Industrie pharmaceutique

Médiapart - Vaccin contre le Covid-19 : la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique

Juillet 2020, par Info santé sécu social

22 JUILLET 2020 PAR ROZENN LE SAINT

Subventions publiques, dons privés… L’industrie pharmaceutique, qui sort renforcée de la crise sanitaire, se fait financer la recherche et la production d’un éventuel vaccin contre le Covid-19 sans réelles contreparties, tant il est attendu. Deux laboratoires ont franchi une première étape dans cette compétition mondiale, le 20 juillet.

La course internationale au vaccin contre le Covid-19 s’accélère. Dans le peloton de tête, le laboratoire britannico-suédois AstraZeneca et le chinois CanSino. Leurs projets ont produit une réponse immunitaire importante et démontré leur sûreté pour les patients, selon les résultats de deux essais cliniques préliminaires publiés le 20 juillet dans la revue scientifique The Lancet. Leur efficacité devra encore être établie lors de nouveaux tests avant d’envisager leur commercialisation à grande échelle.

Les grandes puissances avaient déjà avancé leurs pions pour s’assurer une part du gâteau du laboratoire AstraZeneca dont le projet de vaccin est issu des recherches de l’université d’Oxford. Après l’énorme pré-commande des États-Unis dès le mois de mai, « America first » oblige, une alliance incongrue et incomplète de pays européens s’est créée, reflétant l’incapacité de l’Union européenne à élaborer une stratégie commune.

Cette Alliance pour l’achat anticipé de vaccins Covid-19, composée de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et des Pays-Bas, a ainsi réservé 300 millions de doses pour un montant de 750 millions d’euros dès le 13 juin, avant même de savoir si le sérum passerait les tests de sécurité et serait efficace. Un pari dans tous les cas gagnant pour le laboratoire.

« Des discussions sont en cours avec d’autres laboratoires qui planchent sur des vaccins tels que Sanofi », indique le ministère de la santé à Mediapart. Alors, encore une fois, « merci Paul », comme Emmanuel Macron concluait son discours depuis le site de Sanofi à Marcy-l’Etoile (Rhône), le 16 juin ? Il remerciait ainsi Paul Hudson, PDG du fleuron tricolore d’investir 490 millions d’euros dans l’optique de créer un nouveau site de production et un centre de recherche dédiés aux vaccins dans le département d’ici 2025.

Le même Paul Hudson avait pourtant choqué la France un mois plus tôt en annonçant qu’il réserverait aux Américains ses premiers vaccins contre le Covid-19 fabriqués aux États-Unis. Et ce, en échange des centaines de millions d’euros versés par la Maison Blanche pour sa recherche.

Il lançait aussi : « Ne laissez pas l’Europe se laisser distancer », en invitant les gouvernements du vieux continent à réagir pour protéger leur population, puisque les espoirs de la communauté scientifique pour sortir de cette pandémie se concentrent essentiellement sur le développement d’un vaccin.

Il a été entendu. Ce même 16 juin, le gouvernement français annonçait débloquer 200 millions d’euros pour soutenir les industriels de la santé dans leurs capacités de production de vaccins, de traitements et de médicaments en tensions d’approvisionnement pendant la crise ainsi que la recherche et le développement (R&D) pour lutter contre le Covid-19.

« Ces multinationales accentuent la concurrence entre les pays en disant “les États-Unis ont donné tant, le médicament arrivera plus tard ailleurs”, déplore Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. Puisque ce chantage a fonctionné dans le contexte du Covid-19, à l’avenir, les firmes pourraient conditionner systématiquement à des subventions publiques leur positionnement sur certains marchés essentiels pour la santé mondiale. »

L’industrie pharmaceutique est l’une des rares à avoir bénéficié de cette crise sanitaire devenue économique. Au premier trimestre 2020, le chiffre d’affaires de Sanofi a augmenté de près de 7 %. Idem pour ses concurrents Novartis, Pfizer, GSK, Johnson&Johnson, Roche ou MSD, qui ont aussi vu leurs résultats gonflés par la crise.

Les ventes de l’anti-douleur Doliprane produit par Sanofi sont montées en flèche avec une croissance de 20 % : le paracétamol était recommandé en cas d’apparitions de symptômes du coronavirus. Malgré le contexte mondial morose, le laboratoire français augmente encore le montant des dividendes versés à ses actionnaires cette année : près de 4 milliards d’euros.

Pour autant, seulement neuf jours après la visite du président de la République, Sanofi a communiqué la suppression de 1 700 postes en Europe sur trois ans, dont un millier en France, et la fermeture du centre de recherche de Strasbourg. « Sanofi agit en toute impunité, c’est inadmissible, commente Jaume Vidal, conseiller politique à Health Action International, ONG qui milite pour l’accès aux traitements à tous. Aucun État ne veut de clash avec l’industrie pharmaceutique, elle est devenue toute-puissante. »

Les salariés l’ont mauvaise. Le 8 juillet, ils ont manifesté leur colère près de l’Assemblée nationale, à Paris. « Quand Emmanuel Macron termine son intervention en remerciant le PDG de Sanofi, on se demande franchement qui prend les décisions », peste Thierry Bodin, coordinateur CGT de la firme.

Il a beau avoir déjà connu 5 000 suppressions de postes en douze ans, Thierry Bodin tombe des nues. Au micro, il s’emporte : « L’argent public, donc nos impôts, finance les plans sociaux de Sanofi. » Chaque année, l’entreprise perçoit une centaine de millions d’euros de crédit d’impôt recherche, alors que les effectifs en R&D diminuent au fil des ans.

« Il n’est pas supportable que le gouvernement donne de l’argent à Sanofi sans contrepartie, sans interdire les suppressions d’emplois », surenchérit Éric Coquerel, député La France insoumise venu avec une poignée de parlementaires de gauche soutenir les manifestants.

Thierry Bodin dénonce aussi le fait que « l’équivalent de 40 années de dons au Téléthon ait été distribué aux actionnaires de Sanofi en une seule année, malgré le contexte ». D’autant que « le prétexte pour rémunérer les actionnaires, c’est de récompenser la prise de risque, or Sanofi n’en prend pas en externalisant la recherche », dénonce Marion Layssac, déléguée syndicale Sud Chimie et biologiste à Sanofi, qui a fait le déplacement spécialement depuis Montpellier.

Le troisième producteur mondial de vaccin a lancé deux projets dans cette compétition mondiale dans le but de se prémunir du Covid-19. Pour le premier, Sanofi s’est alliée avec le laboratoire GSK et le ministère de la santé américain. Le sérum sera fabriqué aux États-Unis et en Europe, notamment en France, en Allemagne et en Italie.

Pour son deuxième plan, Sanofi a noué un partenariat avec Translate Bio. Il s’agit d’une biotech américaine, c’est-à-dire une start-up spécialisée à la fois dans la science des êtres vivants et les nouvelles technologies. Ces nouveaux acteurs, petits poucets du secteur pharmaceutique, émergent depuis les années 1980. Les grands laboratoires ont de plus en plus tendance à déléguer le champ de la recherche fondamentale à ces petites structures spécialisées en R&D, avant de s’allier avec elles ou de les racheter quand elles trouvent des pistes fructueuses.

Dernier exemple en date, le laboratoire pharmaceutique américain MSD a finalisé son rachat en juin de la start-up autrichienne Themis Bioscience. C’est avec elle que l’Institut Pasteur s’était allié pour développer son propre vaccin contre le Covid-19 (lire aussi La France délaisse la course au vaccin contre le Covid-19).

« Il s’agit d’illustrations classiques des récentes stratégies des Big Pharma. Elles arrivent en bout de course, une fois que les recherches ont été réalisées en amont et que tout le risque a été absorbé par des biotechs », dénonce Pauline Londeix.

3,8 milliards de dollars alloués à la R&D d’un vaccin
En tout, 3,8 milliards de dollars ont été alloués à la R&D d’un vaccin contre le Covid-19 par des pouvoirs publics, des organisations et dons privés, selon le think tank Policy cures research, qui recense l’effort financier en R&D contre le Covid-19. Ce « groupe de réflexion indépendant reçoit des fonds de la fondation Bill & Melinda Gates, entre autres sources », comme il le précise à Mediapart.

Le vaccin accapare l’écrasante majorité des fonds récoltés pour lutter contre le coronavirus, preuve des espoirs qu’il suscite. Ce à quoi s’ajoutent donc les milliards versés en pré-commandes, pour encourager les firmes pharmaceutiques à engager la production de masse de ces hypothétiques vaccins.

Les militants de l’accès aux médicaments ne dénoncent pas forcément que des fonds soient alloués à la recherche d’un vaccin, au vu des investissements considérables que nécessitent la recherche et sa production pour fournir des injections à toute la planète. En revanche, ils déplorent que le vaccin contre le Covid-19, en tant que bien public mondial, ne soit pas exclu de la politique habituelle de propriété intellectuelle qui régit le secteur pharmaceutique.

Le brevet déposé par le laboratoire qui commercialise un médicament ou un vaccin entraîne son monopole pendant vingt ans et une toute-puissance s’agissant de la fixation des prix, notamment. En somme, en échange des aides, le minimum serait que l’industrie pharmaceutique soit transparente sur ses coûts de production.

« Dans le système actuel, un cofinancement était nécessaire car il y avait un risque que le vaccin soit découvert bien après la fin de la pandémie. Sans garantie qu’il soit un jour vendu, l’industrie pharmaceutique ne prend pas le risque de le produire. En revanche, puisque le vaccin contre le Covid-19 est autant financé par les États, c’est le moment de remettre en cause la politique des brevets qui crée des monopoles et des prix indécents des produits de santé », estime Nathalie Coutinet, coautrice de Économie du médicament (La Découverte, 2018).

Même écho à Genève, du côté du Global Health Center de l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID). « L’argent public est nécessaire pour assurer un investissement adéquat dans la R&D et la production de vaccins Covid-19 car les entreprises privées estiment que c’est trop risqué de le prendre à leur charge, assure Suerie Moon, la codirectrice de l’IHEID. Mais bien sûr, si autant d’argent public est investi, le politique doit exiger que l’utilisation de ces fonds se fasse en transparence pour être en mesure de déterminer le prix équitable d’un vaccin, or ça n’est pas le cas. »

Les 193 membres de l’ONU ont adopté le 20 avril une résolution (non contraignante) réclamant un accès équitable aux futurs vaccins contre le Covid-19 en soulignant « le rôle dirigeant crucial » de l’Organisation mondiale pour la santé (OMS). Il revient donc à l’agence spécialisée des Nations unies d’éviter que les accords bilatéraux conclus directement entre un État et une entreprise pharmaceutique dans une optique protectionniste ne dessinent entièrement la carte de répartition des vaccins. L’OMS a pour rôle de limiter la foire d’empoigne avec un délaissement prévisible des moins riches.

Pour ce faire, elle a missionné deux organisations internationales récentes et hybrides, mélangeant des acteurs publics et privés, pour répartir les aides à la recherche, inciter à la production en masse des vaccins, et organiser la distribution des sérums contre le Covid-19. Toutes deux revendiquent une volonté d’accessibilité à tous les vaccins.

La première, le Gavi, dite l’Alliance pour les vaccins, est née en 2000. Elle compte parmi ses contributeurs des philanthropes, principalement la fondation Bill & Melinda Gates, la Commission européenne et des gouvernements de pays pour la plupart développés comme les États-Unis et des pays européens comme la France, mais aussi la Russie, le Qatar, etc.

La Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) a, elle, été créée en 2017, en réaction à la gestion catastrophique de l’épidémie d’Ebola. Elle compte aussi parmi ses contributeurs la fondation Bill & Melinda Gates, la Commission européenne, mais moins de pays membres pour l’heure : seulement l’Australie, la Belgique, le Canada, le Danemark, l’Éthiopie, l’Allemagne, le Japon, le Mexique, la Norvège et la Grande-Bretagne.

Ces deux unions publiques-privées du Gavi et de la Cepi exécutent sous les directives de l’OMS la politique mondiale du vaccin, de l’amont à l’aval. D’abord, elles choisissent quels laboratoires producteurs de vaccins elles financent. Par exemple, la Cepi soutient neuf projets de vaccins contre le Covid-19 à hauteur de 829 millions de dollars. Mais les militants des ONG d’accès à tous aux médicaments déplorent l’opacité quant au choix des laboratoires subventionnés.

Ensuite, ces organisations s’occupent de distribuer ces vaccins, après avoir pré-commandé des doses « dans le cadre d’un mécanisme d’allocation qui devra être déterminé par l’OMS », selon le Gavi. Par exemple, le Gavi a réservé 300 millions de doses à AstraZeneca pour 663 millions d’euros. « Il n’y a aucune transparence sur le choix des laboratoires producteurs ou le coût réel de production malgré les financements publics », regrette Kate Elder, spécialiste en vaccination au sein de Médecins sans frontières. Tout comme le service de communication du ministère de la santé français, celui du Gavi répond à Mediapart que le choix s’est porté sur AstraZeneca, car c’est « l’un des candidats les plus avancés ».

Le Gavi dispensera les injections achetées aux différents fabricants aux pays contributeurs et aux plus pauvres. « Les doses seront réparties équitablement au fur et à mesure qu’elles seront disponibles entre les pays autofinancés qui paieront leurs doses et les pays en développement qui, autrement, n’auraient pas les moyens de payer pour le vaccin », précise le Gavi.

En tout, 75 pays ont montré leur intérêt à participer financièrement à des achats groupés de vaccins via le Gavi et la Cepi, coordonnés par l’OMS. 90 pays à faibles revenus verraient quant à eux leur accès aux vaccins soutenu par le système de distribution mis en place. « Ensemble, ce groupe de 165 pays représente plus de 60 % de la population mondiale. Le groupe comprend des représentants de tous les continents et de plus de la moitié des économies du G20 dans le monde », s’est félicitée l’OMS dans un communiqué le 15 juillet.

En revanche, les 40 % restants risquent de se retrouver sur le bord de la route de l’accès au vaccin contre le Covid-19 : la plupart, des pays à revenus intermédiaires non contributeurs, comme l’Algérie, la Colombie, le Gabon, l’Irak, la Thaïlande ou la Turquie, par exemple. Ils se situent dans l’angle mort de cette politique de « global access », démunis et soumis aux lois du marché et donc aux prix négociés par les laboratoires pharmaceutiques, clairement en position de force en cette période de crise sanitaire. La loi du plus fort demeure.