediator est-il passé à la trappe des demandes de déremboursement envoyées aux différents ministres de la santé ? Pierre-Louis Bras, directeur de la Sécurité sociale de 2000 à 2002, qui a précédé Xavier Bertrand à la barre la veille, en a témoigné au Palais de justice de Paris. Il a rappelé qu’« un médicament à service médical rendu insuffisant n’a pas vocation à être remboursé par la Sécurité sociale ». Lui a envoyé un courrier dès 2001 au ministère de la santé. En 2006, la Haute Autorité de la santé réaffirme le manque d’efficacité du Mediator. L’instance rédige alors une note intitulée « Note pour le ministre », projetée lors de l’audience. « Le sujet de cette note n’est pas transmis au ministère, je ne l’ai pas vue, affirme Xavier Bertrand. Il s’agit d’une note préparatoire, pas d’une demande officielle de déremboursement. »

Les informations ont décidément du mal à remonter jusqu’au ministre de la santé. Xavier Bertrand rebondit alors en expliquant que la réforme qu’il insuffle en 2011 prévoit « que tous les dossiers à caractère sensible qui touchent à la dangerosité des produits de santé soient soumis mensuellement au cabinet du ministre et qu’une fois par an, le ministre en ait connaissance pour que personne ne puisse dire : “Je ne savais pas” ».

Car Xavier Bertrand préfère s’étendre sur son deuxième passage à la tête du ministère de la santé. D’une part, sur la création du fonds d’indemnisation pour les victimes en 2011, qui a permis à 3 803 patients de recevoir une offre de réparation pour un montant total de 182,2 millions d’euros dont 152,5 millions d’euros ont été versés, au 31 décembre 2019, selon Servier. « À chaque scandale, le même stratagème est utilisé, que cela soit pour les victimes de l’amiante, du sang contaminé ou du Mediator : un fonds d’indemnisation spécifique est mis en place pour éviter que la question des responsabilités politiques ne se pose. Ce qui explique qu’il y ait eu si peu de grands procès dans le domaine sanitaire », analyse Didier Tony, chercheur au CNRS.

Il s’étale aussi sur sa loi « anti-cadeau » inspirée du Sunshine Act américain dans le but d’éviter les conflits d’intérêts qui gangrenaient notamment l’Agence du médicament du temps du Mediator. C’est justement l’objet du dernier chapitre avant les plaidoiries de ce procès hors norme. Juste après ce volet escroquerie, place à celui consacré au trafic d’influence qui entrera dans le dur du sujet à partir du 13 février