Réforme retraites 2023

Médiapart - Retraites : le plan secret du pouvoir pour éviter l’abrogation

Mai 2023, par Info santé sécu social

Pour échapper au vote sur la proposition de loi du 8 juin, le pouvoir a imaginé une manœuvre inédite, qui serait portée dans l’hémicycle par la présidente de l’Assemblée nationale. Longtemps réticente à une telle idée, Yaël Braun-Pivet s’y serait résolue mardi matin, lors d’un petit déjeuner à Matignon.

Pauline Graulle et Ilyes Ramdani
23 mai 2023

DepuisDepuis plusieurs semaines, les stratèges du pouvoir tentent à tout prix de tuer dans l’œuf la proposition de loi (PPL) du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) visant à abroger la réforme des retraites, dont l’examen est prévu le 8 juin à l’Assemblée nationale. Quitte à faire feu de tout bois. Mardi matin, lors du petit déjeuner hebdomadaire de la majorité, Élisabeth Borne et les principaux cadres du camp présidentiel auraient trouvé la martingale.

Après avoir utilisé les articles 47-1, 49.3 et 44.3 de la Constitution pour contraindre la procédure parlementaire en mars, l’exécutif s’apprêterait à en convoquer l’article 40. Celui-ci permet de prononcer l’irrecevabilité financière d’un texte ou d’un amendement, au nom de son impact négatif sur les finances publiques.

Normalement réservée au président de la commission des finances, l’Insoumis Éric Coquerel, la procédure serait activée dans l’hémicycle par Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée. Au prix d’une manœuvre inédite : la suppression en commission de l’article premier du texte et sa réintégration par un amendement dans l’hémicycle, seule façon de contourner les usages de l’institution.

L’éventualité fait bondir Éric Coquerel. « Ça voudrait dire qu’elle me passe dessus pour rendre une disposition irrecevable alors qu’elle a été jugée recevable par la commission des finances, s’indigne le député. Le cas échéant, je serai totalement légitime à déclarer les amendements recevables, au vu de la proposition de loi initiale. » Et l’Insoumis, qui jure n’avoir retrouvé aucun précédent de ce type dans les archives, d’avertir : « J’ai du mal à le croire car ce serait faire l’inverse de ce qu’elle a fait jusqu‘à maintenant, mais si Yaël Braun-Pivet se lançait dans une manœuvre de ce type, ce serait politiquement extrêmement coûteux pour elle. »

La pression est forte, depuis plusieurs semaines, sur les épaules de la présidente de l’Assemblée, pressée d’utiliser ses prérogatives budgétaires. « On doit et on peut convoquer l’article 40 », lui a lancé le député Renaissance Éric Woerth lors d’une réunion, selon des propos rapportés par Le Figaro. « Cette proposition d’abrogation est inconstitutionnelle, avait avancé la première ministre mercredi 17 mai. Il faut que chacun en soit conscient et prenne ses responsabilités. » « Ce truc n’aurait jamais dû passer le premier filtre de l’Assemblée », traduisait un ministre la semaine dernière.

Ce à quoi l’intéressée a répondu, encore mardi à Matignon, que le règlement de l’institution lui interdisait d’outrepasser en la matière le président de la commission des finances. L’élue des Yvelines a aussi écarté une autre option à sa disposition : la convocation d’un bureau exceptionnel de l’Assemblée. « Si Marine Le Pen arrive au pouvoir demain, personne ne peut plus déposer aucune PPL [proposition de loi] avec cette jurisprudence », aurait-elle expliqué en substance.

Vous imaginez si le texte est adopté ? C’est un tsunami !
Un parlementaire Renaissance

De la discussion aurait alors émergé une troisième hypothèse. Si Yaël Braun-Pivet ne peut pas déjuger le président de la commission des finances au sujet d’une proposition de loi, elle peut le faire pour un amendement, ont avancé plusieurs participants. D’où le scénario retenu. Un amendement de suppression de l’article 1 – celui qui prévoit l’âge légal de départ à 62 ans – serait voté par la commission des affaires sociales, avec l’appui d’une partie des élus Les Républicains (LR).

L’opposition serait alors contrainte de réinsérer cet article en séance publique, via un amendement… qui serait alors jugé irrecevable par la présidente de l’Assemblée, au titre de l’article 40 de Constitution. Longtemps réticente à l’idée d’être celle qui empêcherait un vote aussi attendu, l’intéressée aurait approuvé l’idée, lors du petit déjeuner à Matignon. « Elle n’avait pas vraiment le choix, sourit un cadre de la majorité. Elle s’est retrouvée au pied du mur et si elle disait non, c’est comme si elle quittait la majorité. »

Dans le camp macroniste, on justifie cette débauche d’inventivité législative par l’épouvantail que constitue un vote le 8 juin. Un parlementaire souffle : « Vous imaginez si le texte est adopté ? C’est un tsunami ! Ça serait l’arrêt du quinquennat. Après ça, on ne peut plus rien faire. » Un cadre de la majorité confirme : « On est tous d’accord sur un point, c’est qu’on ne peut pas prendre le risque d’aller au vote. Il faut à tout prix l’éviter. »

L’opposition prépare sa riposte

Dans l’entourage de Yaël Braun-Pivet, on se borne à reconnaître que la présidente peut effectivement utiliser l’article 40 sur un amendement déposé en séance. Un droit qu’elle avait déjà exercé, contre l’avis d’Éric Coquerel, au sujet de la réintégration des soignants, en juillet 2022 - l’Insoumis avait alors dénoncé une « décision abusive ». « Aujourd’hui, on arrive à peine au stade des commissions qui doivent examiner le texte et sa recevabilité, et il y a deux semaines avant la séance, répond-on à l’hôtel de Lassay. Donc pas de politique-fiction. »

Dans les rangs de l’opposition, on reste dans le brouillard quant aux manœuvres qui seront utilisées, mais on ne se fait pas d’illusions. « Ils chercheront tous les moyens pour empêcher le vote », affirme Charles de Courson (Liot), le rapporteur du texte. Une réunion informelle était organisée mardi, à 18 heures, avec quelques députés du groupe Liot et de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), pour établir une « cartographie des risques ». « On va passer en revue tous les artifices de procédure qu’ils peuvent nous sortir pour pouvoir y répondre », indique un député qui participait à la réunion.

Outre l’éventualité du recours à l’article 40, le gouvernement peut également imposer un « vote bloqué ». Ou, plus simplement, faire de l’obstruction, aidé par la majorité, afin d’empêcher le vote dans l’hémicycle. Jusqu’à présent, la présidente du groupe Renaissance, Aurore Bergé, s’est refusée à envisager cette dernière hypothèse, tout comme ses collègues Laurent Marcangeli (Horizons) et Jean-Paul Mattei (MoDem).

Mais elle aurait toutefois assoupli sa position lors de la réunion de mardi. Si le scénario de l’article 40 venait à échouer, la majorité se tiendrait prête à ralentir autant que nécessaire le rythme de la séance, en multipliant les amendements, les rappels au règlement ou les suspensions de séance. Jusqu’aux douze coups de minuit, qu’attendent déjà avec impatience les soutiens du chef de l’État.

Pauline Graulle et Ilyes Ramdani