Dans le monde

Mediapart : Revenu de base inconditionnel : « La Suisse ouvre une nouvelle voie »

Avril 2016, par infosecusanté

Revenu de base inconditionnel : « La Suisse ouvre une nouvelle voie »

29 avril 2016

Par Agathe Duparc

Alors que la France s’englue dans un débat sans fin autour de la loi sur le travail, la Suisse votera le 5 juin sur le « revenu de base inconditionnel » (RBI), un « nouveau paradigme » qui, selon l’économiste fribourgeois Sergio Rossi, est une alternative viable face à la précarisation et au chômage. Entretien.

Genève, de notre correspondante.- Loin des thématiques de l’UDC sur les étrangers criminels et autres quotas anti-immigrés à rétablir, les électeurs suisses s’exprimeront, le 5 juin prochain, sur le « Revenu de base inconditionnel » (RBI), un modèle de moins en moins considéré comme utopique, et qui donne lieu à diverses expérimentations, comme aux Pays-Bas, en Finlande, au Brésil, etc. 3 (on peut aussi voir ici notre récente émission “Espace du travail” sur le sujet).

Cette fois-ci, c’est le peuple tout entier qui est consulté et devra se prononcer sur l’introduction dans la constitution helvétique d’un nouvel article (le 110a) 3, qui inscrit le principe d’une rente mensuelle versée à tout résident suisse, de la naissance à la mort, quels que soient ses autres revenus ou sa fortune. Ce qui permettrait « à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique ». Les électeurs ne votent pas sur un montant, puisqu’en cas de victoire il reviendra à la loi de le fixer. Mais les organisateurs estiment que pour atteindre pleinement ses objectifs, ce revenu de base inconditionnel devra être de 2 500 francs suisses pour un adulte (2 300 euros), et de 625 francs pour un enfant (550 euros).

En octobre 2013, un groupe de citoyens « indépendants de tout parti ou groupement politique » parvenait à réunir 126 000 signatures sur cet objet (100 000 signatures suffisent pour déclencher une votation populaire), qui lance « le débat sur la valeur actuelle du travail, son rapport avec l’argent, la croissance, la société de consommation, l’écart entre richesse et pauvreté, la précarité et enfin, pourquoi pas, le principe du droit à une vie digne et épanouie indépendamment de toute valeur marchande », comme on peut le lire sur le site Internet 3 créé à cet effet. En première ligne se trouvent les membres de l’association « Basic Income Earth Network » (B.I.E.N) 3 (un réseau fondé au milieu des années 1980 en Belgique), dont la section suisse a ouvert en 2001 à Genève, avec pour but « d’étudier et de promouvoir le concept et la pratique du revenu de base (allocation universelle), en Suisse et ailleurs ».

Si le vote a bien peu de chances d’aboutir à un oui, la campagne bat cependant son plein, avec de nombreuses réunions d’information aux quatre coins de la Suisse et des débats très animés dans les médias. Les adversaires sont nombreux. Le conseil fédéral (gouvernement) a appelé à voter contre et seuls les Verts sont pour. Le vote suscite l’enthousiasme bien au-delà des frontières. Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances, expliquait récemment dans une interview à la Tages Anzeiger 3 que la Suisse était un terrain idéal pour « expérimenter l’instauration d’un revenu universel ». En Suisse, des personnalités 3 d’horizon différents soutiennent le RBI : des économistes, des hommes politiques (et pas seulement de la gauche radicale), des journalistes.

Sergio Rossi, professeur à l’Université de Fribourg 3 au département d’économie politique (chaire de macroéconomie et d’économie monétaire), est l’un d’entre eux. Il a été consulté pour étudier la viabilité de ce qu’il estime être un « nouveau paradigme ». Il a répondu, mercredi 27 avril, aux questions de Mediapart.

La Suisse vote le 5 juin prochain sur le Revenu de base inconditionnel (RBI). S’agit-il, comme on l’entend en France, d’un « vote historique » ?

Sergio Rossi. Oui, la Suisse ouvre une nouvelle voie, on est en train de tourner la page, voire de changer de livre. L’idée d’un revenu de base n’est pas nouvelle et on en discute dans d’autres pays. Or aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une simple utopie, mais d’une question de plus en plus concrète. Avec le développement de la robotisation et l’automatisation des tâches, la population active a et aura de moins en moins de possibilités de travailler. La financiarisation de l’économie veut qu’une part grandissante du revenu national produit passe non sous la forme de salaires, mais de profits et de rentes financières. Les entreprises qui visent à maximiser leurs profits ont souvent des liquidités énormes, mais elles ne les investissent pas pour produire davantage, car la demande au sein des pays n’est pas suffisante. Et à côté de cela, on voit que les modèles de protection sociale, de retraite et de chômage fonctionnent de moins en moins bien, en particulier pour les plus démunis. Il faut un nouveau paradigme. Le RBI serait la réponse à ces problèmes.

En quoi consiste exactement ce RBI suisse ?

Les électeurs vont voter sur l’introduction dans la constitution fédérale d’un nouvel article sur le principe d’un revenu de base, qui « doit permettre à l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique ». Mais ils ne se prononcent pas sur son montant exact, ni sur la manière dont il serait financé. Les initiateurs y réfléchissent depuis quelques années. Ils ont proposé un RBI à 2 500 francs suisses par mois pour les adultes et 625 francs suisses pour les enfants. Par rapport à la population totale résidente en Suisse, les besoins de financement s’élèvent à 208 milliards de francs suisses, soit un tiers du PIB de l’année 2012.

C’est énorme, où trouver cet argent ?

Il existe plusieurs modèles de financement. Je dois rencontrer les deux auteurs du premier modèle proposé, les économistes zurichois Christian Müller et Daniel Straub 3, qui ont publié en 2012 un livre sur le sujet (La Libération de la Suisse). Pour financer ces 208 milliards, ils proposent de prendre dans les assurances sociales qui sont déjà versées, à peu près à hauteur de 55 milliards de francs suisses. Par exemple, un retraité suisse qui touche une retraite de base (le minimum vieillesse), soit 1 355 francs suisses, ne la toucherait plus mais recevrait à la place le RBI à 2 500 francs. Müller et Straub proposent aussi de prendre 130 milliards sur les salaires versés. Mettons que je gagne 5 000 francs : on va m’amputer de 2 500 francs suisses sur mon salaire à titre de cotisation pour le RBI, mais de l’autre côté je touche le RBI, et donc à la fin du mois j’ai la même somme qui arrive par deux canaux différents.

À mon avis, on ne peut pas fonctionner ainsi. Car si j’ai un salaire de 2 000 francs suisses, je ne vais plus travailler car je n’ai plus aucune incitation à le faire. Cela implique aussi que les plus riches soient moins taxés, car si quelqu’un touche 10 000 francs, on va lui enlever 2 500 francs, ce qui représente un quart de son salaire, alors que celui qui gagne deux fois moins se voit retirer 50 %. C’est inefficace et inéquitable.
Existe-t-il à ce jour un modèle viable ?

À Zurich, Felix Bolliger a fait une proposition assez surprenante, qui a été publiée dans un document en 2013. Il s’agit de faire table rase de tous les impôts directs sur les personnes physiques et morales qui ont rapporté, pour 2012, 130 milliards de francs, et d’instaurer une micro-taxe sur l’ensemble du trafic des paiements, qui serait de 0,2 %. On pourrait récolter 190 milliards de francs suisses de cette manière-là. Si on remplace 130 milliards d’impôts par cette micro-taxe qui rapporte 190 milliards, on dégage 60 milliards qu’on pourrait mettre dans la caisse du RBI. Mais ce n’est pas encore assez pour que le modèle soit viable.

Êtes-vous en train d’expliquer que l’on n’a pas encore trouvé la solution pour le financement du RBI ?

Non, car il existe un troisième modèle qui me semble beaucoup plus intéressant, et qui a été proposé par l’économiste Martino Rossi [un homonyme qui n’a aucun lien avec Sergio Rossi – ndlr]. C’est quelque chose de plus équitable et soutenable. Lui aussi est pour le fait qu’une part des assurances sociales soit remplacée par le RBI. Il a calculé que l’on pourrait ainsi récupérer plus de 60 milliards de francs suisses. Il reste 140 milliards à trouver, qui seraient prélevés sur la valeur ajoutée nette des entreprises par un impôt à la source. Un tiers des salaires et des profits produits en Suisse irait ainsi financer la caisse du RBI. Par exemple si j’ai un salaire de 3 000 francs suisses, je suis prélevé d’un tiers, je touche donc 2 000 francs et en plus on m’octroie 2 500 francs pour le RBI. Mon revenu augmente. Si je gagne 12 000 francs suisses, il me reste 8 000 francs et je reçois 2 500 francs. Je passe de 12 000 à 10 500 francs.

Dans ce modèle, les hauts salaires devraient diminuer…

En effet, les écarts de salaire diminueraient car, on le sait, les hauts revenus ne sont pas seulement dus au mérite, mais aussi aux rapports de force. Cela permettrait de stimuler la consommation des ménages, donc les investissements des entreprises, dynamisant le système économique. Les étudiants pourraient faire de meilleures études. Aujourd’hui, 75 % d’entre eux sont obligés de travailler pour se financer et à cause de cela, ils passent plus de temps à faire leurs cursus.

Certains ont du mal à comprendre que le RBI puisse être versé à tout le monde, riches comme pauvres. Qu’en pensez-vous ?

Si on dit “les riches comme les pauvres touchent le même revenu”, et que cela tombe du ciel, ce ne serait pas juste. C’est pourquoi le modèle de Martino Rossi est intéressant. Je le répète, les hauts salaires sont aussi le résultat des rapports de force. Par ailleurs, nous avons hérité de la société qui nous a précédés un patrimoine de connaissances énorme, que ce soit dans le domaine technique, culturel ou artistique. Cela a permis d’augmenter la productivité du travail, réduisant ainsi les coûts de production, en faisant appel à de moins en moins de travailleurs, grâce au progrès technique. Il est donc correct de rendre à la société contemporaine une partie du revenu que nous gagnons grâce au patrimoine que notre société a hérité du passé. Si un tiers du revenu que je gagne est prélevé par un impôt à la source pour financer le RBI, je trouve que cela reflète assez bien la proportion du revenu que je gagne grâce au capital humain et instrumental accumulé par le passé.

Les adversaires du RBI parlent de la fin de l’emploi, et du fait que cela pourrait rendre « irresponsables » les jeunes adultes qui n’auraient pas de motivations à rentrer sur le marché du travail. Que pensez-vous de ces arguments ?

C’est à mon avis tout le contraire : de nombreuses personnes vont pouvoir s’épanouir tout en étant responsabilisées davantage car elles toucheront moins d’aides sociales. On aura une société plus libre et solidaire. Certains diminueront leur temps de travail pour faire autre chose, certains lanceront une petite entreprise. J’ai participé à un débat à la Télévision de la Suisse italienne, où j’ai entendu beaucoup de choses erronées : que le RBI était une idée communiste ; que les gens recevraient sans rien donner et traîneraient toute la journée allongés sur leur canapé. Or, aujourd’hui, on a déjà une société à deux vitesses. Il y a des gens qui gagnent leur vie et d’autres qui sont en marge et n’ont aucune chance ou espoir de s’intégrer à la société. Si on instaure le RBI, certains choisiront de rester à la maison avec leurs 2 500 francs, quittes à être stigmatisés comme des « fainéants ». Mais un sondage DemoSCOPE 3 a montré en novembre 2015 que seulement 2 % des gens interrogés voudraient arrêter de travailler.

L’autre argument, c’est de dire que la Suisse deviendrait beaucoup trop attractive pour des dizaines de milliers de migrants. Qu’en pensez-vous ?

Mais la Suisse est déjà un pays très attractif ! L’aide sociale est déjà bien plus généreuse qu’en France, en Grèce ou au Royaume-Uni. Elle va donc le rester. Cet argument de l’immigration est prématuré, car avant d’instaurer le RBI, il faudra bien sûr mettre en place un cadre légal. Contrairement à ce qui est dit, les gens qui arrivent en Suisse ne pourront pas dès le lendemain toucher le RBI. On peut imaginer des conditions : être résident en Suisse pendant au moins 24 mois, avoir apporté une certaine contribution à l’économie et à la société suisse.

Depuis combien de temps soutenez-vous l’idée d’un revenu de base ?

J’ai été contacté en 2013 par les frères Ralph et Bernard Kundig, qui sont à l’origine de cette initiative (avec leur association BIEN (Basic Income Earth Network) - Suisse 3). Ils étaient en contact avec mon homologue Martino Rossi, et ils voulaient avoir de ma part une expertise sur la faisabilité en termes macroéconomiques de son modèle de financement du RBI. Ils m’ont envoyé de la documentation et je les ai reçus plusieurs fois à Fribourg. Je me suis penché sur la question et j’ai été convaincu du bien-fondé du RBI, puisque le système actuel n’est, à terme, plus viable.
Vous représentez une minorité parmi les économistes ?

Dans le monde académique, en Suisse, très peu de mes collègues acceptent de s’engager. Beaucoup adhèrent clairement à la pensée dominante, de matrice néolibérale. L’un de mes collègues suisse alémanique, farouche opposant du RBI, propose comme alternative de verser un « capital de base » à chaque enfant à sa naissance. À lui ensuite de gérer cet argent, en sachant qu’il n’aura pas droit à l’aide sociale. C’est une idée plutôt saugrenue !

En Suisse, le RBI réunit une large palette de partisans, à gauche comme à droite…

Oui, il y a des gens de droite et même d’extrême droite qui sont pour. Ils veulent faire table rase de l’État-providence et pensent que les gens se débrouilleront avec ce socle dur de financement qu’est le RBI. Certains assimilent, à tort, le RBI à « l’impôt négatif » de Milton Friedman 3. Le principe de l’impôt négatif, c’est qu’un individu touche une aide sociale s’il ne peut pas travailler, mais qu’au fur et à mesure que son statut s’améliore, l’État diminue ce qu’il lui verse, et qu’à un moment donné au lieu de recevoir, il paie un impôt qui augmente au fur et à mesure que son revenu est plus élevé.

Comment se positionne la classe politique suisse ?

Le Conseil fédéral (gouvernement) a appelé à voter contre. Seul le parti des Verts soutient clairement le RBI. Le parti socialiste s’est prononcé contre, avec une exception pour la section cantonale du Tessin. Ils expliquent que l’État-providence suisse fonctionne bien et que si on le supprime pour lui substituer, en grande partie, le revenu de base, on va pousser les entreprises à engager des travailleurs au noir, pour ne pas avoir à cotiser pour le RBI. Les salaires des travailleurs qualifiés seront ainsi revus à la baisse. Les socialistes font aussi remarquer que 2 500 francs suisses ne seront pas suffisants pour des personnes atteintes par exemple d’une grave maladie.

Est-ce vrai ?

Le RBI remplacera une partie des assurances sociales (retraite, chômage, etc.). Mais dans certains cas, médicaux ou autres, les financements complémentaires sociaux seront nécessaires et continueront. On ne fait donc pas table rase de l’État-providence, mais on le simplifie, on le rend plus efficace. Les assistants sociaux pourront se consacrer aux cas les plus problématiques, alors qu’aujourd’hui ils s’occupent à 80 % de tâches bureaucratiques. Ils feront le travail pour lequel ils ont été formés.

Un peu partout dans le monde, il y a des discussions et des expériences autour du revenu de base. Les suivez-vous ?

J’ai récemment reçu une invitation pour un colloque à la Sorbonne, mais je n’ai pas pu m’y rendre. En France c’est une idée présente 3, mais on n’en parle pas vraiment. Je suis affligé par ce qui se passe actuellement [autour de la loi sur le travail – ndlr] ! Cela va dans le sens des réformes structurelles à la Matteo Renzi, suivant la pensée néolibérale. On compte sur les entreprises pour engager des travailleurs, dans un contexte de baisse du taux de croissance économique et de stagnation des profits, et en augmentant la flexibilité sur le marché du travail. En réalité, les entreprises vont plutôt licencier ! On est dans une vision dogmatique d’un monde qui n’existe plus.

D’autres pays comme la Finlande vont bientôt expérimenter un revenu de base…

C’est l’industrie pétrolière qui financera ce revenu de base. Il s’agit d’un projet pilote, limité dans le temps qui doit se dérouler de 2017 à 2019, et qui ne sera pas mené à l’échelle nationale. En Suisse, nous n’avons pas de pétrole, mais l’idée est de faire un revenu de base inconditionnel pour tout le pays. C’est ça la grande nouveauté. Dans le message du Conseil fédéral, il est indiqué que si son principe est accepté, le chantier pour le mettre en œuvre durera jusqu’en 2050. On peut imaginer y arriver par étapes, avec des projets pilotes dans le canton de Genève ou à Zurich, en avançant graduellement avec un revenu de base de 1 500 francs suisses et en voyant si c’est finançable et quelles sont les retombées positives. La Suisse est un pays pragmatique.

Avec sa démocratie directe, la Suisse apporte pour une fois une bouffée d’air dans le débat…

Le débat est en effet très riche. Depuis quelques mois, il se passe chaque jour quelque chose sur le sujet. Même si, dans les médias, les discussions sont plutôt dominées par des politiciens qui utilisent des arguments de type « afflux énorme de migrants », « étudiants qui n’étudieront plus », etc. Ici comme ailleurs, les politiciens se préoccupent avant tout de leur électorat et n’ont pas de vision à long terme. Leurs arguments sont à côté de la plaque et s’adressent à ceux qui n’ont pas étudié le dossier. Il faut poursuivre la discussion et nos enfants en récolteront peut-être les fruits.

Il y a cependant très peu de chances que l’initiative soit adoptée. Que restera-t-il de cette campagne ?

L’important, c’est que le débat soit lancé. Si l’on se réfère au système de l’assurance vieillesse en Suisse, le débat a duré 30 ans avant que cette assurance soit instaurée en 1948. Aujourd’hui, on parle de la quatrième révolution industrielle et de la difficulté pour les jeunes et les moins jeunes d’entrer ou de rester sur le marché du travail, ainsi que du vieillissement de la population qui pose problème pour financer l’assurance vieillesse dans les années à venir. Il faut réfléchir sur toutes ces questions convergentes. Et le RBI est une alternative. Le 5 juin, si on obtient 25 % de oui, ce sera déjà un beau succès. Mais si le score est aux alentours de 15 %, les choses seront beaucoup plus difficiles…