L’hôpital

Mediapart : Un 1er janvier à l’hôpital public : « On marche en avant vers le grand nulle part »

Janvier 2023, par infosecusanté

Mediapart : Un 1er janvier à l’hôpital public : « On marche en avant vers le grand nulle part »

En ces vacances de fin d’année, les malades ont encore débordé des urgences des hôpitaux. À Bordeaux, certains ont attendu sept heures et demie dans le camion des pompiers. À Metz-Thionville, l’ancien hôpital du ministre de la santé a monté des tentes normalement réservées aux catastrophes.

Caroline Coq-Chodorge

1 janvier 2023 à 19h47

L’hôpitalL’hôpital a terminé l’année 2022 comme il l’a traversée : dans une situation de crise chronique, qui ne cesse de s’approfondir.

Au soir du réveillon, c’est l’heure de faire le point pour le docteur Mathieu Doukan, médecin urgentiste au CHU de Bordeaux (Gironde). Son état d’esprit rejoint sans doute celui de nombre d’hospitaliers : « Je suis en famille, et on réfléchit ensemble à la suite. Je suis un des derniers médecins urgentistes à travailler à temps plein à l’hôpital Pellegrin. Je réfléchis à faire autre chose, au moins à temps partiel, pour gagner autant en travaillant moins. Ce que je ne supporte plus, c’est l’absence de perspectives. On vit dans le film Le Jour sans fin. Quoi que vous fassiez, c’est inéluctable : les journées recommencent avec 10-15 patients qui attendent d’être vus dans les couloirs, et d’autres encore dans le hall d’entrée. Et on ne ne nous promet rien pour sortir de là. On marche en avant vers le grand nulle part. »

Ces vacances de fin d’année, les points chauds de la crise de l’hôpital se situent à l’ouest de la France, dont la démographie vieillissante augmente et où les structures hospitalières, qui n’ont pas suivi, sont débordées, comme à Bordeaux, Rennes ou Saint-Nazaire.

En Île-de-France, les hôpitaux du plus grand CHU de France, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), sont eux aussi en difficulté. Et un nouvel hôpital vient de craquer, collectivement, celui de Metz-Thionville, là où travaillait, comme chef des urgences, l’actuel ministre de la santé, François Braun.

À Bordeaux, des files d’attente d’ambulances
Sur la page Facebook du syndicat CFDT, des pompiers de Bordeaux s’échangent ces images de file d’attente d’ambulances devant les différents services d’urgence de la ville de Bordeaux. La première photo a été prise le 21 décembre devant la polyclinique Bordeaux Rive droite située à Lormont, sur la rive droite de la Garonne, la deuxième, cette semaine devant les urgences de l’hôpital Pellegrin, les plus importantes du CHU de Bordeaux.

Guillaume Millet, responsable syndical CFDT du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de la Gironde, décrit « des urgences, publiques et privées, débordées, dans des établissements où il n’y a plus de lits disponibles, avec un personnel hospitalier à bout de force. Et on se prend, en prime, la grève des médecins libéraux. Faute de médecins de ville disponibles, les gens appellent le 15, qui ne prennent pas de risques et envoient les pompiers au domicile, qui transfèrent aux urgences des urgences non urgentes. Ce n’est normalement pas notre mission. Et là, on peut attendre longtemps… »

La journée du 21 décembre a été particulièrement difficile : « Pour certains collègues, l’attente n’a duré que 1 ou 2 heures, mais pour d’autres, l’attente se sera prolongée jusqu’à sept heures et demie ! Le tout bien sûr avec un patient dans la cellule du VSAV », le véhicule de secours et d’assistance aux victimes des pompiers.

Pendant ces heures d’attente dans l’ambulance, les patients ne sont pas tous vus par un médecin : « On doit parfois aller chercher un personnel hospitalier, quand la victime n’est visiblement pas en forme », raconte encore le pompier Guillaume Millet.

Le médecin urgentiste Mathieu Doukhan confirme. Il travaille aux urgences de l’hôpital Pellegrin, les plus importantes de la région, où il y a parfois « de 1 à 2 heures d’attente pour que les infirmiers d’accueil et d’orientation voient les patients dans les ambulances. À Pellegrin, les médecins se déplacent dans les ambulances, on essaie de les voir dans l’heure, ce qui est déjà beaucoup trop long ». Il confirme que la situation est encore pire dans les cliniques privées : « Les ambulances sont à la queue leu leu, il y a plusieurs heures d’attente. Il y a un défaut d’organisation des structures privées. »

Le 31 décembre, les urgences de la polyclinique de Bordeaux Rive droite ont même été fermées, faute de personnel médical, a annoncé l’Agence régionale de santé Nouvelle-Aquitaine.

Des secouristes en renfort à Saint-Nazaire
À l’hôpital de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), la direction a dû faire appel à « des secouristes bénévoles, de la protection civile, raconte l’infirmier Fabien Paris, membre du collectif Inter Urgences. Ils aident au brancardarge, au repas, à l’accompagnement des toilettes de tous les patients hospitalisés sur des brancards dans les couloirs d’urgence, parce que la totalité des lits de l’hôpital sont occupés ».

Saint-Nazaire est confrontée, comme tous les autres hôpitaux, à l’épidémie de grippe, toujours ascendante : « Les malades, souvent de plus de 60 ans, développent des pneumonies, ils s’étouffent, décrit l’infirmier. Pourtant, l’hôpital a déclenché le plan blanc depuis début décembre : la chirurgie a été déprogrammée, du personnel a été rappelé, des patients renvoyés vers des Ehpad et des services de soins de suite. Mais le flux entrant est supérieur au flux sortant. On ne sait plus quoi faire. »

Exceptionnellement, le directeur de l’hôpital, Julien Couvreur, a pris la parole dans Ouest-France, pour alerter lui aussi sur la situation de crise que traverse son hôpital. « Ces derniers jours, nous avons jusqu’à 70 personnes en même temps. Dès 6 heures le matin, 20 à 25 attentes d’hospitalisation. Il faut plusieurs heures avant de trouver un lit », décrit-il.

Et à ses yeux, le problème est bien structurel : « Il y a un manque de lits sur le territoire même si tous nos lits restent ouverts. Je reste persuadé que le centre hospitalier de Saint-Nazaire est en sous-capacité par rapport aux besoins de la population. En cinq ans, les choses ne se sont pas améliorées et on voit bien avec les chiffres de la démographie qu’il y a de plus en plus de besoins. Soit on veut un service de santé opérationnel, soit on va être en gestion de crise permanente, ce qui va conduire au départ de nos professionnels », prévient-il.

« Il y a trois ans et demi, on était devant le mur, complète Fabien Paris. On est aujourd’hui dans le mur. Un retour à une situation soutenable semble hors de portée. Je vois pas comment c’est possible, à court ou moyen terme. Et qu’est-ce qu’on peut faire, d’un point de vue syndical ? Notre direction a déjà tout mis en œuvre, en vient à appeler la protection civile. Il ne reste que l’assignation du personnel et son rappel sur les congés. Mais ce serait alors la mort du petit chat... »

Une alerte des chefs des urgences de l’AP-HP
Le 15 décembre, la collégiale de médecine d’urgence de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a alerté le directeur Nicolas Revel, par mail, sur des risques de décès de patients dans des urgences débordées. « Nous, responsables de structures d’urgences de l’AP-HP, tenions à vous informer de notre inquiétude croissante sur l’état physique et psychologique de nos équipes médicales et paramédicales. La pression actuelle, tant sur le flux de patients que sur le nombre de “patients-brancards” (...), nous fait craindre la survenue d’événements indésirables graves. »

Eux aussi mettent en garde sur un risque d’une nouvelle fuite du personnel de l’hôpital : « Nous pensons tous que ces événements – inéluctables – auront des conséquences majeures sur l’état de nos équipes, déjà inquiétant, mais également seront à l’origine de départs en chaîne du fait de cette impression de participer à une maltraitance institutionnelle. »

L’un des signataires de ce mail, le professeur Sébastien Beaune, chef des urgences d’Ambroise-Paré à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), explique : « Quand on a une activité en hausse de + 20-25 % par rapport à l’année précédente et 15-25 % de lits fermés par carence de personnel, à un moment donné, cela devient compliqué. » Il estime à « 100 à 200 par jour le nombre de malades qui sont hospitalisés sur des brancards dans les 14 services d’urgences de l’AP-HP, soit une dizaine par service, en moyenne. » En comparaison, la situation de l’AP-HP ne paraît pas si difficile.

Des morts inattendues à Rennes
Le professeur Louis Soulat, chef de service des urgences à Rennes et vice-président du syndicat Samu-Urgences de France, ne fait plus mystère, depuis longtemps, des difficultés extrêmes de son service et des conséquences en termes de vies humaines. Il participe au recensement par son syndicat, depuis le 1er décembre, des « morts inattendues » aux urgences, au nombre de 27 ce 1er janvier.

« À Rennes, on a signalé plusieurs décès », explique-t-il. Il refuse d’en dire plus par respect du secret médical. Il accepte cependant de décrire les circonstances de ces décès : « Ce sont des patients adressés pour une hospitalisation, sans critère de gravité, qui décèdent sur un brancard après des heures sur un brancard, par embolie pulmonaire, complication d’une pneumopathie, etc. Chaque matin, dans les couloirs, nous avons 30 à 40 patients sur des brancards, sans effectifs suffisants pour les surveiller. Certains sont branchés sur une bouteille d’oxygène, sans surveillance autre que visuelle, ce n’est pas normal. »

Selon lui, le plus dur est à venir, avec un pic de grippe attendu mi-janvier, et un probable retour du Covid après les vacances. Son syndicat réclame donc « un plan blanc national, pour aller plus loin dans la déprogrammation et libérer des lits d’hôpital », relaie-t-il.

Une situation de catastrophe à Metz, l’ancien hôpital du ministre Braun
Le plan blanc a finalement été déclenché, ce 31 décembre, au Centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville (Moselle). En plus de la « triple épidémie de grippe, bronchiolite et Covid », le CHR doit aussi faire face à « un contexte d’arrêts maladie massifs de soignants aux urgences de Bel-Air exprimant un épuisement des équipes ». Une quarantaine de paramédicaux des urgences de Thionville sont en effet en arrêt maladie, arrêts prescrits par des médecins du service.

L’essentiel de l’activité s’est déportée sur les seules urgences de Metz, où un poste médical avancé (PMA) a été monté samedi 31 décembre, comme le montre cette photo diffusée par le syndicat FO de l’hôpital.

« Ce sont des tentes qu’on utilise normalement en situation de catastrophes, pour y faire le tri de malades », raconte un soignant de l’hôpital, qui souhaite conserver l’anonymat, dans un contexte de « fortes tensions avec la direction, qui a longtemps refusé de déclencher le plan blanc ». « Les urgences de Metz et de Thionville sont de taille équivalente. Metz, qui est aussi en situation difficile, reçoit donc un double flux de malades. Dans les tentes, on essaie de trier les patients, et de renvoyer vers la médecine de ville ceux qui peuvent attendre. Dans le reste de l’hôpital, on déprogramme pour libérer des lits. Tous les services se mobilisent pour aider les urgences. »

Ce soignant explique les raisons des arrêts maladie collectifs à Thionville : « Des malades restaient sur des brancards pendant 48-72 heures. Il y a eu des décès. Les gens sont en burn out. »

Jusqu’en juin dernier, François Braun était le chef de pôle des urgences du CHR de Metz-Thionville. Désormais ministre de la santé, il doit gérer cette crise profonde du système de santé.

Caroline Coq-Chodorge