La Sécurité sociale

Médiapart - « Protection sociale » dans la Constitution : vers une Sécurité sociale affaiblie

Juillet 2018, par Info santé sécu social

15 JUILLET 2018 PAR MANUEL JARDINAUD ET ROMARIC GODIN

Avec un amendement ajoutant la notion de « protection sociale » à la mention « sécurité sociale » dans la loi fondamentale, la majorité a déclenché une vague de protestations des tenants du modèle français issu de l’après-guerre. Récusant toute tentative de démantèlement, le pouvoir va pourtant graver dans le marbre la fin de l’institution comme unique pivot de la solidarité nationale.

L’amendement a été voté en toute discrétion par La République en marche (LREM) en commission des lois, dénoncé par l’opposition de gauche, renié par la majorité, mais il va revenir en séance sous une autre forme. Cet amendement du député Olivier Véran remplace « sécurité sociale » par « protection sociale » dans l’article 34 de la Constitution et va être finalement discuté dans l’hémicycle après une rédaction plus acceptable politiquement. L’article 34 précise que la loi définit ce qu’est la Sécurité sociale, puis que le PLFSS (projet de loi de financement de la Sécurité sociale) définit les moyens de cette dernière.

Un petit mot de différence, une expression qui évolue à la marge, et c’est tout un symbole qui vacille : la Sécurité sociale, issue du programme du Conseil national de la Résistance en 1944, généralisée en 1946 avec « la retraite des vieux » et constitutionnalisée en 1948 dans le préambule de la loi fondamentale. Une institution au sens premier du terme, qui fonde le modèle social français.

Le 4 juillet, donc, le député LREM Olivier Véran fait adopter un amendement au projet de loi sur la réforme constitutionnelle qui supprime la mention « sécurité sociale » au profit de « protection sociale » dans sept articles de la Constitution où il est question de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). L’information passe un peu inaperçue, avant de provoquer un tollé dans les rangs de l’opposition de gauche.

L’ex-élu PS justifie son ajout : il s’agit de permettre de financer la dépendance dans le cadre de la LFSS. Et rien d’autre. Selon lui, le texte ne porte aucune volonté d’atteinte à l’existence de la Sécu. L’exposé des motifs, d’ailleurs, soutient son argument, tout en l’élargissant : « À l’horizon 2019, cette adaptation du cadre constitutionnel est une condition indispensable à l’identification de la protection sociale d’un risque de dépendance, conformément au souhait du président de la République, ainsi qu’à la création d’un système universel de retraite. »

Avant d’entrer dans le détail des implications budgétaires et politiques d’une telle démarche, les oppositions ont d’abord réagi à la mise à l’écart du symbole qu’est la Sécurité sociale. Pierre Laurent, pour le PCF, déclare le jour même : « Les parlementaires communistes ne laisseront pas faire. La Sécurité sociale est la base de notre système social. Le coup porté illustre la volonté de brader toujours plus la solidarité et la santé. » Le quotidien L’Humanité sonne la charge à son tour le lendemain avec sa une cinglante : « Le jour où ils ont décider d’effacer la Sécurité sociale. »

Les organisations syndicales embrayent. Le chef de file de Force ouvrière, Pascal Pavageau, tweete : « Un pays en ruine crée la Sécurité sociale, concept unique au monde, socialement et solidairement exceptionnel et d’une rare modernité. Alors que la France est riche, cette sécurité doit croître. La déconstitutionnaliser selon un leurre de protection est une faute historique. » Jocelyne Cabanal, secrétaire nationale pour la protection sociale à la CFDT, évoque « l’article 34 [qui] ne doit pas confondre sécurité et protection sociale ». Pour la CGT, « cette modification portera gravement atteinte à la nature même de la Sécurité sociale ».

La majorité et le gouvernement doivent rapidement répondre pour éteindre le feu de la riposte médiatique à cet amendement. Olivier Véran, auprès de Mediapart, argumente à nouveau qu’il n’y a pas de plan caché, que ce n’est qu’une mesure technique permettant d’intégrer le risque de la dépendance dans les dépenses sociales.

Interpellé au Sénat le 5 juillet par la sénatrice communiste Éliane Assassi, qui qualifie la Sécurité sociale de « trésor national » et de « pilier central de la nation », Édouard Philippe doit prendre le temps de justifier la proposition, tout en assurant qu’elle sera modifiée : « Notre objectif est de faire en sorte que la Sécurité sociale soit préservée, évidemment, et au-delà renforcée, pour que la solidarité qui lie les Françaises et les Français trouve de nouvelles richesses, de nouvelles forces pour accomplir sa mission initiale. »

Le premier ministre ne rétropédale pas, mais ouvre la porte à une rédaction différente de l’amendement. C’est chose faite le 6 juillet, en prévision du débat en séance à l’Assemblée nationale qui doit commencer quatre jours plus tard. Olivier Véran dépose alors un nouvel amendement, qui remplace celui initialement accepté en commission et qui sera retiré. N’y figure plus qu’une seule modification, toujours dans l’article 34 de la Constitution, qui encadre la règle de financement de la Sécurité sociale. Y est ajouté « protection sociale » sans que l’institution ne disparaisse du texte. L’honneur est sauf, la majorité montre sa bonne foi de ne pas tuer la Sécu, comme Olivier Véran s’est évertué à le rappeler à la tribune du Palais-Bourbon.

Un second amendement qui ne change pas grand-chose
Aujourd’hui, la Sécurité sociale, financée par des cotisations sociales et l’impôt (la CSG), couvre les risques de la maladie, verse la retraite de base et les allocations familiales. À cette couverture de solidarité s’ajoutent les retraites complémentaires obligatoires et l’assurance-chômage, gérées par les partenaires sociaux. Cette dernière est dorénavant financée en partie par l’impôt.

Fondamentalement, l’évolution sémantique et technique du nouvel amendement ne modifie pas la donne de départ. Qu’y voient encore les parlementaires opposés à cette modification de la Constitution ? « Faire référence à la protection sociale dans la Constitution, c’est acter le passage d’un système financé par les cotisations sociales à un passage à l’impôt, s’emporte le député communiste Sébastien Jumel. C’est un bouleversement de notre système de solidarité. »

Cette extension, avec ou sans changement de nom, ouvre la porte – à terme – à une modification profonde du fonctionnement de la protection sociale à la française. D’abord parce que cette création « externe » d’un nouveau pilier permet d’envisager une extension à d’autres branches de la protection sociale qui ne sont pas incluses dans la Sécurité sociale : les retraites complémentaires ou encore l’assurance-chômage. À chaque fois, la justification sera la même : le financement décroissant par la cotisation et le financement croissant par l’impôt.

Concernant les retraites complémentaires, dites Agirc-Arrco, actuellement gérées par les partenaires sociaux, le doute n’est pas permis. L’amendement d’Olivier Véran persiste à inclure dans la « protection sociale » le futur « système universel de retraites » qui devrait fusionner régime général et régime complémentaire. L’amendement constitutionnel va permettre et faciliter cette fusion dans le budget, dépouillant au passage les syndicats et patronat de leurs prérogatives en matière de gestion.

Le financement par l’État gagne du terrain au détriment de celui par les cotisations
Autre non-dit : le cas de l’assurance-chômage. Dans son discours devant le Congrès de Versailles le 9 juillet, Emmanuel Macron a pourtant été on ne peut plus clair : « La solidarité nationale est de plus en plus financée par l’impôt, ce que vous avez voté en matière d’assurance-chômage a ainsi supprimé toute cotisation salariale remplacée par la CSG, mais il faut bien expliquer l’ensemble de cette réforme, ne pas voir que la CSG qui augmente d’un côté, en oubliant que ce sont toutes les cotisations sociales salariales qui ont baissé de l’autre. » L’assurance-chômage ne rentrera pas à terme dans le budget lié à la protection sociale et sortira des mains des partenaires sociaux, qui la géraient comme un amortisseur en dehors des contraintes budgétaires de l’État.

Si le PLFSS est désormais élargi à ces domaines hors Sécurité sociale, il suffira de vider progressivement par une loi organique la Sécurité sociale de son contenu pour le transférer vers la partie « externe » du texte budgétaire. Cette évolution n’est certes pas certaine, et n’est pas assumée par la majorité. Mais elle sera désormais permise par le texte constitutionnel et s’appuie sur des choix des gouvernements précédents et de ce gouvernement.

En 2017, les exonérations de cotisations représentaient 30 milliards d’euros, soit plus de 10 % des recettes de la Sécurité sociale. Depuis, le gouvernement a supprimé les cotisations salariales maladie et s’apprête à réduire drastiquement, en 2019, les cotisations patronales pour les salaires compris entre le Smic et 1,5 fois le Smic. L’assurance-chômage verra ses cotisations salariales entièrement supprimées en octobre 2018 et remplacées par la CSG, un impôt national au taux fixé par le gouvernement.

Progressivement, donc, le financement par l’État gagne du terrain au détriment du financement par les cotisations. Logiquement, le PLFSS a de moins en moins d’autonomie. Il s’intègre de plus en plus dans le cadre d’une politique budgétaire plus large. La particularité du financement social tend donc progressivement à disparaître et c’est bien ce que l’amendement d’Olivier Véran grave dans le marbre de la loi fondamentale.

D’autant que l’argument de la dépendance comme raison unique de modifier la Constitution peut être remis en question. En 2005, la loi dépendance a créé la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), « chargée de financer les aides en faveur des personnes âgées en perte d’autonomie et des personnes handicapées, de garantir l’égalité de traitement sur tout le territoire et pour l’ensemble des handicaps et des situations de perte d’autonomie ». Financée par l’État et la Sécurité sociale, elle pourrait parfaitement être un outil au service du « risque dépendance » si cher à Emmanuel Macron en voyant ses missions élargies par une future loi. Mais la majorité semble avoir oublié jusqu’à l’existence de la CNSA…

Le virage opéré par la majorité ne convainc néanmoins pas les opposants. Marietta Karamanli, du groupe Nouvelle gauche, se dit toujours inquiète : « On ne peut pas remplacer un terme précis, qui fait référence à des valeurs, à un financement identifié, à des acteurs définis, par un terme plus large. On élargit avec des termes vagues, d’où le paritarisme est exclu. »

« C’est révolutionnaire, c’est un saut technique et juridique puissant, ajoute Frédéric Pierru, sociologue spécialiste des systèmes de santé. Cela prépare au démantèlement du financement de la Sécurité sociale. » Il critique vertement l’expression « solidarité nationale », amplement utilisée par le gouvernement, qui, selon lui, « a toujours servi pour étatiser le système ».

Si l’effet domino n’est pas direct – la trajectoire pour passer d’une solidarité liée aux cotisations sociales vers une protection financée par l’impôt est loin d’être achevée –, les pions se mettent néanmoins en place. Un ancien député socialiste, spécialiste des questions du vieillissement, abonde : « Derrière, on y voit cette tentation que le PLFSS ajuste le budget de l’État. »

Comme le révélait Le Canard enchaîné dans son édition du 4 juillet, la réforme des retraites en prend la direction. L’hebdomadaire satirique écrit, évoquant les négociations en cours : « Ce qui se déroule en coulisse ne va pas forcément rassurer les syndicats et les organisations patronales adeptes d’une partition rigoureuse entre le social et l’État. Ainsi, le haut fonctionnaire Christian Charpy planche-t-il en secret sur l’intégration de la loi de financement de la Sécurité sociale dans la loi de finances de l’État. En clair : la Sécu deviendrait une ligne budgétaire. »
Une hypothèse qui ne surprend pas Frédéric Pierru : « À la direction du budget, c’est un vieux projet de fondre les deux lois de finances. L’idée est de toute façon, pour Emmanuel Macron, de mettre la protection sociale sous contrainte budgétaire. »

Avec des conséquences dramatiques pour la protection sociale dans son ensemble. En cas de conjoncture basse, le gouvernement pourra faire évoluer directement le système social pour rétablir les équilibres. Ne disposant plus de ressources ni de capacité d’endettement propres, le système social deviendra ainsi un possible moyen d’ajustement afin de préserver les équilibres, de ne pas augmenter la dette publique et, surtout, de préserver les subventions et cadeaux fiscaux à certaines catégories comme les entreprises au nom de l’emploi.

Pour compenser ces ajustements, l’État pourrait, dans ce cadre, intégrer au financement de la protection sociale des mesures d’incitation fiscale à un financement privé qui serait financé par un redimensionnement de la protection sociale, accélérant ainsi la privatisation du système. On irait alors vers une individualisation croissante de la protection sociale, comme le souhaite le gouvernement, et vers la réduction de la solidarité nationale à un simple « filet de protection » pour les plus fragiles. Là encore, on n’y est pas. Mais la déconstruction juridique du cadre de la Sécurité sociale issue du programme du Conseil national de la Résistance ouvre cette possibilité. L’amendement d’Olivier Véran devrait être discuté en séance le lundi 16 juillet