Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Mediapart : Vaccins anti-Covid : ce qui a convaincu Joe Biden

Mai 2021, par infosecusanté

Mediapart : Vaccins anti-Covid : ce qui a convaincu Joe Biden

7 mai 2021

Par Alexis Buisson

Chouchou de l’industrie pharmaceutique, Joe Biden n’a pourtant pas fait de cadeau à ses donateurs en annonçant vouloir lever les brevets sur les vaccins anti-Covid.

New York (États-Unis).– C’est une bonne surprise pour le monde, moins pour les entreprises pharmaceutiques américaines. Joe Biden a déclaré, mercredi 5 mai, son intention de soutenir une demande formulée en octobre par l’Inde et l’Afrique du Sud auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) visant à lever temporairement les brevets sur les vaccins anti-Covid. Cette mesure pourrait accroître considérablement le développement et la distribution de doses dans le monde à l’heure où le nombre de cas explose dans certains pays du Sud, très faiblement vaccinés par rapport aux nations riches du Nord. « C’est une décision significative qui va à rebours de l’Histoire. Jusqu’à présent, de telles décisions ont suivi les intérêts des grandes multinationales », affirme Amy Kapczynski, professeure de droit à l’université Yale.

La décision est d’autant plus remarquable quand on sait que les grandes entreprises pharmaceutiques, surnommées « Big Pharma » aux États-Unis, ont grandement financé la campagne de Joe Biden en 2020. Le démocrate a reçu 3,3 millions de dollars en 2019 et 2020 de la part de donateurs liés à l’industrie pharmaceutique contre un peu plus d’un million pour son adversaire Donald Trump, qui s’était mis le secteur à dos en se lançant dans un bras de fer réglementaire pour réduire le prix des médicaments.

Selon les données du site OpenSecrets, le plus grand donateur, Pfizer, a donné près de 60 % de ses 3,3 millions de dollars, soit la même part qu’AstraZeneca. C’est la première fois depuis 1990 que la majorité des donations issues de ce secteur allait aux démocrates.

Malgré la promesse faite par Joe Biden pendant la campagne de lever les brevets sur les vaccins Covid, le président américain n’avait pas clairement réaffiché sa position lors de son premier discours devant le Congrès, le 29 avril. Et Anthony Fauci, principal conseiller médical de la présidence, a déclaré lors d’une interview récente qu’il était « agnostique » sur la question, à la grande surprise de son intervieweur.

Si l’on en croit un article du Washington Post paru le 30 avril, l’entourage du président était divisé (et l’est probablement encore) sur ce dossier et a organisé des consultations avec les fabricants de vaccins et d’autres acteurs de la santé, dont le milliardaire Bill Gates, avant de prendre une décision définitive. Les « pro-brevets » ont affirmé dans leur lobbying auprès de la Maison-Blanche que la levée des protections entraînerait notamment une course aux ingrédients vaccinaux qui perturberait les chaînes d’approvisionnement et freinerait l’innovation médicale sur le long terme. Ils craignent aussi que la mesure ne conduise la Chine et la Russie à mettre la main sur les secrets technologiques derrière la fabrication des vaccins.

Les « antibrevets », eux, ont rappelé à Joe Biden l’obligation morale des États-Unis à soutenir les pays pauvres. Une manière de tourner la page du gouvernement Trump, qui s’était opposé à la levée des brevets l’an dernier. Ils ont également fait valoir que la production des vaccins américains résultait en grande partie de l’argent du contribuable : le gouvernement Trump a investi quelque 18 milliards de dollars publics pour accélérer la recherche et la distribution dans le cadre de l’opération « Warp Speed » (« vitesse de l’éclair »).

.Ces derniers jours, la pression s’était accrue sur le locataire de la Maison-Blanche. Les militants du mouvement #FreeTheVaccine – des artistes, scientifiques, étudiants issus de 29 pays et favorables à un « vaccin du peuple » – sont montés au créneau sur les réseaux sociaux et dans la rue, organisant un rassemblement à Washington le 5 mai, avec distribution gratuite de glaces dont la recette a été mise à disposition des participants.

Pour sa part, l’influent militant américain de la santé, Ady Barkan, a posté sur Twitter une vidéo de trois minutes adressée à Joe Biden pour lui rappeler sa promesse de campagne, et que les « yeux du monde seraient sur les États-Unis » le 5 mai. De sa voix artificielle, cet Américain mourant, atteint de la maladie de Charcot, en a appelé à l’humanité du nouveau président, qui a perdu un fils atteint du cancer, ainsi que son ex-épouse et sa fille dans un accident de voiture.

Dans les coulisses du pouvoir aussi, la pression est montée d’un cran. Pilier de l’aile gauche du parti, le sénateur du Vermont Bernie Sanders a déclaré que « nous avons besoin d’un vaccin du peuple, pas d’un vaccin du profit », rejoignant ainsi d’autres voix progressistes et modérées.

À la Chambre des représentants, presque tous les élus démocrates ont signé une lettre, datée du 30 avril, pour évoquer les contraintes du système actuel de partage des vaccins, notamment l’accord de distribution Covax de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et rappeler au président américain que la levée des brevets était aussi dans l’intérêt économique des États-Unis. « Le Congrès a débloqué en urgence des milliards de dollars pour les secteurs du voyage, du tourisme et de l’hôtellerie et prévoit de dépenser des milliards supplémentaires », ont écrit les signataires de la missive, citant notamment les 40 milliards de dollars donnés aux compagnies aériennes. « Ces secteurs resteront en crise et dépendront de l’injection de milliards de dollars supplémentaires tant que la pandémie ne faiblira pas. »

L’annonce de la position américaine est intervenue deux jours après que Pfizer, l’un des fabricants américains, a annoncé avoir empoché 3,5 milliards de dollars grâce à la commercialisation de son vaccin au premier trimestre 2021, soit un quart de ses revenus sur la période.

L’autre grand fabricant, Moderna, vient d’enregistrer son premier profit trimestriel depuis sa création. Même si le cours de son action était en baisse, jeudi, son PDG, le Français Stéphane Bancel, a indiqué dans une communication avec des analystes que la décision de Joe Biden ne l’avait pas privé d’une « seule minute de sommeil » car les autres pays n’avaient pas les compétences et les infrastructures nécessaires pour produire le vaccin localement dans des courts délais, selon le Financial Times. Moderna avait pris l’engagement en octobre dernier de ne pas opposer ses brevets sur le vaccin pendant la pandémie.

PhRMA, un groupe représentant les intérêts des laboratoires et qui a financé en majorité les campagnes de candidats républicains en 2020, a affirmé dans un communiqué que le changement de politique « ne sauvera pas de vies » et qu’il va à l’encontre de la promesse de Joe Biden de « rebâtir les infrastructures américaines et de créer des emplois car elle donne des innovations américaines à des pays qui veulent affaiblir notre leadership en matière de découverte biomédicale ».

« Les entreprises pharmaceutiques présentent la levée des brevets comme la fin du monde, mais elles exagèrent. Le gouvernement américain sait que ces entreprises vont s’en tirer. L’administration fait ce qu’elle a à faire dans un contexte d’urgence sanitaire, alors que ces entreprises veulent conserver un contrôle maximal, analyse Amy Kapczynski, de l’université Yale. Il sera intéressant de voir ce que les autres pays qui étaient opposés à la levée des brevets vont faire à présent. Les négociations pourraient durer plusieurs mois. Mais c’est un pas dans le bon sens. »