Les retraites

Médiapart - Retraites : la bataille parlementaire s’engage contre les béances du texte

Janvier 2020, par Info santé sécu social

29 JANVIER 2020 PAR MANUEL JARDINAUD

Avant la conférence de financement, les députés ont commencé leurs auditions sur la réforme des retraites, au sein d’une commission spéciale. Dopées par l’avis critique du conseil d’Etat, les oppositions tentent de freiner, voire bloquer le projet de loi, et pointent tous ses écueils. La majorité, elle aussi, réclame des précisions au gouvernement.

L’Assemblée nationale a au moins une vertu : les discussions feutrées et nocturnes permettent de comprendre les positions de chacun, hors des plateaux de télévision. L’exemple de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi sur les retraites, qui a commencé ses auditions le 28 janvier, éclaire l’idée que se font les députés du texte gouvernemental, déjà vilipendé par le conseil d’État.

Le premier à être auditionné était, en toute logique, le secrétaire d’État Laurent Pietraszewski, venu répondre aux questions des rapporteurs (deux généraux et cinq thématiques) issus de la majorité, des représentants des différents groupes parlementaires et de membres de la commission. L’audition du premier ministre, au front pour la défendre, n’est pas programmée à ce jour.

L’accumulation des remarques, venant de tous bords, montre à quel point le texte gouvernemental, tant décrié dans la rue depuis le 5 décembre, demeure inabouti, illisible, empli de chausse-trapes et d’inexactitudes. En droite ligne avec ce qu’a relevé le conseil d’État sur l’étude d’impact et les projets de loi (organique et ordinaire) : des projections financières « lacunaires », des « différences de traitement » injustifiées, un recours exagéré aux ordonnances, des promesses contraires à la Constitution…

Les coups sont chronologiquement d’abord venus de la majorité, dans un langage policé mais néanmoins précis. Ainsi, Guillaume Gouffier-Cha (LREM), rapporteur général du projet de loi ordinaire : il demande au secrétaire d’État d’aller plus loin sur la question des inégalités lors d’une séparation, de préciser les intentions sur la pénibilité, et la place donnée au Parlement dans la future gouvernance du nouveau système « universel ».

Guillaume Gouffier-Cha s’interroge, et interroge, sur les projections concernant les avantages donnés aux hauts salaires, pourtant présentés par le gouvernement comme une avancée sociale majeure. L’exécutif prévoit que les salariés ne cotisent plus pour leur retraite au-delà d’un salaire de 10 000 euros par mois. Un bouleversement qui ouvre grand la porte à la retraite par capitalisation et qui risque de poser de graves problèmes d’équité et d’équilibre financier du régime actuel.

Cette question anime aussi le rapporteur Nicolas Turquois (Modem) qui embraye sur les « incertitudes » du schéma de financement, alors que la conférence du même nom commence ses travaux le 30 janvier en parallèle de ceux au Palais-Bourbon. Laissant ainsi la représentation nationale dans un flou complet quant au cadre budgétaire.

Puis vient le rapporteur LREM Jacques Maire, très dubitatif sur la volonté du gouvernement de soutenir l’emploi des seniors. « La retraite progressive introduit le fait que le relèvement à 62 ans de l’âge minimal du bénéfice [de pouvoir engranger des points tout en disposant du dispositif – ndlr] m’apparaît assez contradictoire avec la volonté d’encourager des transitions douces vers la retraite », insiste le député, pointant une nouvelle contradiction, voire un enfumage.

Mieux, il critique ouvertement le texte qui ignore, à ce stade, la prise en compte de la réparation au sein de la « question épineuse » de la pénibilité. Jacques Maire revient sur l’exclusion de quatre facteurs de risques (risque chimique, port de charges lourdes, posture pénible et vibrations mécaniques) décidée par le gouvernement en 2017 – et portée personnellement par Laurent Pietraszewski alors néo-député –, en demandant qu’ils soient à nouveau considérés dans le texte. Ce que refuse l’exécutif.

À sa suite, ses collègues rapporteurs Corinne Vignon (LREM), Carole Grandjean (LREM) et Paul Christophe (Agir) mettent en exergue les failles béantes du projet de loi : pourquoi ne pas prendre en compte les périodes de chômage non indemnisées contrairement au régime actuel ? Quid du partage des points en cas de divorce ? Quelle place pour les parlementaires au sein de la gouvernance du système ? Par quel procédé et à quel horizon les droits déjà acquis seront transférés vers le nouveau système ?

Ce florilège de critiques, venant pourtant d’alliés et de soutiens à un système de retraite par points, montre combien ce projet est un saut dans le vide, laissant un très grand nombre de questions non résolues, deux ans après le début des concertations avec les syndicats et le patronat.

Ces interventions sont du pain bénit pour les oppositions qui, quel que soit leur bord, sont vent debout contre la réforme et profitent enfin de pouvoir s’en saisir dans un cadre institutionnel.

Toute la journée, de La France insoumise (LFI) aux Républicains (LR), les élus se sont succédé pour dire tout le mal qu’ils pensent de ce texte impréparé et irrespectueux de leurs prérogatives. Pour le PS, Boris Vallaud critique vertement un projet « tragiquement partiel » comportant 29 ordonnances et une centaine de décrets, à la main du gouvernement : « Comment accepter de légiférer sans savoir comment les droits actuels seront convertis ? Comment les fonctionnaires vont passer du régime actuel au régime futur ? », questionne-t-il. Enchaînant directement avec la réponse : « On ne sait pas, et c’est inadmissible ! »

Il prévoit « un débat parlementaire frustrant et inquiétant », qui fera « la démonstration de beaucoup de duperie ». Du côté des communistes (groupe GDR), Sébastien Jumel promet d’« occuper le débat de manière offensive » quand André Chassaigne, président du groupe, veut « faire remonter à l’Assemblée nationale ce qui provient du terrain, sans obstruction, mais en jouant le rôle de député ».

Pour autant, chaque groupe d’opposition a essayé de trouver des voies de procédures pour freiner, voire bloquer, ce texte tant décrié au nom du respect du Parlement. Lors de la conférence des présidents du matin, les groupes de gauche (minoritaires) ont demandé, en s’appuyant sur la loi organique du 15 avril 2009, de surseoir à l’examen du projet de loi.

L’argument : compte tenu de l’avis critique du conseil d’État sur l’étude d’impact, le gouvernement ne respecte pas son obligation de « l’évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que des coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie d’administrations publiques et de personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue ». Sans surprise, les présidents des groupes LREM et MoDem ont rejeté la demande, Richard Ferrand restant muet, mais ferme, sur le sujet.

« Des conditions de travail inadmissibles »
Le même jour, le Sénat s’est dressé contre les conditions d’examen du projet de loi. En toute logique, sa conférence des présidents a décidé de « s’opposer à l’engagement de la procédure accélérée », qui limite la discussion parlementaire à une lecture par chambre. Mais l’acte est surtout politique puisqu’il faut l’accord de la même instance à l’Assemblée, aux mains de la majorité, qui refuse toute modification de l’agenda voulu par l’exécutif. Une seconde requête de la présidente du groupe socialiste, la députée Valérie Rabault, a été balayée une nouvelle fois alors que la commission spéciale commençait ses travaux.

Lundi, 75 députés hors majorité avaient dénoncé la procédure accélérée enclenchée pour l’examen de la réforme des retraites, fustigeant des « conditions de travail inadmissibles ». Dans ce courrier adressé à Richard Ferrand, ils évoquaient une « démocratie expéditive » ne respectant pas le pouvoir législatif : « Nous vous demandons solennellement de défendre cet honneur, celui de l’Assemblée dont vous êtes le président et qui ne saurait être dissoute dans les exigences de l’exécutif », clamaient-ils à l’adresse d’un président sourd à leur supplique.

Pas de quoi décourager les trois groupes de gauche, qui ont pour une fois choisi l’union. Lors d’une réunion entre les trois présidents – Jean-Luc Mélenchon, André Chassaigne et Valérie Rabault –, accord a été conclu pour coordonner leurs forces, tant sur la rédaction et le dépôt d’amendements que sur les moyens pour tenter de faire barrage au texte. Ils ont acté, sans en préciser le calendrier, qu’ils déposeront en commun une motion de censure (comme pour la privatisation d’ADP) et une motion référendaire dont l’objectif est de proposer au président de la République de soumettre au référendum un projet de loi.

Pour le moment, le groupe LR au Palais-Bourbon fait cavalier seul pour atteindre le même but. Peu avant les questions au gouvernement le 28 janvier, une partie des députés de droite ont mis en scène leur annonce, arrivant ceints de leur écharpe tricolore en salle des Quatre-Colonnes, où se pressent les journalistes. Effet médiatique garanti.

Leur président Damien Abad a solennellement appelé le gouvernement à revoir sa copie en réécrivant le projet de loi pour le faire viser à nouveau par le conseil d’État. Un acte plus symbolique qu’efficace, qui donne néanmoins à voir une opposition au texte qui parcourt tous les bancs en dehors de la majorité.

La bataille parlementaire des retraites ne fait que commencer. Les vrais débats débuteront le 3 février, pour deux semaines, au sein de la commission spéciale. Une montagne d’amendements est attendue. Pour les oppositions, il faudra garder cet équilibre précaire entre rejet absolu du texte et tentative d’enrichissement du projet.

« Ce qui est compliqué, c’est de faire rentrer nos propositions dans un texte que l’on rejette, indique un conseiller d’un groupe d’opposition. D’autant que nos amendements entraîneront un financement particulier, et on nous opposera un article 40 [un rejet pour cause d’implication budgétaire – ndlr]. Cela risque de brouiller notre message politique. »

Aussi, comme le font les communistes, LR et LFI, certains groupes insistent sur leur projet alternatif, ne voulant pas être réduits à de simples opposants et être renvoyés par la majorité à une « posture » d’immobilisme.

L’équation demeure aussi délicate à résoudre au sein de LREM. Car le projet de loi est loin de faire l’unanimité, même si le principe d’un système universel à points reste le ciment commun. « On peut effectivement se dire qu’on a un peu été dépossédé du débat », reconnaît la députée Albane Gaillot, membre de la commission spéciale.

« On va voir comment le gouvernement va nous écouter », explique-t-elle en évoquant les progrès à faire sur la pénibilité, l’emploi des seniors ou certains dispositifs spécifiques, pour les aides-soignantes par exemple.

Tous les amendements seront-ils communs au groupe ? « Cela dépendra comment, collectivement, on sera en capacité d’écoute. Mais il est trop tôt pour le dire… », témoigne-t-elle. La vice-présidente du groupe, Marie Lebec, préfère manier des éléments de langage javellisés pour nommer les quelques tensions avec l’exécutif : « L’exigence dans le groupe est d’être dans une dynamique d’échange avec le gouvernement. Certes, il y a beaucoup d’ordonnances, mais cela ne fige pas la discussion. »

Au sein de LREM, on essaie de cadrer au mieux le travail des députés. Au sein du « groupe d’animation » consacré aux retraites, des ateliers thématiques sont organisés pour débattre des différentes sensibilités et tenter de trouver un terrain d’entente pour les traduire en amendements au nom de la majorité. « Je ne suis pas certaine que cela aboutisse à chaque fois », confie une cadre du groupe, qui témoigne anonymement de tensions qui parcourent la centaine d’élus réellement mobilisés.

Malgré tout, à ce stade, le gouvernement ne bouge pas d’un iota. Édouard Philippe assume sa stratégie (conférence de financement et discussions avec les syndicats en parallèle) et le calendrier serré. Laurent Pietraszewski continue de défendre les lacunes de l’étude d’impact en usant d’un argument inédit : 1 000 pages d’analyse valent plus que quelques centaines lors des réformes précédentes.

Un tel argument vaudra peut-être pour les oppositions : en déposant des milliers d’amendements, elles prouveront au gouvernement la valeur de leur travail contre la réforme.