Amérique du Sud

Mediapart - Venezuela : « Il manque de tout » dans les hôpitaux

Novembre 2016, par Info santé sécu social

4 novembre 2016 | Par Jean-Baptiste Mouttet

L’affrontement entre le gouvernement et l’opposition se poursuit malgré l’ouverture d’un dialogue. Les Vénézuéliens font face à un quotidien bouleversé par la crise économique qui affecte jusqu’à leur santé. Manque de médicaments, hôpitaux à l’abandon : des familles se battent pour la survie de leurs proches et trois quarts des hôpitaux publics n’ont pas les médicaments de base.

Caracas (Venezuela), de notre envoyé spécial.– Donnant, donnant. Au Venezuela, l’heure est aux tractations. Le 2 novembre, l’assemblée nationale, où l’opposition est largement majoritaire depuis décembre 2015, a suspendu le procès du président socialiste Nicolas Maduro pour manquements aux devoirs de sa charge. La marche à haut risque vers le palais présidentiel Miraflores, jeudi, était aussi annulée (voir notre article « Le Venezuela sort de la scène démocratique »). En retour, cinq « prisonniers politiques » – un terme que réfutent les socialistes – ont été libérés, soulignant au passage la proximité entre le gouvernement et la justice.

Le dialogue qui a redémarré dimanche entre les deux adversaires sous l’égide du Vatican a porté ses premiers fruits, mais la tension n’a pas pour autant disparu. Des partis de l’aile radicale de la coalition antichaviste, la Table de l’unité démocratique (MUD), désapprouvent la décision de ne pas manifester et Nicolas Maduro a immédiatement pointé un doigt accusateur vers une de ces organisations, qualifiant Voluntad Popular de « groupe terroriste ». Il souhaite même que les tribunaux s’occupent de cette « affaire ».

Jeudi 3 novembre, la MUD a exigé du gouvernement qu’il accepte la relance du processus de référendum révocatoire, ou l’organisation d’une présidentielle anticipée au premier trimestre 2017, ainsi que de nouvelles libérations de prisonniers avant le 11 novembre, ou elle convoquerait de nouvelles manifestations plutôt que de discuter. De son côté, le président socialiste a demandé de juger l’économiste et ancien ministre de la planification (1992-93), Ricardo Hausmann. « Un traître » qui organiserait « un blocage financier » avec la complicité d’« opérateurs financiers du FMI ».

Les Vénézuéliens suivent ces retournements de situation avant de revenir au quotidien : remplir le frigo. Des produits de première nécessité manquent toujours, malgré de nouvelles importations venues de Colombie ou du Brésil. De nombreux aliments demeurent hors de portée des classes moyennes et populaires. Les 400 grammes de pâtes à environ 2 200 bolivars, soit environ un douzième du salaire minimum (sans les bons d’alimentation), sont un luxe. La solution vient souvent de l’étranger. Ils sont nombreux à traverser la frontière colombienne ou brésilienne pour ramener ces biens précieux, puis les donner à leurs proches ou les revendre. Ils profitent des personnes rentrant au pays pour passer commande.

À l’aéroport, les voyageurs d’un vol en provenance d’Espagne discutent de ce qu’ils ont pu ramener en attendant leurs bagages. La liste donne une idée de ce qui manque le plus aux Vénézuéliens : shampoing, dentifrice, savon, couches, papier toilette, farine, sucre et médicaments. Hermes Mendez est vénézuélien et habite depuis quelques mois à Marseille. Il a profité du voyage d’un ami pour envoyer des médicaments contre la tension à son père. Il a dû faire une fausse ordonnance. Le trentenaire qui a longtemps soutenu Hugo Chavez éprouve du ressentiment contre Nicolas Maduro : « Dix-sept ans qu’ils sont au pouvoir. Comment ne seraient-ils pour rien dans ce que nous vivons ? »

Il ne comprend pas son père, qui s’obstine à soutenir le gouvernement. Le père d’Hermes, au même regard sombre et qui porte le même prénom que son fils, est un ancien employé de la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Il explique la crise par la volonté des États-Unis de mettre la main sur le pétrole vénézuélien. Père et fils se rejoignent sur un point : la situation catastrophique dans laquelle se trouve le pays.

La mère, Ligia Reyes, raconte la recherche de médicaments durant « des journées entières », allant de « pharmacie en pharmacie ». Elle-même, victime d’hypertension, s’est rendue dans une clinique où les médecins « ne m’ont même pas donné un comprimé, même pas un seul. Une clinique… ». Si Ligia Reyes insiste sur la clinique, c’est parce que cela va de soi qu’il n’y a aucune chance d’en trouver dans les hôpitaux publics. D’après la fédération pharmaceutique vénézuélienne, 85 % des médicaments sont difficiles à trouver.

Tout manque dans les hôpitaux

Dans une pharmacie du centre de Caracas, la même scène se répète : à chaque client qui tend son ordonnance, l’employée répond par un « il n’y en a pas » automatique et faussement détaché. Le sexagénaire Gérard Sabogal vient de repartir les mains vides. C’est la sixième fois qu’il tente sa chance pour trouver des médicaments contre son hypertension : « J’achète ce dont j’ai besoin petit à petit. Dès que j’ai un moment, je cherche… »

Dans les trois hôpitaux où nous nous sommes rendus, les médecins utilisent les mêmes mots pour décrire la situation : « falta de todo », « il manque de tout ». « De tout », ça veut dire jusqu’à l’essentiel : « Les gants, l’alcool, l’eau oxygénée, le paracétamol. Nous n’avons plus que deux bouteilles de 80 ml de Bétadine pour 24 enfants. On tente d’économiser les antidouleurs pour les urgences… même le savon manque, nous n’en avons pas suffisamment », raconte la pédiatre de 28 ans Irène Liberto, de l’hôpital pour enfants José-Manuela-de-Los-Rios, sans se départir de son sourire pour autant. Une enquête de l’Observatoire vénézuélien de la santé (OVS) et du réseau professionnel vénézuélien, Médecins pour la santé, relève que 76 % des hôpitaux publics n’ont pas les médicaments de base dont beaucoup figurent sur la liste des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Irène, son stéthoscope toujours autour du cou, raconte qu’au début de la crise, il y a environ deux ans, « les patients apportaient eux-mêmes les médicaments dont l’hôpital était dépourvu. Aujourd’hui, c’est devenu encore plus difficile. Avec l’inflation, les personnes qui ont peu de moyens ont du mal à s’approvisionner. La priorité demeure la nourriture ». Dans la vaste pièce où séjournent sans intimité les patients, avec 22 lits pour une toilette qui fonctionne mal, Richard Garrigos discute les mains jointes avec son fils qui pianote sur l’ordinateur portable distribué aux écoliers par le gouvernement. Son fils a une leucémie. Il cache son crâne chauve sous une casquette. Le père, policier, explique qu’il « lutte de tous les côtés ». « On doit trouver nous-mêmes les antibiotiques. On en trouve mais trop peu. Le traitement pour la chimiothérapie de mon fils n’est pas dans nos moyens. » Il a dû vendre sa voiture.

La crise et son corollaire, les pénuries, affectent aussi le matériel. Rien ne fonctionne faute de budget, faute de pièces de rechange qui ne se trouvent plus sur le marché. À l’hôpital périphérique de Coche, dans un quartier populaire au sud de Caracas, toute l’énergie se concentre sur les services chirurgie et traumatologie. L’accueil en pédiatrie et en toxicologie a largement été réduit. Le service de médecine interne, la pharmacie et le laboratoire ont dû fermer.

Les chirurgiens, qui voient entre 50 et 100 personnes arriver aux urgences chaque jour, le plus souvent des blessés à la suite d’accidents ou par des armes à feu et coups de couteau, opèrent sans radiographie ni scanner au préalable. Dans cet hôpital où il n’est pas rare de croiser des cafards, où parfois des opérations se déroulent dans la même pièce que des consultations, on improvise. Sans système de drainage thoracique, le personnel fabrique les siens à l’aide de bouteilles. « On tente de faire face au maximum, mais quand on ne peut pas opérer, on envoie les patients vers d’autres centres hospitaliers », constate la Dr Jhuliana Caldera.

Sans matériel, sans médicaments, certaines opérations ne peuvent se réaliser. Les malades doivent patienter, tant qu’ils peuvent. Cela fait un an que Alejandro Barcia attend. Sa fille a une insuffisance respiratoire, due à un défaut d’injection cardiaque. Il a obtenu une aide du gouvernement qui couvre une partie de l’opération, mais ne trouve pas de lieu où faire opérer sa fille. « Par deux fois, on nous a dit que c’était bon, qu’elle pouvait se faire opérer. Au dernier moment, ils sont revenus sur leur décision. La première fois, on était déjà à la clinique », dit l’homme à la fine moustache et aux cheveux gominés. « Elle est à la maison. Son état est stable, comme on dit… Mais un ganglion ne cesse de croître. J’ai peur de l’infarctus. »

La situation vire parfois au drame. Dans le bureau aux murs décrépis de ce même hôpital, une coordinatrice de soins qui souhaite rester anonyme s’emporte : « Il n’y a rien pour protéger nos patients après une opération. On ne peut pas désinfecter, les bactéries se promènent… » Il y a deux semaines, une femme diabétique est hospitalisée. Elle doit être amputée. L’hôpital ne peut pas la traiter comme il le devrait à la suite de l’opération : « Elle est morte deux jours plus tard », s’attriste la sexagénaire en se renfonçant dans son siège.

Sans savon, il est aisé de comprendre que les maladies se propagent rapidement. Les employés chargés de l’entretien utilisent les produits avec parcimonie. « Il nous reste un peu de chlore. On en met très peu dans le seau. Parfois, j’amène des produits de chez moi quand ce n’est pas tenable, mais il y a des jours où on ne peut pas laver », raconte l’une d’entre eux qui ne veut pas, elle non plus, donner son nom. Les couloirs du sous-sol de l’hôpital universitaire, où se trouvent les bureaux, en attestent. Ce n’est pas une zone prioritaire. Une forte odeur d’urine s’en dégage. Dans les vestiaires du personnel, à peine éclairés, une flaque d’eau gêne le passage. Les douches ne fonctionnent pas et sont utilisées comme toilettes.

Pour la docteur en traumatologie, Gabriela Rodriguez, la situation est catastrophique : « Depuis deux ans, il y a plus d’amputations, plus de handicaps à la suite d’une opération et plus de morts. » Signe que la santé vénézuélienne est en décrépitude, le taux de mortalité maternelle (femmes mourant de complications liées à la grossesse ou à l’accouchement) est en nette augmentation. D’après Human Rights Watch, qui a eu accès à un rapport du ministère vénézuélien de la santé, il y a eu 130,7 décès sur 100 000 naissances entre janvier et mai 2016. Ce taux s’élevait à 73 seulement en 2009. L’ONG dénonce dans une enquête 3 rendue publique le 24 octobre l’existence d’une « crise humanitaire » au Venezuela.

Crise économique, crise humanitaire

L’état de la santé au Venezuela est une des conséquences de la crise économique qui traverse le pays : « C’est un problème de financement », avance l’ancien ministre de la santé Carlos Walter, devenu directeur du Centre d’étude du développement de l’université centrale du Venezuela (Cendes) : « Il y avait des problèmes avant 2015, mais la chute du prix du baril de pétrole a renforcé la crise dans un pays qui importe 90 % des médicaments. » Le gouvernement, dont les ressources dépendent très largement de l’or noir, est à court de devises pour importer. Les entreprises privées doivent passer par un système de change compliqué, contrôlé par les autorités publiques, pour demander des dollars nécessaires aux achats à l’étranger, « ce qui est une perte de temps et une perte d’argent, car ce système de change favorise la corruption. Par conséquent, les entreprises privées sont devenues plus rares ».

Les hôpitaux sont un concentré de tous les maux actuels du Venezuela. À l’hôpital de Coche, sur les brancards, des corps sont rachitiques. Rafael parle d’une voix fatiguée. Il est hospitalisé à la suite d’un passage à tabac. Depuis quelques mois, il s’est retrouvé à la rue et fait les poubelles pour s’alimenter. Tous les médecins interrogés assurent qu’ils voient de plus en plus de cas de dénutrition. À l’hôpital pour enfants José-Manuela-de-Los-Rios, une source qui manie les statistiques du centre hospitalier certifie qu’en 2016, 96 enfants ont été diagnostiqués en état de dénutrition grave. Pour donner un ordre d’idée, quand tous les services et opérations fonctionnent, 279 lits sont disponibles.

Les classes populaires ont du mal à acheter de la nourriture. Une enquête menée en 2015 3par l’Université centrale vénézuélienne (UCV), l’université catholique Andrés-Bello et diverses organisations de la société civile dans les secteurs populaires du pays révèle que seulement 12 % des personnes interrogées mangent trois repas par jour. L’approvisionnement en aliments est aussi difficile pour les hôpitaux. À l’hôpital universitaire de Caracas, les régimes des patients ne sont pas respectés. Tout le monde mange la même chose. « Voilà ce que l’on m’a donné au petit déjeuner : une pomme ! » s’exclame le rigolard José Sanchez, sa jambe plâtrée posée sur sa béquille. « Des fois y a pas de repas le soir », ajoute-t-il.

Ces mêmes hôpitaux sont le théâtre de la violence qui agite le pays depuis des années. La crise amplifie le phénomène, selon le personnel médical. À l’hôpital de Coche, le Dr Omar Gomez examine la cuisse d’un homme entre deux âges qui vient de se faire opérer après avoir reçu une balle. « Ici, la moitié des personnes qui arrivent aux urgences sont blessées par des tirs d’armes à feu », dit-il. Un jeune de 16 ans, qui veut rester anonyme, assis à quelques mètres de là, a reçu une balle perdue : « Les bandes sont devenues folles. Elles s’entretuent. En ce moment, elles se disputent le marché. » Le marché de la drogue ? Il se marre : « Non, non, le marché de tout, bon, avec la drogue dans les coins. »

Le personnel soignant assure aussi craindre pour sa propre sécurité. Quand une opération urgente ne peut se faire, les réactions sont parfois violentes. La Dr Gabriela Rodriguez se souvient de cette infirmière « frappée samedi dernier. Elle venait d’annoncer à la famille que leur parente était morte parce qu’elle n’avait pu être opérée ».

Face à une telle situation, le gouvernement est sous le feu des critiques. Human Rights Watch sous-titre son enquête « Crise humanitaire au Venezuela » par « l’inappropriée et répressive réponse du gouvernement face à la grave pénurie ». Les annonces répétées d’arrivages d’aliments ou de médicaments ne mettent pas un terme aux difficultés des Vénézuéliens. Ni la « mission » emblématique de Barrio Adentro, un programme social lancé en 2003 qui a permis la mise en place de centres de santé dans les quartiers populaires privés de tout et qui a timidement évolué jusqu’à la mise en place de structures hospitalières spécialisées, ni les centres de santé intégrés, où de petites chirurgies peuvent être réalisées, n’ont de réponse au manque de matériel et de médicaments.

Ce terme de « crise humanitaire », Elías Jaua, député et poids lourd du chavisme, ancien vice-président (2010-2012) et qui fut un temps perçu comme un des possibles successeurs d’Hugo Chavez, le réfute. Il répond aux membres de l’opposition qui militent pour ouvrir un « cordon humanitaire vers le Venezuela » que « la seule aide dont a besoin le Venezuela est que cesse la campagne infamante contre son pays ». Dans son vaste bureau, dont la baie vitrée plonge le visiteur au-dessus de Caracas, il défend « les efforts de protection du peuple par le gouvernement ».

Dans les efforts gouvernementaux pour venir en aide à la population, il cite notamment les comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP), qui distribuent des aliments de base dans les quartiers populaires. Ces CLAP sont critiqués pour pratiquer des distributions aléatoires, pour leur choix des populations bénéficiaires, étant même suspectés de détourner la nourriture.

Pour surmonter la crise, il faut, selon l’ancien vice-président, continuer « à travailler pour récupérer les revenus ». Cela passe par une augmentation du prix du pétrole, qui est discutée avec les pays exportateurs, ou le développement de l’exploitation d’hydrocarbures dans le delta de l’Orénoque. Il est favorable à une simplification du système de change actuel, qui superpose plusieurs taux selon la destination des devises, vers un taux de change unique.

Ces solutions ne semblent pas satisfaire les médecins interrogés lesquels, anonymement mais d’une seule voix, tiennent le gouvernement actuel pour responsable de la situation. Les plus jeunes ne voient pas d’avenir dans le pays. « Une fois titulaires, ils cherchent à quitter le pays », note le Dr Rafael Vitulli qui vient, lui aussi, d’acheter une baguette vendue au prix régulé de 100 bolivars dans la boulangerie en face de l’hôpital. « J’ai l’impression de faire de la médecine de guerre, mais je reste. Ce pays m’a formé, je lui dois bien ça. »