Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Trois mois de crise, la bataille qui vient, par l’infirmière Yasmina Kettal

Mai 2020, par Info santé sécu social

20 MAI 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Infirmière aux urgences de Saint-Denis, Yasmina Kettal a raconté à Mediapart, au fil de l’eau, l’épidémie dans un de ses points chauds. Membre du Collectif Inter-Urgences, elle va porter ses revendications, désormais incontournables, dans les négociations qui s’ouvrent pour l’hôpital.

Sous le soleil, il y a du monde dans les rues de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Ce n’est pas la foule habituelle, il y a de la distance. Le marché aux allées étroites, toujours bondé, est fermé. Sur la place de la basilique, les terrasses de café manquent.

Yasmina Kettal n’est plus aussi inquiète devant cette foule de passants ; elle a cessé de les imaginer débarquant dans son service, les urgences de l’hôpital Delafontaine, en détresse respiratoire. Le virus offre une accalmie, peut-être avec les beaux jours, ou peut-être a-t-il fait son œuvre dans ce département, qui affiche la plus forte surmortalité depuis le début de l’année.

Ancrée à Saint-Denis, l’infirmière salue sans cesse des connaissances. Un homme qui promène son chien s’arrête : c’est un infirmier de l’hôpital, actuellement en poste en réanimation. Ils évoquent toutes les promesses qui n’ont pas été tenues. Lui n’a jamais manifesté jusqu’ici. Il est déterminé maintenant : « Avec ce qui vient de se passer, on est en mode guerrier. »
Dans de nombreux hôpitaux, ces derniers jours, se tiennent des assemblées générales. Les collages de nuit de slogans en défense de l’hôpital ont repris. L’hôpital Robert-Debré à Paris a déjà ritualisé un défilé hebdomadaire, les « jeudis de la colère ».

Yasmina Kettal sera actrice de cette nouvelle bataille pour l’hôpital public. L’infirmière est engagée depuis plus d’un an dans le Collectif Inter-Urgences. Elle est une des porte-parole de ce mouvement de paramédicaux inédit, qui s’est constitué autour de trois revendications simples : des lits et des effectifs supplémentaires, une augmentation des salaires.

« Pas de retour vers l’anormal » : c’est le slogan de cette sortie de crise. Mais les hospitaliers montrent aussi le chemin d’un retour à une forme de normalité : le 16 juin, ils prévoient de battre à nouveau le pavé.

Yasmina Kettal a raconté à Mediapart ces trois mois de crise, au fil de l’eau, certains jours sous l’eau. En voici le récit à l’envers, en commençant par la fin, revendicative.

18 mai : « On est restés gentils, mais je sens la radicalité monter »

Sibeth Ndiaye a promis des médailles aux hospitaliers : « C’était humiliant », dit Yasmina Kettal. La ministre du travail a repris l’idée de congés offerts par des salariés aux hospitaliers : « La charité. » Encore une idée très éloignée de la réalité de l’hôpital : « Les sous-effectifs sont tels qu’on ne sait même pas quand ou comment nous pourrons prendre nos vacances d’été », explique l’infirmière. Défiler sur les Champs-Élysées le 14 juillet ? « Étrange, on est encore dans la crainte d’une deuxième vague. On est trop fatigués pour y faire face. »

Sous ce déluge d’annonces bienveillantes, les hospitaliers ont « vrillé », raconte Yasmina Kettal. « Jusqu’ici, on est restés gentils, mais je sens la radicalité monter. On a fait notre travail, on veut être payés à notre juste valeur. Et on le réclame depuis plus d’un an. On nous a plusieurs fois promis un “plan massif” pour l’hôpital, et on nous a reproché de ne pas comprendre à quel point ces plans étaient “massifs”. D’ailleurs, tout le monde a pu constater leur effet… »

Dimanche, dans Le Journal du dimanche, le ministre de la santé Olivier Véran a été plus concret : le 25 mai débutera un « Ségur de la santé », avec pour objectif d’augmenter les salaires du personnel hospitalier et d’investir dans les hôpitaux. « C’est une très bonne nouvelle », dit l’infirmière.

Puis elle met en garde : « Ce mouvement social est profond, collectif. Depuis plus d’un an, on a mis en stand-by nos vies. Tant qu’il n’y a pas de changement de paradigme sur les lits, nos salaires, les effectifs, il n’y a pas de raison tangible de s’arrêter. Quelques discussions individuelles entre des médecins et le président de la République, tous issus du même milieu, ne suffiront pas. Nous, les paramédicaux, n’avons toujours pas été reconnus comme des interlocuteurs par ce gouvernement. »

Olivier Véran a aussi annoncé qu’il voulait rendre « plus souple » le temps de travail à l’hôpital. Là, « [elle] ne comprend pas » : « On est déjà très flexibles, on jongle avec les horaires et les heures supplémentaires. Nous, on a d’autres idées pour sortir des organisations de travail pathogènes : une montée en compétence des paramédicaux, des revalorisations salariales qui redonnent de l’attractivité à nos métiers. »

Aux urgences de Saint-Denis : « On est toujours en sous-effectif […]. Les arrêts maladie, y compris pour Covid-19, n’ont pas été remplacés. Pendant la crise, on a modifié nos horaires : on travaillait en 7 h 30, on est passés en journées de 12 heures, de 8 heures à 20 heures. On a alterné les semaines de deux jours, puis de cinq jours de travail. Je n’ai jamais autant travaillé de ma vie. Mais nos heures supplémentaires n’ont toujours pas été payées, depuis le mois de février ! On attend toujours notre prime de 1 500 euros. Et aussi la prime d’attractivité de 66 euros promise en début d’année. Fin mai, j’ai touché 1 800 euros net. »

21 avril : « On a baigné dans le Covid-19 »

Yasmina Kettal est tombée malade le 9 avril. Pendant plusieurs jours, elle a eu de la fièvre, ressenti une grande fatigue. Elle ne sait toujours pas si c’était le Covid-19. « J’ai fait un test le 1er jour des symptômes, il était négatif, ce qui ne veut pas dire grand-chose. En cas de Covid-19, 40 % des tests sont des faux négatifs. J’aurais dû le refaire, mais le prélèvement, en fond de gorge, est douloureux, je n’ai pas eu envie. »

Aux urgences de Saint-Denis, 25 soignants sur 90 ont été arrêtés pour infection au SARS-CoV-2. Sur l’hôpital, 143 ont été testés positifs, un chiffre très en dessous de la réalité : « En dehors des urgences, beaucoup de soignants sont rentrés chez eux sans être testés. Ils ont considéré qu’on serait tous Covid, ce n’était pas important. Il a même fallu se battre pour obtenir des mesures d’éviction de nos collègues malades et fragiles ! »

Le pic de l’épidémie est passé à Saint-Denis : « Au quotidien, on ne voit presque plus de malades du Covid-19. Mais le service n’est toujours pas entièrement décontaminé, alors qu’on a baigné dans le virus. Au plus haut de la crise, on ne changeait même plus de tenue entre les patients. On considérait que tous étaient contaminés. Aujourd’hui, on n’a toujours pas deux parcours séparés pour les patients suspects de Covid-19 et les non-suspects. C’est inquiétant. »

6 avril : « Nos peines et nos joies »

La pression redescend sur les hôpitaux. Yasmina Kettal écrit : « [Après] nos peines, voici nos joies. Hier, avec Laurent le réanimateur, on a intubé deux patients Covid-19, aux urgences, 70 et 72 ans, tranquillement et sur des critères médicaux. On a pris notre pause à 17 heures, mais c’était de la bonne médecine d’urgence. Je n’oublie pas ce qu’il s’est passé. On n’est pas non plus à l’abri de se retrouver à nouveau dépassés et saturés. Mais c’était cool de retrouver la raison. »

29 mars : « Sous nos masques, en apnée »

L’hôpital Delafontaine, comme toute l’Île-de-France, affronte la vague de malades. Aux urgences, « on en voit arriver toutes les demi-heures, en grande détresse respiratoire », raconte l’infirmière. Les urgences débordent, littéralement : « On intube des gens, en salle de déchoquage, dans la cohue, à la chaîne. Parfois, les patients pleurent, on n’a pas le temps de les rassurer, c’est dur… Mais la plupart sont dans une forme de sidération, ils n’ont pas beaucoup de demandes. »

« Un jour, toutes les prises à oxygène étaient prises, on s’est retrouvés à mettre les gens sur des bouteilles, dans les couloirs. Cela n’était jamais arrivé, c’est fou ! On n’est plus dans quelque chose de maîtrisé, de rationnel. Voir autant de monde s’asphyxier, sous nos masques FFP2 dans lesquels on respire mal. On est en apnée. Mais on s’est tous dépassés : de l’agent de service hospitalier à l’interne et au réanimateur. On a parfois pleuré, on s’est embrouillés, jamais pour longtemps. »

« Je me souviens d’un moment en particulier : je suis en sas de déchoquage, où on intubait les patients. Les quatre postes étaient pleins. Ce jour-là, on était quatre infirmières au lieu de huit. Une réanimatrice est arrivée et m’a expliqué qu’elle a dix patients à intuber. On a vu ensemble les dossiers. Le plus âgé avait 72 ans. J’ai haussé les épaules. Là, elle m’a regardée et m’a dit : “Il était autonome hier. Ce n’est pas la médecine que je veux faire.” Cela m’a mis une claque ! Finalement, on a intubé ce patient, en dernier. On a eu parfois le sentiment d’abandonner les patients qui n’étaient pas admis en réanimation. Mais c’était faux : ils ont quand même été pris en charge, oxygénés, soulagés. »

« La situation s’est améliorée quand l’Agence régionale de santé a pris conscience de la situation et commencé à organiser des transferts, à partir du 27 mars. Ce soutien des autres hôpitaux est arrivé un peu tard, au moment où tu te dis : je ne tiens plus. En Seine-Saint-Denis, nos moyens sont limités, on a été dépassés. »

« Et avec notre population, on a le cocktail détonnant : on est très touchés par les maladies de la pauvreté – le diabète, l’obésité, l’hypertension – que le virus adore ; on est sous-dotés en hôpitaux, et les gens continuent de se contaminer parce qu’ils doivent travailler ou parce qu’ils sont confinés dans des appartements ou des immeubles surpeuplés. On a vu beaucoup de patients qu’on connaissait, des proches, des parents de collègues. »

« On a eu des décès aux urgences, dans l’unité d’hospitalisation de courte durée. Je me suis occupée d’une vieille dame. On a nettoyé son corps, on l’a mis dans les draps, on a fait la présentation à la famille. Puis on l’a mise dans un sac mortuaire, en dessinant un grand triangle rouge dessus, avec un point d’exclamation. C’est le signe du Covid-19. Ce moment où on a fermé le sac, pour toujours, sur le visage de cette dame, je vais en faire des cauchemars longtemps. J’ai vu cette dame vivante, je lui ai parlé, je ne suis pas un agent mortuaire, ce n’est pas mon rôle. »

24 mars : « On est sur le fil du rasoir »

Début mars, Yasmina parlait des « premières suspicions de Covid-19 » aux urgences de Delafontaine. Deux semaines plus tard, « la majorité de [ses] patients sont atteints », raconte-t-elle. « Les Covid-19 sans gravité sont renvoyés chez eux, sans être testés. Ceux qui présentent des formes graves ne sont pas tous âgés. Il y a beaucoup d’hypertendus, de diabétiques, d’insuffisants rénaux, mais aussi des gens en bonne santé qui tolèrent mal ce virus. On en garde certains sous surveillance, car ils peuvent se dégrader très vite. La réanimation est déjà pleine. Une deuxième salle a ouvert en unité de soins continus pédiatriques. Elle s’est remplie immédiatement. Une troisième est en cours d’armement en salle de réveil. On doit intuber des patients en grande détresse respiratoire aux urgences, en salle de déchoquage. L’épidémie avance plus vite que nous, on est sur le fil du rasoir. »

« On a déjà 11 cas positifs parmi nous, dont un grave. Il y a de la peur, parce qu’on n’est pas assez protégés. Tout le matériel de protection manque, tout est une galère. Il n’y a pas de stock stratégique de FFP2 en France, c’est hallucinant ! À la fin de cette crise, il y aura des comptes à rendre. »

« En être là après plus d’un an de grève et de mobilisation… On ressent un peu de désespoir. On affronte cette crise alors qu’on était déjà en sous-effectif, aux urgences, dans tout l’hôpital. Le plan blanc permet de redéployer les moyens. Mais si on ne les a pas ? » Néanmoins, les soignants en état de travailler, de s’exposer à ce virus, ont répondu présent : « Ceux qui avaient quitté l’hôpital récemment reviennent. À Delafontaine, quatre anciennes collègues se sont présentées spontanément. »

26 février : « Un sentiment un peu étrange qu’il va se passer un truc »

C’est la première fois que Yasmina Kettal évoque le Covid-19. Au départ, elle voulait parler d’une patiente « bed blocker », présente dans son service des urgences « depuis 12 jours ». Elle était installée dans un lit, « dans une zone qui sert de transit, mais aussi de dégrisement ». Tous les services la refusaient, car sa situation sociale était complexe, elle risquait de « bloquer un lit », donc de faire perdre de l’argent à l’hôpital dans le système de tarification à l’activité.

Dans la nuit du 25 au 26 février, la France est endeuillée par le décès du premier malade du Covid-19 connu, qui n’était pas de retour d’un pays étranger, le professeur de technologie de l’Oise. Les trains bondés continuent à charrier chaque jour des millions de passagers de l’Oise vers Paris, en passant par la Seine-Saint-Denis. Alors on lui demande : « Vous êtes préparés, protégés, masqués ? » « Non, pas du tout, répond-elle. On n’a aucune information. Il y a un sentiment un peu étrange qu’il va se passer un truc. Vu la situation du service, cela va être dur. Un truc tout con : on n’a que trois box avec des fenêtres, pour aérer après le passage d’un patient contaminé. À partir de quatre patients, on fait comment ? Et comment on va gérer un afflux de patients ? Aujourd’hui, sur l’hôpital, nous n’avons aucun lit disponible. Et on n’arrive plus à transférer vers d’autres hôpitaux, qui paniquent déjà et veulent conserver leurs lits. »

« Aux urgences de Saint-Denis, on a obtenu que ceux qui sont au contact de patients portent des masques FFP2. Mais on respire mal là-dedans. » Si les urgences ont des masques, la pénurie se fait déjà sentir dans le reste de l’hôpital : « Il n’y a qu’un seul kit de protection par service. » L’infirmière raconte qu’elle voit alors « plein de grippes ». Mais ces patients ne sont pas testés s’ils ne sont pas de retour d’un pays considéré comme à risque. Yasmina Kettal est déjà sans illusions : « Quand on testera tout le monde, on s’apercevra alors du nombre de cas. On gérera, on sera au taquet, et on sera aussi les premiers touchés. »