grandes pathologies, grandes épidémies

Médiapart - Un siècle et demi d’antivax

Février 2021, par Info santé sécu social

20 FÉVRIER 2021 PAR NICOLAS CHEVASSUS-AU-LOUIS

L’histoire de la vaccination n’est pas celle d’une marche triomphale vers le progrès. À chaque nouvelle vaccination obligatoire, des oppositions se sont levées, exprimant souvent une hostilité au pouvoir en place plus qu’à la vaccination elle-même.

« Au pays de Pasteur. » Combien de fois n’a-t-on pas entendu cette expression pour déplorer l’hostilité d’une partie de la population à la vaccination contre le Covid-19 ? Mais « au pays de Pasteur », précisément, l’instauration dans la première moitié du XXe siècle de vaccinations obligatoires a rencontré de fortes résistances. Retour sur l’histoire du mouvement antivax, dont les convictions s’avèrent étonnamment stables à travers le temps.

La variole est la première maladie à avoir été prévenue par vaccination. L’histoire en a été 100 fois racontée. L’Anglais Edward Jenner, médecin de campagne, constate dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la redoutable variole ressemble beaucoup à la vaccine, une maladie des vaches transmissible à l’homme sous une forme bénigne.

Inoculer celle-ci protégerait-il contre celle-là ? C’est ce que tente Jenner en 1796, en injectant à un garçon de huit ans le pus de vésicules de vachères ayant contracté la vaccine. Avec succès. L’enfant s’avère insensible à la variole. Mieux, son sang, transféré de bras en bras, protège contre la maladie. Prenant la suite d’une longue tradition de variolation (l’injection du pus de malades atteints de la variole), la vaccination est née.

Elle devient obligatoire en Scandinavie, puis au Royaume-Uni en 1853, provoquant l’apparition des premières ligues antivaccination. Elles recrutent pour l’essentiel dans des milieux bourgeois moralisateurs et réformateurs, souvent végétariens et hostiles à la vivisection, militant contre le tabac et l’alcool, proches des sectes protestantes dites anticonformistes (c’est-à-dire opposées à l’Église anglicane officielle). Pour ces chantres de la vie saine, vacciner va contre la nature autant que contre la volonté divine.

Un autre argument, plus pragmatique, séduit une fraction du mouvement ouvrier, le premier concerné par l’obligation vaccinale car certaines usines du nord de l’Angleterre refusent d’embaucher ceux qui ne peuvent attester de leur vaccination : l’existence indéniable d’accidents, parfois mortels et très souvent incompris.

Un accident particulièrement dramatique survient dans le village de Lebus, en Prusse-Orientale, en 1876, dans le jeune Reich allemand qui vient à son tour de rendre obligatoire la vaccination contre la variole : 81 enfants décèdent d’une syphilis qui leur a été inoculée en même temps que le vaccin. L’émotion est considérable et contribue à la fondation d’une Ligue universelle des antivaccinateurs, rassemblant médecins et personnalités de différents pays européens : en pleine période scientiste, c’est au nom de la science qu’est à présent contestée la vaccination, jugée – non sans raison – peu sûre et mal comprise.

« Une nouvelle tendance marque cet antivaccinisme du dernier quart du XIXe siècle. Il est porté par des individus qui se présentent comme résolument matérialistes, rationalistes et adversaires de toute cléricature, quand bien même ce serait celle de médecins pastoriens », notent Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaux dans Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours (Vendémiaire, 2019).

En 1880, du vivant même de Louis Pasteur, personnage qui fut loin d’être consensuel, l’action de la Ligue contribue à faire échouer en France un projet de loi rendant la vaccination contre la variole obligatoire (elle l’était déjà dans la colonie de Cochinchine – le Sud du Vietnam – depuis 1871). Elle ne le deviendra qu’en 1902 en France métropolitaine, avec une injection dans la première année, suivie de rappels à 11 et 21 ans. La mesure restera cependant peu appliquée, pour des raisons plus liées au manque d’empressement des maires – que la loi rend garants de la vaccination de leurs administrés – à dresser des procès-verbaux contre les non vaccinés qu’à l’action des mouvements antivaccins.

La Première Guerre mondiale rend ces derniers soudainement inaudibles. En ces temps d’exaltation nationaliste, il devient impossible de contester tout ce qui contribue à la force des armées, à commencer par la vaccination des troupes contre la variole et la fièvre typhoïde. Mais alors qu’aucun nouveau vaccin n’avait été inventé depuis 1897, les années 1920 sont marquées par une accélération rapide de la recherche.

L’Institut Pasteur joue un rôle central. Les pastoriens Albert Calmette et Camille Guérin inventent le BCG (le bacille de Calmette-Guérin sous forme atténuée étant l’agent vaccinant) contre la tuberculose. Un autre pastorien, Gaston Ramon, découvre que les bactéries responsables de la diphtérie et du tétanos sécrètent des toxines qu’il est possible de neutraliser. C’est la naissance des anatoxines, molécules produites par des animaux qui protègent contre la diphtérie et le tétanos… et peuvent vacciner contre ces pathologies.
Même si l’immunologie reste une science balbutiante, on commence à comprendre un petit peu mieux comment fonctionnent les vaccinations, ce qui oblige les opposants à revoir leurs arguments. « Dans l’entre-deux-guerres, l’antivaccinisme abandonne la posture scientiste caractéristique de la fin du XIXe siècle pour en revenir à ses fondamentaux naturalistes, voire mystiques », poursuivent Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaux dans Antivax.

Signe que la rigueur ne les embarrasse pas, les opposants peuvent soutenir à la fois que les vaccins sont inefficaces et qu’ils sont extrêmement dangereux, selon les circonstances. Que des vaccinés contractent la maladie – puisque aucun vaccin n’est efficace à 100 % – et c’est le premier argument qui est mobilisé. Qu’un accident vaccinal survienne, par réaction allergique ou, plus souvent, par erreur humaine dans le processus de fabrication, et c’est au second qu’ils recourent. Ce mouvement de balancier argumentatif se poursuit de nos jours.

À la fin des années 1930, l’extrême droite s’empare de la thématique antivaccinale

Il faut cependant porter au crédit des mouvements antivaccination d’avoir fait de la vaccination une question politique, devant relever de la délibération démocratique. Comme le relevait la philosophe de la médecine Anne-Marie Moulin dans son introduction à L’Aventure de la vaccination (Fayard, 1996), « la lutte contre la vaccination a présenté de multiples facettes idéologiques : on peut retrouver parmi les résistants tous ceux qui ont à un moment de l’histoire opposé le droit des individus et celui des groupes à disposer d’eux-mêmes. Elle a revêtu le sens d’une opposition symbolique au pouvoir ». Dans le climat politique incandescent de la fin des années 1930, c’est ainsi l’extrême droite française, tout à son combat contre la République, qui s’empare de la thématique antivaccinale.
Cette polémique débute lorsque la loi du 25 juin 1938 rend obligatoire la vaccination des enfants contre la diphtérie par la méthode inventée par Gaston Ramon. La loi interdit l’accès aux écoles des enfants non vaccinés. C’est la seconde vaccination obligatoire en France, la première – celle contre la variole, depuis 1902 – étant au demeurant peu appliquée. Confiant dans le prestige de l’Institut Pasteur – qui tout à la fois invente et produit les vaccins – dont on s’apprête à célébrer le cinquantième anniversaire, le gouvernement n’a pas anticipé que l’extrême droite, influente dans le milieu médical, pourrait s’emparer de la question.

Redoutable polémiste, Léon Daudet mène l’offensive dans L’Action française. La vaccination obligatoire est, affirme-t-il, « attentatoire aux droits sacrés des pères de famille, un acte morticole au premier chef » par lequel « l’enfant deviendrait une cornue obligatoire d’expérimentation à l’usage des marotiers effervescents de l’Institut Pasteur… sans Pasteur ». Et de préciser : « Il est vrai que la vente de ces produits sur la vaste échelle de la contrainte ne manquerait pas de relever de façon appréciable les finances de l’Institut Pasteur. »

Défense de la liberté individuelle contre l’obligation étatique, insistance sur les dangers d’expérimentations mal maîtrisées, soupçon de conflit d’intérêts : toute la panoplie argumentative des antivax d’aujourd’hui est déjà présente sous la plume de Léon Daudet. Interpellant le gouvernement à la Chambre, le député de la Gironde Philippe Henriot (futur secrétaire d’État à l’information et à la propagande de Pétain, qui sera assassiné par la Résistance en 1944) en ajoute un autre, lui aussi promis à un bel avenir : la défense de « la race », menacée par « ce complot contre le sang français ». Si plus personne n’évoque aujourd’hui la race, la thématique du complot pour imposer la vaccination est toujours omniprésente.
La vaccination obligatoire des enfants contre la diphtérie est cependant peu appliquée. Le régime de Vichy, pourtant soutenu par cette extrême droite qui s’était déchaînée contre la loi de 1938, la relance à plusieurs reprises en y ajoutant l’obligation vaccinale contre le tétanos, mais il se heurte aux difficultés de production du vaccin par l’Institut Pasteur, en cette période de pénuries et de réquisitions allemandes.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les enfants seront systématiquement vaccinés contre ces deux maladies, entraînant leur quasi-disparition, comme celle de la variole (la dernière épidémie datant de 1954 à Vannes). Quoique toujours faible pour des raisons historiques, le ministère de la santé se dote d’une administration de la santé publique capable d’imposer de nouvelles vaccinations obligatoires, contre le BCG (1950) puis contre la poliomyélite (1964), qui ne rencontrent que des oppositions marginales.

Ce n’est que dans les années 1970, avec le début de l’écologie politique et la critique du pouvoir médical, que les mouvement antivax regagneront de l’influence. Comme le souligne Patrick Zylberman dans La Guerre des vaccins. Histoire démocratique des vaccinations (Odile Jacob, 2020), « les années 1970 apparaissent comme une ligne de partage des eaux entre une époque où une grande majorité des médecins et du public avaient fini par adhérer sans réserve (ou presque) aux campagnes de vaccination et une autre où l’opinion et une proportion non négligeable des personnels soignants se révèleraient de plus en plus réticentes face à la mobilisation vaccinale ».