Les retraites

Mediapart : Réforme des retraites : tenir la grève, malgré l’étau financier

Janvier 2020, par infosecusanté

Mediapart : Réforme des retraites : tenir la grève, malgré l’étau financier

4 janvier 2020

Par Mathilde Goanec


Atténuée fin décembre par le versement d’un 13e mois de salaire pour certains, la grève va commencer dès janvier à se faire sentir sur les fiches de paie. Reportage auprès des salariés les plus mobilisés, de la SNCF, de la RATP ou de l’Éducation nationale.

Un mois de grève interprofessionnelle contre la réforme des retraites : le record de 1995 est bel est bien pulvérisé. Si la fiche de paye des grévistes semble plutôt épargnée pour le mois de décembre, celle de janvier aura vraisemblablement l’allure d’une page blanche, notamment dans les secteurs les plus mobilisés, comme la SNCF, la RATP ou, dans une moindre mesure, l’Éducation nationale.

« Nous savions entre collègues que l’on prenait le risque d’un salaire à zéro pour commencer l’année, confirme Olivier Richard, agent de maintenance sur un site RATP de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis. Ça ne nous démobilise pas pour autant. Nous nous attendions depuis le début à devoir durer longtemps, jusqu’au retrait de la réforme. »
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Chacun a donc anticipé comme il a pu. Olivier Richard, un prêt sur le dos pour une maison à Chelles, en Seine-et-Marne, a également la charge de deux enfants. Le second est gardé par une nourrice, à laquelle il faut verser un salaire tous les mois, grève ou pas. L’agent RATP a choisi de faire grève pendant 15 jours « seulement », et sa femme a mis les bouchées doubles début décembre pour compenser le manque à gagner.

Employée dans un salon d’épilation au laser, elle est restée dormir deux semaines dans un appartement voisin de son travail, avec d’autres collègues, afin de pallier le manque de transports et multiplier ainsi les heures supplémentaires. Les deux enfants du couple ont été confiés 15 jours à leurs grands-parents. « On avait ainsi le temps, ma femme de travailler à fond et moi, de passer du temps sur les piquets de grève », explique Olivier Richard.

Ulysse Champion, machiniste au dépôt de bus RATP d’Aubervilliers, a enchaîné 26 jours de grève depuis le 5 décembre. Comme ses collègues « irréductibles » du syndicat Solidaires RATP, il a compté sur son 13e mois (l’équivalent d’un salaire sans les primes) versé en décembre pour finir l’année sereinement. Il sait aussi que le gros de ses jours non travaillés, en raison du mode de calcul de la direction, figurera sur sa fiche de paye de janvier.

Mais Ulysse s’est préparé depuis longtemps au conflit, notamment en ne touchant pas à son compte, sur lequel est versé le paiement des heures supplémentaires. Sa femme, employée commerciale dans le privé, a fait seulement deux jours de grève, à l’occasion des appels nationaux à manifester.

« Nous savons bien que c’est le transport qui est le plus impactant. Donc on a tout misé sur moi », explique l’agent RATP. « Je ne dirais pas que la question financière ne compte pas, mais elle est anecdotique au regard de ce qui se prépare. On a beaucoup d’argent à perdre sur le long terme, nos enfants aussi, poursuit Ulysse Champion, père de quatre fils et filles. Ce n’est pas le moment de faire des économies et je crois que la base, à la RATP, l’a bien compris. »

Interrogé sur de possibles difficultés financières, Damien Jorond, professeur d’histoire-géographie en anglais à Marseille, commence par dérouler avec enthousiasme les actions menées depuis début décembre. Blocage, rétention de notes, démission de la charge de professeur principal, assemblée générale commune entre enseignants et parents d’élèves…

Ce lycée tranquille du 12e arrondissement de Marseille, « un peu plan-plan », est devenu une référence locale en termes de mobilisation, alors même qu’il est très peu structuré syndicalement. À peu près 50 grévistes lors des journées de manifestation sur environ 80 enseignants, une grosse vingtaine en grève reconductible plusieurs jours durant : c’est du jamais vu pour l’établissement Nelson-Mandela.

Pour le mois de décembre, Damien Jorond a lui cumulé six jours de grève, ce qui est déjà important dans l’Éducation nationale, qui s’est surtout massivement mobilisée les 5, 10 et 17 décembre. « Voir que t’es pas tout seul, ça porte, et puis le fond de la réforme a achevé de me convaincre. Pour les enseignants, on est vraiment dans l’équation vieillesse égale pauvreté. C’est impossible de rester sans réagir. »

Ce cheminement ne va pas de soi : « Beaucoup de profs, ces dernières années, ne voulaient plus faire grève. Ils avaient vraiment le sentiment de perdre une journée de salaire pour rien. Mais mener des actions nouvelles, visibles, dont on a parlé en dehors du lycée, a contribué à motiver les collègues. »

C’est la toute première grève pour Mohamed Moussouni, entré il y a deux ans seulement à la SNCF comme aiguilleur. Et pourtant, déjà 21 jours chômés au compteur. « J’ai repris le travail pour sauver quelques jours de repos, qui sautent aussi quand on fait grève, afin de limiter la casse. En décembre, j’ai perdu 300 euros, sur 2 000 euros de salaire, et j’ai touché mon 13e mois. En janvier, ça va faire plus mal… » Sa compagne, qui travaille dans une chaîne de boulangerie, gagne seulement 1 200 euros par mois. Elle était gréviste pourtant elle aussi, deux jours en décembre.

Le trentenaire a travaillé une dizaine d’années en intérim, avant de passer le concours de la SNCF. « Dans le passé, je ne pensais qu’à trouver du travail et remplir le frigo. Là, j’ai un emploi stable, donc je me suis pris en main. C’est facile de parler mais, à un moment donné, il faut passer aux actes. Et donc, la logique, c’est de faire grève, jusqu’au retrait. »

Il s’est également syndiqué récemment chez SUD Rail et ne cesse depuis ces dernières semaines de se documenter sur la réforme : « Notre but aujourd’hui, c’est que le privé nous rejoigne, car ce projet concerne tout le monde. On parle d’une réforme universelle, le gouvernement ne cesse de vanter son minimum vieillesse à 1 000 euros. Mais avec 1 000 euros de pension, on reste pauvre ! »
La possibilité de caisses de grève en ligne a renouvelé les débats

Pour mener son combat dans la durée, Mohamed et sa compagne pensent à décaler leurs futures vacances. Ulysse Champion, dont les enfants ont entre 14 et 21 ans, a rogné sur les dépenses de Noël, sans que cela ne provoque de mécontentement particulier : « Ils savent pour qui on se bat. »

Olivier Richard, à l’approche des fêtes, a également prévenu sa famille : « On a concentré les moyens sur les cadeaux des enfants, pour ne pas les priver de Noël. » Sous le sapin, les proches de cet agent RATP ont glissé un peu d’argent, accompagné de mots d’encouragement. « Cela ne remplace pas une paye, mais ça réchauffe le cœur. »

Les caisses de grève ne compenseront pas, loin de là, l’effort financier de chacun. Elles se multiplient depuis un mois, la plus alimentée et relayée médiatiquement étant la cagnotte lancée par la CGT info’com 3. Lancée en 2016 à l’occasion de la loi Travail, cogérée par les syndicats CGT et SUD, elle avait pour but de soutenir dans la durée les « salarié·e·s en grève reconductible qui luttent contre la régression sociale et défendent le Droit du travail et les conventions collectives ». Les occasions n’ont pas manqué.

Cette somme impressionnante a cependant avant tout une valeur performative et témoigne du soutien sensible d’une partie de la population au mouvement. Individuellement, personne n’espère pouvoir toucher un salaire de remplacement, même en y ajoutant les sommes récoltées par la myriade de caisses qui fleurissent actuellement.

« Nous avons notre propre caisse de grève au dépôt RATP d’Aubervilliers, explique Ulysse Champion. C’est en train d’être discuté mais nous ne sommes pas sûrs de distribuer des sommes d’argent à la fin. Nous pensons plutôt à une sorte de banque alimentaire, si les temps deviennent difficiles, afin de distribuer des sacs de courses aux grévistes. »

Dans le lycée Nelson-Mandela à Marseille, depuis le 5 décembre, une caisse « embryonnaire » s’est aussi montée : « Comme nous n’avons pas vraiment la culture de la grève, admet Damien Jorond, on ne sait pas encore comment l’utiliser, ni qui en bénéficiera. L’idée est plutôt de permettre aux agents ayant de petits salaires, comme les collègues de la vie scolaire, de se mobiliser eux aussi, en les aidant financièrement. »

À la SNCF, la fédération CGT des cheminots ainsi que SUD Rail ont ouvert leurs propres caisses, en plus des collectes organisées lors des manifestations ou actions des grévistes. « [Les collègues] commencent tout juste à parler de l’utilisation de ces cagnottes, confirme Mohamed Moussouni. Ce sera un plus, bien sûr, mais je ne compte pas trop dessus ; je pars du principe qu’il vaut mieux faire grève que de contribuer à une caisse de grève. »

C’est l’une des critiques récurrentes faites à ces cagnotte : donner de l’argent peut valoir exonération de soi-même se déclarer gréviste. La tentation est grande de la mobilisation par procuration.

« Ce qui m’inquiète dans ce genre d’appels à contribution, c’est le fait que même le monde syndical banalise le fait que des gens ne peuvent plus faire grève, analyse Christian Mahieux, ancien cheminot, syndiqué chez SUD rail, aujourd’hui retraité, et l’auteur d’un texte éclairant publié ici sur le sujet 3. Que croit-on ? Que pour les agents RATP ou SNCF, c’est plus facile ? Qu’ils gagnent des mille et des cents ? On devrait plutôt chercher à comprendre pourquoi il y a des secteurs, notamment dans le privé, où il n’y a plus d’activité syndicale du tout et tenter de changer la donne. »

Christian Mahieux ne jette pourtant pas le principe même de ces cagnottes à la poubelle. « Les plus efficaces, à mon sens, sont les caisses locales, car une dynamique peut se construire autour, dans les tractages sur les marchés, dans les actions de communication auprès des autres salariés sur le mouvement. Ensuite parce que la redistribution reste gérée localement, les grévistes à la base décident de la manière dont on distribue l’argent, en assemblée générale. »

Il existe, rappelle cet article du Monde 3, un seul syndicat équipé d’une caisse de grève confédérale, et il s’agit de la… CFDT. L’organisation s’est effectivement dotée, dans les années 1970, de cet outil pour venir en soutien à ses adhérents en lutte, et leur assurer également un soutien juridique. Vu l’orientation prise par le syndicat dirigé par Laurent Berger, la part reversée aux grévistes y est désormais minoritaire mais elle reste active. Le versement aux adhérents grévistes se fait à la demande des syndicats CFDT locaux.

Ironie du sort, la CFDT cheminote, en grève depuis le 5 décembre contre l’avis de sa centrale, doit donc logiquement pouvoir y avoir accès.

La caisse de grève CGT info’com est donc la seule caisse interprofessionnelle d’ampleur, et elle a déjà depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites distribué des chèques importants, à la demande des différents collectifs de travail mobilisés, aux cheminots de Versailles ou encore aux grévistes de l’Opéra de Paris (voir aussi ici la liste des grévistes aidés en 2016 3, à l’occasion de la mobilisation contre la loi Travail, ainsi que les critères d’attribution).

Un souci de transparence qui n’empêche ni les critiques, ni les querelles fratricides. Ainsi, Laurent Brun, secrétaire de la fédération CGT des cheminots, s’empoigne régulièrement 3 avec Romain Altmann, à la tête de la fédération CGT info’com sur « l’inégale répartition » de cette cagnotte, sur fond de clivages politiques. Ce qui explique l’existence de trois caisses concurrentes à l’heure actuelle au sein même de la CGT : celle de la fédération info’com, celle de la fédération cheminote et celle lancée tout récemment par la confédération dirigée par Philippe Martinez. De quoi y perdre son latin, surtout pour le gréviste ou le donateur lambda.

Les caisses de « solidarité » ont pourtant toujours fait partie du répertoire d’actions du monde ouvrier. « La dimension nouvelle liée à Internet et ces caisses de grève en ligne, qui permettent à la fois une centralisation, comme celle d’info’com, et une multiplication des possibilités de soutien, a renouvelé les débats, souligne Christian Mehiaux. Même sur la grande mobilisation de 1995, il n’y avait pas de telles discussions autour des caisses de grève, et pourtant elle a été clairement labellisée comme l’exemple typique de la grève par procuration 3… »

Pour tenir dans la durée, l’argent n’est cependant pas le seul enjeu. C’est très clair pour Ulysse Champion, un mois après le début du conflit social. « Nous sommes en grève, certes, mais ça reste un boulot de mobilisation conséquent, quasi du 24 h/24. » Un travail « usant, et fatiguant », qui pèse sur la vie de famille. « La mobilisation donne beaucoup de joie, on apprend à se connaître avec les collègues dans un autre contexte, mais on peut se prendre la tête aussi, concède Damien Jorond. Ce n’est pas toujours évident. »

Sans compter ce dialogue de sourds avec le pouvoir, qui n’a pour le moment guère donné de signes d’ouverture. « On tiendra le temps qu’il faudra, veut croire le cheminot. Après avoir regardé les vœux présidentiels, et Macron parler pour ne rien dire, nous étions encore plus remontés qu’avant. »