Les retraites

Médiapart - Projet de loi retraites : le détail des perdants et des rares gagnants

Janvier 2020, par Info santé sécu social

16 JANVIER 2020 PAR ROMARIC GODIN, MATHILDE GOANEC ET CHRISTOPHE GUEUGNEAU

La philosophie du projet de loi retraites, prévu le 24 janvier en conseil des ministres, reste inchangée : un alignement général sur un même régime, quitte à multiplier les perdants. Les femmes sont visées à plus d’un titre. Décryptage point par point.

Qui perd, qui gagne ? La loi réformant notre système des retraites sera examiné par une commission spéciale à l’Assemblée nationale à partir du 3 février, avant une arrivée dans l’hémicycle le 17 du même mois. Le mouvement social porté par des syndicats qui veulent son retrait ne désarme pas, avec une nouvelle journée de mobilisation annoncée le 24 janvier, lors de la présentation en conseil des ministres. Si des points ont bougé depuis les premières annonces, comme l’année de mise en œuvre ou l’exemption de plusieurs catégories professionnelles du régime « universel », l’exécutif tient bon sur le cadrage budgétaire, la pénibilité ou encore la transformation profonde du mode de calcul.

Les salariés du secteur privé au régime général basculent dans un système à cotisations définies
Les salariés du secteur privé qui cotisent au régime général de l’assurance-vieillesse et qui sont nés après le 1er janvier 1975 basculeront dans le système universel de retraite par points au 1er janvier 2025. Pour ceux qui sont nés après le 1er janvier 2004, le basculement se fera dès le 1er janvier 2022, soit à leurs 18 ans, afin que la génération 2004 soit la première à réaliser une carrière complète dans le nouveau système.

Il y aura donc à partir de 2025 trois cas pour ces salariés. Ceux nés avant 1975 continueront à voir leur retraite calculée sur le système annuel, par annuité, selon le schéma de la réforme Touraine de 2014, qui prévoit déjà une forte baisse du taux de remplacement et un allongement de la durée de cotisation jusqu’à 43 ans pour la génération 1973. Il est probable que ces dispositions soient encore aggravées par la conférence de financement qui rendra des conclusions en avril pour équilibrer le système d’ici à 2027. Il s’agira de réaliser 12 milliards d’euros d’économies sur ceux qui partiront à la retraite à partir de 2022, soit à partir de la génération née en 1960.

Ceux nés après 2004 commenceront dès 2022 à accumuler des points. Une heure de travail donnera lieu à l’acquisition d’un certain nombre de points qui alimenteront un compte individuel. Au moment du départ à la retraite, la pension sera calculée en convertissant ces points en euros de pension. À la différence du système actuel, le calcul des droits ne se fera donc pas par trimestre (sur la base de 150 heures travaillées sur trois mois) et le calcul de la pension ne s’effectuera pas sur la base des 25 meilleures années. L’ensemble de la carrière sera pris en compte désormais.

Il sera possible en théorie de liquider sa retraite à partir de 62 ans. Les premières retraites par points complètes devraient donc être liquidées en 2066. Mais le projet de loi prévoit un « âge d’équilibre » en dessous duquel la pension liquidée sera frappée d’un malus de 5 % par an. Si, en revanche, on part plus tard, cette pension sera bonifiée de 5 % par an. Cet âge sera fixé par le conseil d’administration du gestionnaire du SRU (système de retraite universel) et évoluera par défaut à raison de deux tiers des gains d’espérance de vie. Les âges de départ réels seront donc sans doute supérieurs à 62 ans.

Il est, en réalité, impossible de donner actuellement une idée du montant de ces retraites. C’est le principe de ce nouveau système qui est à cotisations définies et non plus à prestations définies. Autrement dit, on sait combien on cotise, pas combien on touchera à la fin. Les pensions futures dépendront principalement de deux taux : celui d’acquisition des points et celui de conversion (« taux de service »). Ces taux seront fixés par le gouvernement, après délibération du conseil d’administration de la Caisse nationale de retraite universelle. Entre 2022 et 2045, ces deux taux devront évoluer entre le taux d’inflation et le taux de croissance du revenu moyen par tête. Après 2045, il évoluera par défaut en parallèle du revenu moyen par tête, sauf décision contraire du gouvernement (le projet de loi n’offre ici aucune garantie).

Pour les salariés nés entre 1975 et 2004, il y aura une double comptabilité. Les droits à la retraite acquis au titre de l’ancien système seront conservés jusqu’au 1er janvier 2025 et convertis dans le système à points selon des modalités qui restent très largement à définir. « Préserver les droits acquis » est, effectivement, une promesse délicate à tenir, dans la mesure où les modes et les bases de calculs des deux systèmes sont très différents. Quoi qu’il en soit, la première retraite à points, s’appuyant partiellement sur l’ancien système, sera liquidée en 2037 au mieux.

Enfin, il est mis en place un minimum retraite qui pourra être acquis à partir d’un « âge de référence » qui sera de 64 ans. Il sera mis en place dès 2022 pour un montant de 1 000 euros net, puis passera à 83 % du Smic net en 2023, à 84 % en 2024 et, enfin, à 85 % du Smic net en 2025. Ce montant restera fixe par la suite. Mais pour avoir droit à ce minimum, il faudra avoir une « carrière complète », ce qui est un concept étranger par nature au système par points. Pour calculer une telle carrière, on aura donc recours au calcul d’annuités fondé sur l’idée que 50 heures de travail au Smic sur un mois permettront de valider un mois. Sur cette base, il faudra valider 43 ans de cotisations à partir de la génération 1973 et avoir atteint l’âge de référence pour bénéficier de ce minimum de 85 % du Smic. Les années minimales et l’âge de référence évolueront avec l’espérance de vie…

Si ces conditions ne sont pas remplies, il y aura une retraite minimale au prorata, autrement dit, pour celui qui aurait validé 37 ans et demi, soit l’ancienne base pour calculer la retraite, on aura au minimum 87,2 % de 85 % du Smic, soit 74,1 % du Smic. Ce montant minimum n’évoluera plus avec le Smic, mais avec l’inflation. L’économiste Henri Sterdyniak a donc calculé qu’au bout de 20 ans, sur la base d’un gain de pouvoir d’achat au niveau du Smic de 1 % par an, la retraite ne représentera plus que 70 % du Smic…

On comprend donc que Pierre-Édouard Magnan, porte-parole du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), se montre sceptique sur ces fameux « 1 000 euros minimum » de retraite annoncés par le gouvernement : « Il faudra une carrière complète de 42 ans, mais des gens qui ont 20/25 ans de carrière, ce sera de moins en moins rare. S’ils veulent, ils n’ont qu’à mettre le minimum vieillesse à 1 000 euros, au moins ce serait une avancée. »

Régimes spéciaux : transitions et exceptions
Aux termes du projet de loi, le système universel de retraites s’appliquera à tous sans exception et il n’y aura plus de régimes spéciaux. Mais cette universalité n’est que théorique et les réserves et exceptions sont maintenues.

Il y a d’abord ce que le secrétaire d’État aux transports, Jean-Baptiste Djebbari, a appelé des « modalités de transition » et qui prévoit des régimes spécifiques de convergence vers le SRU. Celles-ci ont été négociées dans les branches ou les entreprises concernées.

Des transitions longues pour certains régimes spéciaux
Ainsi, à la RATP et à la SNCF, n’entreront dans le régime universel que les agents nés après 1980 pour le personnel « sédentaire » et après 1985 pour le personnel roulant. Cela implique qu’environ 70 % des agents ne seront pas concernés par le SRU. Une ordonnance fixera les modalités de la transition de l’âge légal de départ à la retraite, qui sera très progressive, mais cet âge sera bien à terme porté à 62 ans. Par ailleurs, le calcul des futures pensions pour ceux qui auront cotisé sur le régime spécial sera fondé sur l’extrapolation des salaires de fin de carrière au 1er janvier 2025 et non sur les rémunérations à cette date.

À l’Opéra de Paris, les nouvelles règles s’appliqueront pour les personnes nées après 1977 (voire 1980), et pour les danseurs, un dispositif spécifique est prévu, tandis que ceux embauchés avant le 1er janvier 2022 conserveront le droit de partir à la retraite à 42 ans.

L’article 7 du projet de loi ordinaire indique que le régime des marins sera traité à part. Une ordonnance précisera les conditions de transition de ce régime. Le gouvernement pourrait reconnaître la possibilité de partir en retraite à taux plein à 62 ans.

Dans les secteurs du gaz et de l’électricité, il est prévu l’intégration des primes et la revalorisation des salaires.

Ces transitions concernent également deux collectivités d’outre-mer, Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon, qui devront converger vers le régime général d’ici à 2033.

Les exceptions à l’universalité du régime universel
Outre ces modalités de transition, il existe des exceptions aux règles communes pour certains secteurs. La Caisse de retraite du personnel navigant dans l’aérien, qui est un régime complémentaire autonome, sera maintenue et, à la différence des autres régimes complémentaires, ne sera pas absorbée par le système universel. L’âge légal de départ à la retraite a, de plus, été maintenu à 60 ans pour les pilotes, sans perspectives de convergence avec le régime universel. Pour les autres personnels navigants, l’âge légal pour une retraite à taux plein sera progressivement porté à ces 60 ans. Les routiers ont, quant à eux, obtenu le maintien du « congé de fin d’activité » qui permet de partir de façon anticipée sous certaines conditions : 26 ans d’activité permettent ainsi de partir à 57 ans.

Des départs anticipés à la retraite sont prévus pour certaines fonctions régaliennes, « sous réserve d’avoir effectué des missions d’une dangerosité particulière » pendant une certaine période. Ces dernières seront bien intégrées officiellement dans le SRU (à partir des générations 1985 et intégralement à partir de la génération 2004), mais elles pourront partir jusqu’à dix ans plus tôt en retraite. Une surcotisation prise en charge par l’État permettra de maintenir le niveau des pensions. Ces dispositions devraient concerner les policiers présents sur le terrain et les pompiers professionnels, chacun avec des spécificités qui restent à négocier, notamment les années nécessaires d’exposition à la « dangerosité ». Quant au régime de retraite des militaires, et donc des gendarmes, il est conservé. Comme aujourd’hui, ces catégories pourront ainsi partir en retraite sans conditions d’âge et avec des conditions de cotisation avantageuses.

Du côté des avocats, des négociations difficiles sont en cours. Le gouvernement propose de conserver les avantages de la profession dans le cadre du régime universel, tandis que les représentants de la profession souhaitent conserver leur régime autonome.

En outre-mer, Mayotte conservera son régime propre, alors que La Réunion, la Guadeloupe et la Martinique (et, on l’a vu, avec une période transitoire, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna) passeront dans le SRU. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ne sont pas non plus concernées par le régime universel.

Si les personnels du Conseil économique, social et environnemental perdront leur régime spécial, et si le régime de l’Assemblée nationale a été réformé, ce n’est pas le cas de l’autre assemblée du pouvoir législatif. La question se pose en effet pour le Sénat, qui dispose d’un régime très généreux, que son président, Gérard Larcher, a cependant promis d’adapter.

La fonction publique perd sa spécificité… et des plumes
Les 900 000 enseignants français ont découvert, effarés, la catastrophe : la prise en compte de toute leur carrière pour le calcul de leur retraite entraînera mécaniquement une baisse substantielle de leur pension de retraite. Ils ne sont pas les seuls.

Des centaines de milliers d’agents dans la fonction publique hospitalière ou territoriale, qui ne touchent pas ou peu de primes, sont également concernés. C’est la compensation trouvée par le gouvernement à un alignement du public sur le privé : intégrer la « part indemnitaire » (les primes) à la part « indiciaire » (le salaire) pour le calcul final. Même les employeurs territoriaux ont pris la plume pour écrire leur inquiétude au premier ministre à ce sujet.

Depuis, les différents ministres concernés rament pour expliquer que des augmentations auront lieu, pour combler les trous (voir ici le papier de Faïza Zerouala sur le plan de revalorisation de la rémunération des enseignants). Mais si l’on reprend l’exemple des aides-soignantes, déjà lésées par la réforme de pénibilité, comment faire grimper leur rémunération suffisamment d’ici 2037 pour éviter la déroute ?

« On a fait un calcul, ce sont des fourchettes, mais si on devait revaloriser de manière indiciaire suffisamment tous ces agents, on parle de 15 à 20 milliards d’euros, alors que nous serions, selon le gouvernement, déjà en permanence au bord de l’agonie budgétaire !, rappelle Jean-Marc Canon, de la CGT Fonction publique. C’est de l’enfumage. »

Les indépendants et libéraux passent au régime universel
Les travailleurs indépendants seront intégrés dans le système universel de retraite. Ils cotiseront alors à taux normal (part déplafonnée, part employeurs et part salariés) jusqu’au plafond de la Sécurité sociale, soit 40 000 euros par an. Entre un et trois plafonds de la Sécurité sociale (de 40 000 à 120 000 euros annuels), ils seront dégrevés de la part patronale (60 % du total). La cotisation déplafonnée sera due sur l’ensemble des revenus d’activité. Leurs droits seront néanmoins proportionnels à cette cotisation et seront donc minorés par rapport aux salariés.

Pour amortir le coût de ces cotisations, l’assiette de calcul de la CSG sera fixée sur le brut (jusqu’ici les cotisations sociales sont intégrées dans cette assiette). Pour bénéficier du minimum de 85 % du Smic, les indépendants auront la possibilité (facultative) de valider quatre trimestres pour un montant cotisé équivalent à 600 Smic horaires.

Pour les professions libérales, les caisses spécifiques seront progressivement intégrées au SRU avec des périodes transitoires pouvant aller jusqu’à 15 ans. À terme, cotisations et droits seront équivalents à ceux de tous les travailleurs indépendants.

Chômage et pénibilité
Chômage : pas mieux, et parfois même pire

C’était l’un des mantras gouvernementaux de début décembre : cette réforme était taillée sur mesure pour améliorer le sort à la retraite des citoyens ayant connu une vie de travail « hachée ». Avec un simulateur des plus sommaires, il est impossible, un mois plus tard, d’être précis. Ce qui est sûr, c’est que le nouveau système ne devrait pas changer beaucoup la donne en termes d’acquisition de droits, du moins dans les périodes indemnisées, en revanche, quelles que soient les périodes, le passage d’un calcul sur les 25 meilleures années à un calcul sur l’ensemble de la carrière aura à coup sûr de lourdes conséquences.

L’article 42 du projet de loi indique que « les périodes de chômage donneront lieu à l’acquisition de points sur la base des indemnités versées à ces assurés au titre de ces périodes, notamment l’allocation de retour à l’emploi et […] l’allocation spécifique de solidarité ». Contrairement à aujourd’hui, c’est donc sur la base de l’ARE que les points seront déterminés, et non plus sur le salaire antérieur.

Le projet de loi le justifie par un effet de la réforme de l’assurance-chômage : « En se fondant ainsi sur l’allocation versée, dont le niveau de remplacement est plus élevé lorsque le niveau de rémunération antérieur est plus faible, l’acquisition de points sur ce fondement favorisera la redistribution vers les personnes qui se retrouvent être les moins indemnisées au titre du chômage. » Derrière cette phrase alambiquée, une réalité : avec la réforme du chômage, les hauts revenus subissent une dégressivité de leur indemnité qui était déjà plafonnée. Donc, ceux-ci devraient accumuler des points de moindre valeur quand ils sont au chômage (indemnisé). Ce qui ne veut pas pour autant dire que les revenus plus faibles y gagneront…

Car on en revient toujours au même problème : en passant d’un calcul sur les 25 meilleures années à un calcul sur l’ensemble de la carrière, à savoir 42, 43, voire 44 ans, les salariés passés par la case chômage y perdront, quoi qu’il arrive. À l’exception, peut-être, de quelques cas extrêmes de personnes ne parvenant pas à travailler plus de 150 heures par trimestre, qui donc n’ouvriraient pas à l’heure actuelle de droits sur ces périodes. Encore faudrait-il qu’elles enchaînent ces trimestres à moins de 150 heures pendant plus de 17 ans…

Les périodes de chômage non indemnisées pèseront par conséquent bien plus elles aussi. Selon la CGT Spectacle, ces périodes « vont peser, à la baisse, encore plus lourd que maintenant notamment les jours de carences et de franchises. Même avec seulement cinq mauvaises années sur toute la carrière, c’est 12 % de baisse minimum, pour les précaires, cela pourrait aller jusqu’à 70 % de baisse ». « Un intermittent qui aura alterné toute sa carrière des périodes de travail et de chômage, même indemnisées, n’aura jamais une carrière complète », pointe le syndicat.

Interrogé par Mediapart, Pierre-Édouard Magnan, porte-parole du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), est amer. Pour lui, « le nouveau système est aussi mauvais que l’ancien ». « Le RSA, c’était des périodes qui n’existaient pas avant et qui n’existeront pas après la réforme », constate-t-il. Et d’ajouter : « C’est la réforme précédente de l’assurance-chômage qui est la vraie attaque contre les chômeurs. Pour pouvoir dire qu’il n’indemnisait pas moins les chômeurs, le gouvernement a en fait durci les possibilités d’accès au chômage. Et donc ça va avoir un impact avec la réforme des retraites. Moins d’accès au chômage, ce sera donc moins de retraite aussi derrière. »

La pénibilité, sacrifiée ?
Pour le moment, cela part mal. Rien ou presque n’a avancé sur le sujet de la prise en compte de la pénibilité dans le futur système de retraite, alors même que les changements qui s’annoncent sont majeurs. Là encore, le principe est simple, il s’agit d’unifier les régimes. « Que l’on exerce une fonction pénible dans le secteur privé ou dans un service public, ceci doit ouvrir à tous les mêmes droits », dit le texte.

Concrètement, cela signifie la suppression de tous les dispositifs de départ avant l’âge légal de départ à la retraite en raison de la difficulté du métier, et la généralisation du système de « points de pénibilité », accumulés dans un compte (le C2P), permettant de partir plus tôt.

Pour la fonction publique, c’est le coup de massue. Le texte supprime la « catégorie » active qui permettait à 750 000 fonctionnaires de partir 5 ou 10 ans plut tôt que les autres, comme les aides-soignantes ou les égoutiers. Des corps échappent à la coupe sèche, les policiers, les gardiens de prison, les pompiers volontaires, les douaniers pour l’essentiel, soit environ 200 000 agents. Les autres dépendront comme les salariés du privé du C2P.

« On fait rentrer les travailleurs de la fonction publique dans un C2P mal conçue et vidé de sa substance par les ordonnances Macron », résume Julie Landour, sociologue à Paris-Dauphine. Car le C2P n’a pas que des vertus. Dix critères avaient été retenus à sa création, quatre ont déjà été supprimés par ordonnance en 2017 (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux). Il reste le travail de nuit, le travail en équipe successives alternantes, le travail répétitif, le travail exercé en milieu hyperbare (sous hautes pressions) et dans des températures extrêmes.

Actuellement, si un salarié est exposé sur une part significative de sa carrière à ces six critères et qu’il est reconnu invalide pour ces raisons, il peut partir à 60 ans. Idem dans le projet de loi, mais étendu à tous. Malgré la demande unanime des syndicats, hors de question de réintroduire les quatre critères effacés il y a deux ans. Seule concession, l’abaissement des seuils pour le travail de nuit : de 120 à 110 nuits par an et de 50 à 30 nuits pour les équipes alternantes.

Certains, sérieusement lésés dans la fonction publique par la suppression de la catégorie active, réussiront à gagner des points, et donc deux années de départ anticipé. 250 000 fonctionnaires restent le bec dans l’eau. Les égoutiers, par exemple, partaient 10 ans plus tôt que les autres, c’est terminé. Le gouvernement préfère voir le verre à moitié plein : « L’extension du C2P, à la fonction publique et aux régimes spéciaux, et la baisse de ces deux seuils se traduiront par une augmentation de 300 000 personnes du nombre de bénéficiaires. »

Le nouveau système ne résout par ailleurs en rien les inégalités scandaleuses, dans le privé comme dans le public, entre l’ouvrier, l’employé et le cadre. Pour bénéficier du C2P, il faut déjà être « très endommagé », rappelle Julie Landour, sociologue à Paris-Dauphine. « Les seuils sont tellement haut que très peu de salariés peuvent les mobiliser. Par ailleurs, ce sont des déclarations faites par l’employeur, donc c’est beaucoup en fonction de leur bonne volonté. »

Ce qui explique la persistance de chiffres effarants, publiés par la Dares : 63 % des accidents du travail concernent les ouvriers (2 % les cadres), ouvriers qui sont également surexposés aux maladies professionnelles, aux accidents mortels ou graves. Les ouvriers et employés finissent donc leur carrière en moins bonne santé, sans outils de compensation vraiment efficaces et subiront donc doublement le recul de l’âge de départ.

Le gouvernement n’a par ailleurs pas pris en compte un autre gros point noir lié au chômage des seniors. En octobre dernier, la Cour des comptes tirait la sonnette d’alarme dans une lettre adressée à Édouard Philippe. Elle constatait que les réformes des retraites successives ont contribué à retarder l’âge moyen de départ à la retraite des Français, mais que cela a abouti, dans beaucoup de cas, à une hausse du chômage chez les seniors.

Pour cette catégorie de la population, les chances de retrouver un emploi chutent brutalement après 52 ans. Le taux de retour à l’emploi est ainsi proche des 50 % à 50 ans, mais tombe à 30 % à 58 ans et à 20 % à 60 ans. Un problème qui, une fois encore, était beaucoup moindre en prenant les 25 meilleures années en compte.

Femmes et hauts salaires
La double peine des femmes salariées et fonctionnaires

Là encore, les différents champs de la réforme se croisent et s’ajoutent, pour certains… et surtout pour certaines. Mais au moins, le gouvernement est lucide : « Un système de retraite ne peut corriger complètement les inégalités qui affectent les parcours professionnels et les parcours de vie », et en particulier les inégalités femmes-hommes, qui plongent leurs racines dans le monde du travail. « Mais il doit prendre toute sa part à leur résorption », écrit-il noir sur blanc dans son projet de loi. Actuellement, la retraite des femmes est inférieure de près de 42 % à celle des hommes.

Dans les faits, la manière de résorber ces inégalités est moins claire. Le gouvernement plaide que sa réforme est plus juste pour les carrières hachées et les habitués du temps partiel, majoritairement des femmes. En ouvrant un droit à la retraite à « chaque heure travaillée », les femmes y gagneront. Sauf que la prise en compte de l’intégralité de la carrière refait pencher la balance vers un amoindrissement du niveau de pension.

Dans la fonction publique, l’intégration des primes dans le calcul de la retraite n’est pas non plus pour rassurer les agentes. Les femmes touchent 33 % de primes en moins que leurs collègues hommes et ces primes sont moins élevées. Dans le privé, le tableau n’est guère plus brillant. La suppression de la catégorie active dans la fonction publique les pénalise tout autant. Sur les 750 000 fonctionnaires concernés, 400 000 sont des femmes. « Tout projet qui allonge de fait la durée de travail pénalise les femmes car 40 % des femmes qui liquident leurs droits à la retraite ont des carrières incomplètes. Malgré les bonifications possibles avec les enfants. Donc c’est la catastrophe », estime Sophie Binet, en charge de ces dossiers à la CGT.

Sur le sujet des enfants, le gouvernement s’est beaucoup emmêlé les pinceaux. Pour aboutir à des arbitrages, qui ne sont toujours pas convaincants pour les syndicats ou les associations féministes : la suppression des huit trimestres de majoration par enfant actuelle est remplacée par une majoration de 5 % de la retraite par enfant (et 7 % pour le troisième enfant). « Cela valorise les femmes qui ont eu un seul enfant mais celles qui ont trois enfants y perdent, note Julie Landour. Ces 5 % pourront être attribués au choix aux hommes ou aux femmes, à la femme par défaut, avec la crainte que la différence de salaire à la faveur des hommes ne fasse pencher la balance vers le père. » « Les femmes, qui ont des enfants, se mettent plus souvent que les hommes à temps partiel. Cela éloigne la retraite et fait baisser le niveau de pension, ajoute Julie Landour. C’est du temps mort, qui ne rapporte rien. »

Le gouvernement a en revanche reculé sur le calcul des pensions de réversion, au décès d’un conjoint ; la pension de réversion sera bien attribuée à partir de 55 ans (comme c’est le cas actuellement), au lieu des 62 ans un temps envisagé, et garantira au conjoint survivant le maintien de 70 % des ressources du couple. Le nouveau mode de calcul sera appliqué aux conjoints survivants d’assurés concernés par le futur système universel, soit seulement à partir de 2037. En cas de divorce, prononcé avant 2025, les règles actuelles consistant à conditionner la pension de réversion en fonction de la durée du mariage demeurent. Après 2025, le fonctionnement doit être précisé par ordonnances.

Hauts salaires : gagnants, mais moins gagnants que les fonds de pension
L’article 13 du projet de loi précise que « les cotisations servant de base au calcul des droits à retraite seront calculées dans la limite de 3 fois le montant du plafond annuel de la Sécurité sociale (PASS) », c’est-à-dire environ 10 000 euros brut par mois. Au delà, « une cotisation déplafonnée dont le taux sera fixé par décret à 2,81 %, s’appliquera à la totalité des rémunérations perçues sans limitation de niveau ». Cette cotisation n’ouvrira pas droit à des points de retraite. Quelque 300 000 salariés, indépendants et fonctionnaires français touchent plus de 10 000 euros par mois, et seront donc concernés par cette mesure. Ils verront leurs revenus nets augmenter – mais aussi baisser leurs pensions de retraite.

Dans le système actuel, les salariés cotisent sur leur salaire à environ 28 % pour la retraite (environ 17 % sont pris en charge par l’employeur et 11 % par le salarié). Et ce jusqu’à 324 000 euros brut de salaire annuel, soit 27 000 euros brut par mois. Au-delà de cette somme, les très hauts salaires continuent à cotiser, au taux de 2,3 % (1,9 % payé par l’employeur, 0,4 % par le salarié), mais sans que cela leur donne de droits supplémentaires pour la retraite. Il s’agit uniquement d’une participation au financement du système, sans droits en contrepartie. Le plafond est donc descendu de 27 000 euros brut par mois à 10 000. La baisse de pension entraînera nécessairement, pour ces hauts revenus, la tentation de se tourner vers des systèmes de capitalisation et de fonds de pension.

Deux articles de loi vendent la mèche. Dans l’article 15, le gouvernement écrit qu’une « ordonnance pourra modifier les règles d’assujettissement à cotisations et contributions sociales ainsi qu’à l’impôt des versements des salariés et de leurs employeurs dans le cadre de dispositifs de retraite supplémentaire en compensation des moindres cotisations acquittées sur la part de rémunération comprise entre 3 et 8 PASS dans le système universel de retraite ». François Hommeril, à la tête de la CFE-CGC, ne s’y est pas laissé tromper. Sur Twitter, il remarque, à propos de ce passage : « Ceux qui ont aimé le débat “BlackRock” versus Retraites, qui ont écouté en se bidonnant les dénégations du gouvernement sur la diminution de l’assiette des cotisations, ADORERONT le dernier paragraphe de l’article 15 du projet de loi. »

L’article 64 du projet de loi annonce par ailleurs encore plus clairement la couleur : « Le secteur de l’assurance est appelé à se mobiliser, afin que le recours à ces véhicules se généralise et que l’économie française puisse ainsi bénéficier pleinement du dynamisme de l’épargne retraite généré par la loi PACTE. » La loi Pacte, adoptée au printemps 2019, prévoyait justement une plus grande défiscalisation des produits d’épargne retraite, qui ont été relookés dans la foulée. Une évolution à laquelle assistent avec plaisir les acteurs de ce marché potentiellement gigantesque, dont l’américain BlackRock, premier gestionnaire d’actifs au monde, régulièrement reçu à l’Élysée.