Réforme retraites 2023

Médiapart - Retraites : le gouvernement s’entête, la détermination reste

Mars 2023, par Info santé sécu social

La participation à la dixième journée de mobilisation est en baisse par rapport au 23 mars, mais elle reste élevée partout en France. L’intersyndicale appelle à une onzième journée d’action le 6 avril, alors que l’exécutif demeure inflexible. La médiation proposée par l’intersyndicale a été sèchement refusée. Mais Matignon lui a lancé une invitation la semaine prochaine, sans plus de détails.

Nejma Brahim, Cécile Hautefeuille et Karl Laske
28 mars 2023

Un recul mais pas un gros décrochage. Si la mobilisation a incontestablement décliné par rapport aux chiffres historiques des rassemblements « post 49-3 », elle revient à des niveaux, déjà remarquables, constatés en janvier puis février. Et elle témoigne d’un mouvement qui ne lâche pas, même après deux mois et demi de bataille.

Mardi 28 mars, la dixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites a rassemblé 740 000 personnes partout en France, dont 93 000 à Paris, selon le ministère de l’intérieur. La CGT avance deux millions de manifestant·es, dont 450 000 à Paris.

Lors de la précédente journée, le 23 mars, la CGT avait revendiqué 3,5 millions de manifestant·es en France. À Paris, la préfecture de police avait recensé 119 000 personnes soit le chiffre le plus important de ce mouvement social dans la capitale, mais aussi le plus gros jamais mesuré pour une manifestation syndicale. Les 93 000 personnes recensées ce mardi sont donc loin de traduire un essoufflement.

Et la bagarre n’est pas terminée. L’intersyndicale appelle ce soir à une nouvelle « grande journée » d’action le jeudi 6 avril. Par la voix des deux représentants de Solidaires, Murielle Guilbert et Simon Duteil, elle invite aussi « les travailleurs, les jeunes et retraités » à « des rassemblements de proximité » le week-end prochain.

« L’absence de réponse de l’exécutif conduit à une situation de tension qui nous inquiète fortement », a lancé la co-déléguée générale de Solidaires. Car le pouvoir reste inflexible, voire provocateur. Avant même que les premières manifestations ne s’élancent, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a en effet donné le ton : le gouvernement ne bougera pas, quelle que soit la mobilisation.

Ça va commencer à suffire, les fins de non-recevoir à la discussion et au dialogue !
Laurent Berger, leader de la CFDT

Dans la matinée, des membres de l’intersyndicale, Philippe Martinez et Laurent Berger en tête, avaient appelé à mettre la réforme « en pause » pendant « un mois, un mois et demi », pour sortir de la crise par le biais d’une médiation. « C’est un choix politique et social qu’il faut faire », avait argué le leader de la CFDT.

Fin de non-recevoir du gouvernement. À la sortie du Conseil des ministres, Olivier Véran a laissé la porte fermée à triple tour à toute conciliation, tout en prétendant le contraire. « On n’a pas besoin de médiation pour se parler, on peut se parler directement », a répondu le porte-parole du gouvernement, ajoutant que « la première ministre se tient à disposition des syndicats ».

Dans la soirée, Laurent Berger annonçait d’ailleurs que la cheffe du gouvernement venait d’inviter l’intersyndicale à Matignon en début de semaine prochaine, sans préciser l’ordre du jour. « On ira. On pense collectivement qu’on doit y aller pour faire entendre nos propositions », a-t-il ajouté. « On a encore besoin d’en discuter en intersyndicale », a nuancé Murielle Guilbert, souhaitant mettre « des conditions avant de s’asseoir à une table ». « Ça nécessite une discussion entre nous au préalable », a également indiqué François Hommeril, président de la CFE-CGC.

Emmanuel Macron, lui, ne parlera pas aux partenaires sociaux avant la décision du Conseil constitutionnel, qui se prononcera d’ici quelques semaines, probablement dans la deuxième quinzaine du mois d’avril. Or, c’est bien au président de la République que s’adressent, depuis le début du mouvement social, les membres de l’intersyndicale unis contre le report de l’âge légal de départ à la retraite.

Mais cette question est un sujet clos pour l’exécutif. Il n’y a rien à négocier sur ce point. Le pouvoir s’installe dans un bras de fer avec les manifestant·es, pariant sur la lassitude, l’épuisement et même le lâchage d’une partie de l’opinion publique. « Ça va commencer à suffire, les fins de non-recevoir à la discussion et au dialogue. […] C’est insupportable que la réponse soit une fin de non-recevoir », a répliqué Laurent Berger en réponse à l’intervention d’Olivier Véran.

Même le président la Conférence des évêques de France s’en est mêlé. « La crise autour de la réforme des retraites met en question fortement les processus de concertation et de décisions collectives prévus par nos institutions ou, à tout le moins, leur mise en œuvre concrète », a déclaré mardi matin Éric de Moulins-Beaufort.

L’ombre de Sainte-Soline dans le cortège parisien

Le recul du nombre de manifestant·es dans les rues, par rapport au 23 mars, ne manquera pas d’être commenté par les Cassandre qui veulent y voir la fin du mouvement. La mobilisation était ainsi en baisse de près d’un tiers à Rennes (13 600 à 25 000 personnes) et Marseille (11 000 à 180 000, un grand écart classique entre police et CGT ) et de moitié à Montpellier (10 000 à 20 000).

Mais d’autres signaux continuent de s’allumer. La jeunesse, entrée tardivement dans la danse, reste fortement mobilisée. Plus de cinq cents lycées ont été bloqués partout en France, selon la FIDL, le syndicat lycéen qui évoque un chiffre historique. D’ailleurs, et alors que les images de violences policières se multiplient, le ministre de l’intérieur a envoyé un SMS aux préfets, obtenu par Mediapart, pour leur recommander de faire « très attention » aux cortèges syndicaux et aux jeunes.

En début de soirée à Paris, place de la Nation, les affrontements ont repris après la dispersion du cortège vers 19 heures. Les forces de l’ordre ont fait de nombreuses charges et ont évacué la place plus d’une heure et demie plus tard, en la plongeant sous les gaz lacrymogènes.

Plus tôt, sur le cortège de tête déplumé, en tout cas atone, l’ombre des affrontements et des victimes de la police à Sainte-Soline a pesé silencieusement. « C’est calme, morbide, ennuyeux », commentait un manifestant dans l’après-midi. Au cœur du rassemblement, on se répétait la rumeur - infondée – selon laquelle un des blessés de Sainte-Soline était « mort au bloc ». Un petit tract signé des « camarades de S. », le militant blessé, a finalement été distribué, précisant que son pronostic vital est toujours engagé. Ce tract appelle à « prendre les rues […] pour S et tous les blessés et les enfermés du mouvement ».

Sur le parcours, des vitrines ont été taguées : « Sainte-Soline, du courage d’un côté, 4000 grenades de l’autre », « Darmanin assassin ». Et des feux allumés au niveau du métro Rue-des-Boulets. Ils ont brûlé longtemps, puis les compagnies d’intervention et les gendarmes ont fait leur apparition aux coins des rues. Ils ont chargé en courant sur le boulevard et la foule s’est agglutinée face aux coups de matraque qui tombaient. De toutes parts, des insultes ont fusé. « Qu’ils me massacrent, j’ai des convictions », a hurlé un homme furieux devant un cordon de policiers.

La grève des éboueurs suspendue à Paris

Dans la capitale, les personnes étrangères, avec ou sans papiers, ont également défilé, comme depuis le début du mouvement, espérant une convergence des luttes dans le contexte du projet de loi immigration à venir. Mamadou, 58 ans, se sent particulièrement concerné par le sujet de la retraite. « Je travaillais de temps en temps, mais ce n’était jamais déclaré. Ça veut dire qu’on ne cotise pas forcément pour notre retraite, ce qui est anormal », dénonce le Malien régularisé un an plus tôt, avec l’aide de la Coordination des sans-papiers de Paris (CSP75), après onze ans de vie en situation irrégulière et de précarité.

Du côté des grèves dans les transports, le trafic SNCF était moins perturbé que lors de la dernière journée de mobilisation avec 60 % des TGV Inoui et Ouigo, un quart des Intercités et la moitié des TER. Le trafic a par ailleurs été fortement perturbé au départ et à l’arrivée de la gare de Lyon à Paris après l’envahissement des voies par des cheminots, en soutien à leur collègue, syndiqué Sud Rail, qui a perdu un œil à cause d’une grenade de désencerclement dans le cortège parisien du 23 mars.

Dans l’Éducation nationale, le ministère a recensé 8,3 % d’enseignants grévistes, tous degrés confondus contre 21,41% lors de la neuvième journée de mobilisation.

À Paris, où les ordures s’amoncellent depuis le 6 mars, la grève des éboueurs et le blocage des incinérateurs seront suspendus dès demain, mercredi 29 mars. Annonce de la CGT qui reconnaît manquer de grévistes et entend « rediscuter avec les agents de la filière déchets et assainissement de la Ville de Paris afin de repartir plus fort à la grève ».

Dans les raffineries, la reconduction de la grève a en revanche été votée jusqu’à jeudi midi à Gonfreville-l’Orcher en Normandie. Le site est à l’arrêt, tout comme les expéditions de la raffinerie de Donges, en Loire-Atlantique. À Feyzin (Rhône), le site fonctionne « en débit réduit », selon la direction citée par l’Agence France-Presse.

Une catastrophe évitée à Frontignan, sur le blocage d’un dépôt

La pénurie de carburants s’accentue et commence à toucher certains départements d’Île-de-France. Dans le Val-de-Marne, 44 % des stations manquent d’au moins un carburant et 37 % dans l’Essonne. Au niveau national, 15,5 % des stations-service sont touchées et près de 7 % sont totalement à sec. Selon l’AFP, le département le plus touché est désormais la Mayenne avec 50 % des stations en pénurie d’au moins un carburant. Haute-Garonne (41 %) et Bouches-du-Rhône (39 %) restent également très impactées.

L’un des plus importants dépôts pétroliers du sud de la France, celui de Frontignan dans l’Hérault, a été bloqué pendant plusieurs heures par une centaine de personnes venues de Sète et Montpellier après les rassemblements du matin. Les camions ne pouvaient ni entrer ni sortir du terminal pétrolier. Dans ses vingt-quatre réservoirs, la capacité de stockage est de 966 000 mètres cubes. Le blocage a provoqué des embouteillages monstres sur les routes alentour.

Comme lors de la neuvième journée de mobilisation nationale, les CRS sont intervenus pour débloquer l’accès au site, en usant de gaz lacrymogène. « Vous en avez marre ? Nous aussi ! », leur a lancé un manifestant. « Allez, mettez-vous en grève avec nous et dans deux jours, c’est fini ! »

Une catastrophe a par ailleurs été évitée de justesse : un feu de broussailles s’est déclenché au bord de la départementale, menaçant directement des habitations.

Il a été rapidement maîtrisé par les pompiers. Les policiers sont accusés par les manifestants de l’avoir déclenché par un tir de grenade lacrymogène. Sur Twitter, la préfecture a vivement réagi, dénonçant de « fausses informations ». Les services de l’État assurent au contraire que des fumigènes ont été retrouvés à proximité immédiate du départ de feu.

« Le reste de fumigène, j’ai vu un policier le ramasser au milieu de la route ! », raconte à Mediapart Sébastien Rome, député LFI de l’Hérault qui était sur place. Il décrit une intervention « totalement désorganisée » avec des CRS qui ont « tiré dans tous les sens » et qui auraient pu provoquer le feu par mégarde. Une hypothèse confirmée selon l’élu par un habitant d’une des maisons menacées.

Dans les rangs des manifestant·es, la colère et la détermination étaient plus que palpables. Guillaume, venu de Sète pour soutenir le blocage, appelle à « encore plus de radicalité ». « J’ai fait tous les cortèges interprofessionnels mais les manifs, je n’y crois plus, explique-t-il. La radicalité. Il n’y a plus que ça qui marche. » Et de conclure, l’air sombre : « Mais le problème, c’est dans quel camp ça va tomber… »

« Tu parles de quoi ? De morts ?, lui demande Philippe, cinéaste et membre de la CGT Spectacle. « Des morts, il y en aura, parce que ce pouvoir est fou. Et parce que la police, dont on sait qu’elle vote surtout pour le Rassemblement national, cherche à provoquer l’explosion sociale », poursuit Philippe, qui a connu ses premières manifs « contre la loi Debré », en 1973.

S’il n’est pas très optimiste quant au retrait de la réforme, il voit dans la mobilisation des dernières semaines des signes prometteurs pour l’avenir. « Les ouvriers commencent à reconquérir leur identité de prolétaire. C’est devenu une lutte anticapitaliste qui fait la jonction avec l’écologie. Les jeunes sont remontés comme des pendules. Il y a quelque chose qui se reconstruit, en positif. »

Nejma Brahim, Cécile Hautefeuille et Karl Laske