L’hôpital

Mediapart : Urgences : vers la fin de l’accueil inconditionnel ?

Juillet 2022, par infosecusanté

Mediapart : Urgences : vers la fin de l’accueil inconditionnel ?

La première ministre a reçu, jeudi, 41 recommandations pour l’été « à haut risque » qui s’annonce à l’hôpital. Parmi les mesures mises sur la table : la fin de l’accès sans filtre aux urgences et la revalorisation des heures de travail la nuit et le week-end.

Caroline Coq-Chodorge

30 juin 2022 à 18h56

Les conclusions de la « mission flash » sur les urgences en péril à la veille de l’été, commandée le 29 mai par la ministre de la santé, ont été remises jeudi à Élisabeth Borne. Des « solutions pragmatiques, rapidement applicables », étaient réclamées. Un mois plus tard, alors que le ministère est semi-vacant depuis la défaite de Brigitte Bourguignon aux législatives, l’introduction insiste sur l’urgence : cette « crise atteint des proportions qui peuvent mettre en danger dès cet été la permanence et la continuité des soins ».

133 services d’urgences en grande difficulté
Rédigé par le docteur François Braun, chef du service des urgences du centre hospitalier régional (CHR) de Metz-Thionville et président du Samu-Urgences de France, le rapport présenté à Matignon dresse d’abord un état des lieux affligeant. Fin mai, 120 services étaient en difficulté. La situation s’est depuis aggravée puisque 133 services connaissent désormais de graves problèmes de fonctionnement, dont 11 CHU (centres hospitaliers universitaires) et 2 CHR (centres hospitaliers régionaux), indique le rapport.

« Quasiment tous (119 sur 133) souffrent d’une pénurie de médecins urgentistes qui amène à supprimer des lignes de présence médicale, principalement la nuit », précise le document. Or cette solution est « mortifère », car elle accroît encore l’activité des médecins restants et « les pousse à leur tour à quitter le service ».

La dégradation des soins va bien au-delà des urgences. Selon une enquête menée dans 200 centres hospitaliers, « l’immense majorité des établissements craignent des difficultés majeures dans l’offre de soins qu’ils apportent, à court ou même très court terme. Plus de la moitié ont déjà mis en place une déprogrammation » des opérations ou des consultations, faute de soignant·es ou de lits disponibles.

Selon une autre enquête, menée en juin par l’intersyndicale Action praticiens hôpital auprès de 7 500 médecins de l’hôpital public, les trois quarts considèrent « l’hypothèse d’un départ de l’hôpital public dans les cinq ans », en raison de la pénibilité de la permanence des soins, c’est-à-dire le travail de nuit et de week-end.

La non-revalorisation de ces heures de travail les plus pénibles est le très grand raté du Ségur. Le docteur Braun demande au gouvernement un engagement financier sans attendre. La valorisation des heures de travail de nuit et de week-end des personnels médicaux et non médicaux doit être doublée, immédiatement. Le sujet sera aussi sur la table de la conférence santé prévue à la rentrée. Les urgences pédiatriques, gynéco-obstétricales et psychiatriques, elles aussi en très grande difficulté, ne doivent pas être oubliées.

Pour les patient·es, ce rapport annonce possiblement une révolution : la fin de l’accueil sans condition aux urgences. Leur accès devrait être régulé, de jour et nuit, pose François Braun, au moins pour l’été. Les malades seraient trié·es et les cas les moins graves réorientés vers la médecine de ville. Cette régulation incomberait au 15 ou à un infirmier d’accueil posté à l’accueil des urgences. La baisse de fréquentation devrait être importante, estime le docteur Braun, puisque des études estiment que de 20 à 30 % de l’activité d’un service d’urgences consiste à prendre en charge des pathologies non urgentes qui pourraient être vues par un médecin généraliste.

Le terrain a été très largement préparé par deux grands CHU : Bordeaux régule ses urgences la nuit depuis le 17 mai et Grenoble depuis le 27 juin. Et cette organisation « donne satisfaction tant aux patients qu’aux soignants », se félicite le rapport.

C’est effectivement ce qu’a expliqué au Monde le chef de service des urgences de l’hôpital Pellegrin à Bordeaux, Philippe Revel : « Nous avons pu réduire l’activité de 25 % à 30 %. Nous avons moins de patients qui attendent, moins de malades dans les couloirs et de meilleures conditions de travail pour les soignants. » Pour le chef de service, cette nouvelle règle a permis « de ne sélectionner aux urgences que les patients qui en ont vraiment besoin ». Il assure qu’il ne « reviendra pas en arrière » et qu’il envisage d’étendre ce fonctionnement en journée.

Mais dans ce service d’urgences bordelais sous haute tension, le chef du Samu Éric Tentillier tient un tout autre discours : « Oui, il y a une diminution modérée des entrées des patients ambulatoires, admet-il. Ce sont les patients qui arrivent spontanément sur leurs pieds et dont les établissements privés raffolent car ils sont les plus rentables... » Mais le problème principal n’est, à ses yeux, pas réglé : l’absence de lits pour les cas les plus graves à hospitaliser, qui continuent à stagner sur des brancards.

Et le 15 se retrouve confronté à une forte augmentation du nombre d’appels, alors que les assistants de régulation médicale, « que l’on a maltraités », estime le docteur Tentillier, quittent en nombre le service. Un porte-parole des paramédicaux des urgences de Bordeaux est plus sévère encore : « À nos yeux, aucun problème n’a été réglé. Il n’y a pas de perspective de recrutements médicaux, pas de perspective d’ouverture de lits ou de changement de politique. Il ne faut pas s’étonner de voir le personnel fuir l’hôpital. »

L’autre syndicat d’urgentistes, l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), a aussi réagi vivement. Pour lui, la régulation des urgences est « une rupture de service public qui va mettre la population en danger. En effet, demander aux patients d’appeler le 15 avant de se rendre aux urgences va provoquer un engorgement de standards qui sont déjà aujourd’hui surchargés […]. En clair, après l’effondrement des services d’urgences, nous allons assister cet été à celui des Samu-centres 15 ! »

Qui assurera la permanence des soins ?
Autre difficulté : si les urgences renvoient les patient·es en masse vers la médecine de ville, celle-ci doit pouvoir répondre à l’afflux. Or 10 % de la population n’a pas de médecin traitant. Et depuis 2002, les médecins libéraux ne sont plus tenus de participer à des gardes de nuit ou de week-end. Dans plus de la moitié du territoire français, il n’y a pas, ou pas assez, de médecins de garde.

Petite lueur d’espoir : libéraux et hospitaliers semblent avoir, au moins pour la forme, enterré la hache de guerre. Le 27 juin, la plupart de leurs organisations syndicales ont signé un communiqué commun, plutôt historique. Ils s’engagent désormais, au nom d’une « responsabilité collective et concertée », à assurer cette permanence des soins, que ce soit en ville ou à l’hôpital, à la condition qu’elle soit mieux financée. Mais il n’est toujours pas question d’obligation.

L’inertie du système peut néanmoins rester la plus forte. Dans son rapport, François Braun relève que la plupart des mesures du dernier plan pour les urgences, qui date de 2019, « ne sont pas encore suffisamment appropriées et mises en œuvre sur le terrain ». Que ce soit le contrôle de l’intérim médical, l’admission directe des personnes âgées sans passer par les urgences, ou l’installation de maisons médicales de garde à proximité des urgences. Les Français et les Françaises ne peuvent donc qu’espérer, un peu, que l’accès aux soins, un droit fondamental, reste assuré en tout lieu et à toute heure.

Caroline Coq-Chodorge