Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Vaccination contre le Covid : les inégalités piquent les yeux

Mai 2021, par Info santé sécu social

29 MAI 2021 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE, DONATIEN HUET ET ROZENN LE SAINT
L’assurance-maladie rend publique une première cartographie de la vaccination en France, par département, par âge mais aussi par pathologie. Les inégalités territoriales sont flagrantes, la Seine-Saint-Denis accuse un net retard.

L’assurance-maladie a rendu publiques, vendredi 28 mai, de nouvelles données sur la vaccination contre le Covid. Jusqu’ici, Santé publique France exploitait les seules données recueillies dans les centres de vaccination, qui ne précisaient par le lieu de résidence des personnes vaccinées.

Dans certains départements, en particulier en Île-de-France, les données étaient pour cette raison faussées. En Seine-Saint-Denis, par exemple, les acteurs sociaux locaux se sont rendu compte que des Parisiens, plus familiers des plateformes internet de prise de rendez-vous comme Doctolib, réservaient des créneaux en Seine-Saint-Denis quand les habitants de ces départements peinaient à en obtenir.

Pour la première fois, l’assurance-maladie exploite son propre système d’information « Vaccin Covid », rempli par le professionnel de santé au moment de la vaccination, et qui permet de tracer chaque personne vaccinée : numéro de Sécurité sociale, date, lieu, site d’injection, type de vaccin utilisé, etc.

L’assurance-maladie a croisé ces informations avec le Système national des données de santé (SNDS), qui contient, notamment, les données des hospitalisations, de la consommation de médicaments, du handicap, etc.

Ce nouveau jeu de données préalablement anonymisées est mis à disposition en open source par la Caisse nationale d’assurance-maladie. Elle a aussi construit une première cartographie de la vaccination, par âge, département, type de vaccins, mais aussi pour certaines pathologies, parmi les plus exposées à des formes de Covid graves.

« Les associations de patients sont reçues au cabinet du ministre tous les jeudis. Durant la dernière réunion, l’assurance-maladie leur a présenté l’outil. Il est remarquable, il y a une volonté de transparence, loue Yvanie Caillé, porte-parole de l’association de malades du rein Renaloo. Cela va nous aider à préparer des actions. »

Emmanuel Vigneron, géographe de la santé, professeur à l’université de Montpellier, porte un regard nuancé sur cet exercice de transparence de l’assurance-maladie : « Ces données sources sont une mine d’or. Mais c’est aussi un tombereau déchargé au coin d’une rue : elles sont désordonnées, difficilement exploitables. Les faire parler, dans le détail, est un énorme travail. Il faudra aller au-delà du travail de communication de l’assurance-maladie et produire un véritable travail de recherche. »

La carte de France de la couverture vaccinale, au 23 mai, tous âges confondus, montre une meilleure couverture vaccinale en Corse, en Nouvelle-Aquitaine, dans le Centre, en Bretagne. En dehors de l’outre-mer, très en retard, en France métropolitaine l’Île-de-France et le Nord-Pas-de-Calais sont les deux régions les moins vaccinées.

« Les départements les plus urbanisés sont tous moins bien vaccinés : toute l’Île-de-France, le Rhône, le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, la Loire-Atlantique », énumère le géographe Emmanuel Vigneron.

Mais il y a une explication simple : les zones urbaines sont plus jeunes, or ce sont les plus âgés qui sont vaccinés les premiers. Cela peut expliquer le retard de la Seine-Saint-Denis, le département le plus jeune de France. « Il faut se méfier de l’interprétation des images », met en garde Emmanuel Vigneron.

La cartographie de l’assurance-maladie est cependant plus fine, car elle décline les taux de vaccination par tranche d’âge. Depuis le 18 janvier 2021, tous les plus de 75 ans sont éligibles à la vaccination. Plus de quatre mois se sont donc écoulés pour qu’ils accèdent à une injection. 78,8 % des Français de cet âge ont reçu au moins une injection, 64,2 % les deux injections.

La façade ouest de la France apparaît la plus vaccinée, comme en population générale. Mais des anomalies apparaissent : la Corse, la plupart des départements de la façade méditerranéenne et des départements ruraux comme la Creuse, le Lot-et-Garonne, l’Ariège ou l’Aude, en avance sur la vaccination en population générale, accusent un net retard pour leur population la plus âgée.

En Île-de-France, seule la Seine-Saint-Denis a peu vacciné les plus de 75 ans. Ce département urbain, jeune et pauvre est en réalité en retard sur la vaccination dans toutes les classes d’âge. Sur le terrain, la plupart des acteurs sociaux ont très vite su que la vaccination ne serait pas aisée, malgré la présence du supercentre de vaccination du Stade-de-France.

Avant son ouverture début avril, les élus locaux ont exigé que la moitié des créneaux disponibles soient réservés à des habitants ou travailleurs du département, qui peuvent prendre rendez-vous par téléphone via un numéro spécifique. Des dispositifs ont été mis en place pour « aller vers » les habitants prioritaires du département afin de leur faciliter l’accès à la vaccination.

Par exemple, un bus de la vaccination a été mis en place dès la mi-février et plus de 4 000 injections y ont été réalisées. Le 20 mai, le bus a fait un stop au foyer de travailleurs migrants Bachir Souni à Saint-Denis. Parce que le foyer est proche du mégacentre du Stade de France, l’équipe de travailleurs sociaux propose aux habitants de faciliter leur prise de rendez-vous directement au vaccinodrome quelques jours plus tard.

Oualid Adjar, recruté par la mairie de Saint-Denis en tant qu’ambassadeur vaccination, reconnaissable à son gilet vert, explique leurs difficultés : « La plupart sont des réfugiés politiques, ils n’ont pas de papiers français, certains n’ont pas de carte Vitale, alors je leur explique qu’ils n’en ont pas forcément besoin. Il faut simplement qu’ils montrent avec leur téléphone le message confirmant la prise de rendez-vous en arrivant au Stade de France », explique le jeune homme de 27 ans.

Mais depuis la mi-mai, la demande locale diminue au Stade de France. Le conseil départemental de Seine-Saint-Denis estime que les habitants ou travailleurs du département représentent plutôt 40 % des populations qui y reçoivent une dose à présent.

« Pour aller chercher la population plus éloignée des soins, de l’information, il faut du temps. Or, la vaccination est menée à flux tendu, aucune dose ne doit dormir dans les frigos. L’intendance doit suivre, s’adapter au jour le jour aux aléas des livraisons de vaccins. Les acteurs de terrain n’ont aucune lisibilité, ils ne peuvent pas se projeter pour faire autre chose que vacciner à tour de bras », estime Arnaud Bontemps, haut fonctionnaire passé par la Caisse primaire d’assurance-maladie de Seine-Saint-Denis, en disponibilité pour devenir porte-parole du collectif Nos services publics, qui regroupe des fonctionnaires portant une analyse critique sur le fonctionnement des services publics.

Les agents publics ont aussi dû gérer les incessants changements de stratégie du gouvernement : « Le 2 janvier, Emmanuel Macron a mis en scène sa colère contre la stratégie de vaccination jugée trop lente. Elle a été totalement remaniée en quelques jours », rappelle Arnaud Bontemps.

Le calendrier n’a depuis cessé de changer : la vaccination à tous les adultes a ainsi été avancée au 31 mai. « Les agents comme les soignants sont fatigués. Ils ont besoin de stabilité. Il faut aussi des relais de santé publique de terrain, dont nous manquons cruellement en France », complète le haut fonctionnaire.

« On a besoin d’un changement de méthode, de faire de la santé publique décentralisée, adaptée à chaque territoire »

Émilie Henry, directrice de la Place santé, un centre de santé installé au cœur de la cité du Franc-Moisin, un quartier prioritaire de la ville de Saint-Denis, ne dit pas autre chose : « Nous sommes un système hyper-médicalisé, qui n’a pas assez investi dans le travail de prévention de proximité. Une partie de la population a un moindre recours aux soins. La stratégie vaccinale ne prend pas en compte cette réalité. »

La Place santé est un modèle d’organisation des soins primaires, à l’opposé du médecin généraliste isolé dans son cabinet : y travaillent en équipe « pluridisciplinaire » des médecins, des infirmiers, des médiateurs en santé, des agents d’accueil, une équipe administrative.

Pour participer à l’effort de vaccination, l’équipe a d’abord tenté de vacciner avec l’AstraZeneca, mais avec très peu de succès, tant « la communication autour de ce vaccin a été désastreuse », raconte Émilie Henry : « Cela a eu, très vite, peu de sens, puisque nous sommes situés au pied du Stade de France, à 10 minutes à pied, qui vaccine avec le Pfizer, le vaccin que nos patients réclament. On s’est donc repositionnés : nous nous sommes transformés en hommes-sandwichs, en nous installant avec des panneaux sur la passerelle qui mène au Stade de France, pour engager la discussion. Nous nous sommes rendu compte qu’une partie de la population n’était pas informée. Nous avons distribué notre numéro de téléphone, en proposant de prendre rendez-vous, cela a très bien fonctionné. »

Depuis le 12 mai, les rendez-vous non réservés par les publics prioritaires peuvent être pris par tous les adultes bien informés, qui fréquentent le site de l’ingénieur Guillaume Rozier Vite ma dose : chaque jour, 20 000 créneaux sont disponibles.

Sur la carte de la vaccination des moins de 55 ans en Île-de-France, les inégalités d’accès à l’information, la fracture numérique sont criantes : concernant la première injection, les moins de 55 ans parisiens sont deux fois plus vaccinés que les habitants de Seine-Saint-Denis.

Ces adultes non encore officiellement éligibles ont-ils « pris la place » de publics prioritaires, notamment en Seine-Saint-Denis ? « Cela représente un nombre très limité de rendez-vous au regard des 600 000 à 650 000 rendez-vous quotidiens, répond le ministère de la santé à Mediapart. Les créneaux disponibles pour les publics hors cibles la veille pour le lendemain sont des rendez-vous vacants et non des rendez-vous ouverts spécifiquement pour les publics hors cibles, qui sont d’ailleurs tout à fait réservables par les publics prioritaires. »

Stéphane Troussel, président socialiste du département de la Seine-Saint-Denis, estime aussi que cela ne prive pas sa population. Pour lui, « le sujet aujourd’hui, c’est de convaincre de l’importance de la vaccination, sûrement davantage dans le département pour des questions d’accès à l’information ou de langue ».

Sur les cartes de la vaccination par pathologie, les inégalités territoriales sont aussi évidentes. Par exemple, la Lozère a vacciné 86,7 % de ses transplantés rénaux, la Seine-Saint-Denis, seulement 45,1 %.

« La Lozère et les quelques autres départements qui dépassent 85 % montrent l’exemple à suivre, estime Yvanie Caillé, de l’association de malades du rein Renaloo. Ces différences territoriales tiennent en partie à l’engagement des équipes de greffe dans la vaccination, qui est très variable. Certains greffés n’ont aucune nouvelle de leurs équipes depuis le début de la crise. Certaines n’ont pas de listings à jour des greffés et ne peuvent pas les contacter ».

Là encore, « le besoin d’accompagnement est vital pour ces personnes très fragiles, dont certaines craignent des effets indésirables des vaccins pour leurs greffons ».

Pour la vaccination des diabétiques, eux aussi à fort risque de formes graves, la Seine-Saint-Denis est encore très en retard : 66,2 % des diabétiques ont reçu au moins une dose en moyenne en France, mais seulement 52 % en Seine-Saint-Denis.

« Je ne suis pas surpris, dit le porte-parole de la Fédération française des diabétiques, Jean-François Thébaut. Les diabétiques les plus réfractaires aux vaccins sont aussi ceux qui ont le niveau d’études le plus faible ou le métier le moins qualifié. Plus étonnant encore : les diabétiques les plus à risque, ceux qui ont un diabète compliqué ou déséquilibré, sont aussi les plus réticents, sans doute parce qu’il y a parmi eux les personnes qui ont le rapport aux soins le plus compliqué. On a un important travail à faire auprès de cette population. »

L’assurance-maladie se félicite que « plus des deux tiers des personnes de plus de 18 ans présentant des comorbidités » aient reçu une première dose et juge leur couverture « forte ». Yvanie Caillé tempère : « Près de 30 % des transplantés n’ont pas été vaccinés, c’est beaucoup pour une population dont le risque de décès du Covid se situe entre 15 et 20 %, donc très au-delà de celui des résidents d’Ehpad, pourtant bien plus âgés. »

« Ces premières données montrent que la vaccination plafonne à 80 ou 85 %. On laisse derrière 15 à 20 % de la population, c’est beaucoup, renchérit Arnaud Bontemps, du collectif Nos services publics. Ce n’est pas suffisant, si on vise l’immunité collective. On a besoin d’un changement de méthode, de faire de la santé publique décentralisée, adaptée à chaque territoire. Sinon, on va vers une obligation vaccinale déguisée avec le passe sanitaire, ce que préconise l’Académie de médecine. C’est la logique d’un système médicalisé, très centralisé. »