Le social et médico social

Médiapart - Vers une marchandisation accélérée du logement social

Avril 2018, par Info santé sécu social

4 AVRIL 2018 PAR ROMARIC GODIN

Avec la loi pour l’évolution du logement (Elan), le gouvernement lance ce mercredi 4 avril une réforme d’envergure du logement social, véritable big bang qui ouvrira la voie à une plus grande place des mécanismes de marché. Les acteurs traditionnels risquent d’en sortir financièrement affaiblis.

Ce 4 avril, le projet de loi Elan (pour Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) est présenté en conseil des ministres. On en connaît les principales dispositions, puisque le texte a déjà été soumis au Conseil d’État. Le principal objet de cette loi, c’est le logement social, déjà sous le feu des attaques gouvernementales dans la loi de finances 2018. En réalité, cette loi représente un véritable big bang, un « chamboule-tout qui, à des degrés divers, n’épargnera personne dans le secteur », comme le dit Stéphane , directeur général de Paris Habitat, l’office HLM de la Ville de Paris.

Les mesures touchent effectivement à toutes les dimensions de ce secteur qui loge 5,1 millions de ménages, soit 15 % de l’ensemble. Le gouvernement, qui a beaucoup insisté sur les supposés dysfonctionnements du logement social, mettra inévitablement l’accent sur la réforme de l’organisation des attributions de logements et du contrôle des locataires. La situation de ces derniers sera réévaluée tous les six ans par la commission d’attribution, qui pourra proposer des relogements en cas de suroccupation, par exemple, mais aussi des surloyers lorsque les revenus se seront améliorés. Quant à l’attribution, elle s’effectuera désormais selon un système de « notes ». Globalement, il n’est pas certain que ces dispositions modifient réellement la donne.

S’il existe sans doute toujours des abus, et notamment des cas de discrimination, ces réformes ignorent les évolutions importantes du fonctionnement des logements sociaux. Les demandes sont d’ores et déjà centralisées en ligne et traitées selon des critères précis. Quant aux relogements, ils sont déjà possibles mais, comme le rappelle le député communiste Stéphane Peu, auparavant chargé du logement social de Plaine Commune à Saint-Denis, « reloger des personnes âgées dans des logements plus petits pour le même prix est souvent impossible ». Le gouvernement en passera-t-il alors par la coercition ?

En réalité, le gouvernement tente de construire une réponse à sa propre critique du logement social qui, elle-même, semble assez datée. Mais l’essentiel de la réforme sera ailleurs : dans la réorganisation d’un système, qui va désormais évoluer vers une marchandisation croissante.

L’arme des APL

Comment ? Principalement par le financement, qui va inévitablement induire des modifications institutionnelles. Le point de départ de la stratégie gouvernementale est la baisse des aides personnelles au logement (APL) pour les locataires du parc social, qui a été financée par une baisse des loyers. Cette baisse de 60 euros par mois des loyers concernés (ce qui induit une perte moyenne de 45 euros par quittance) sera appliquée de façon rétroactive à la fin du mois de mai. Elle sera amortie par les bailleurs sociaux.

Certes, un compromis a été trouvé dans la loi de finances 2018 pour étaler ce mouvement sur trois ans. Ce compromis n’a été trouvé qu’avec les acteurs privés, mais il s’applique à l’ensemble du secteur. Et la facture sera salée : elle coûtera à l’ensemble du secteur 800 millions d’euros en 2018, autant en 2019 et 1,5 milliard d’euros en 2020. Par ailleurs, dès 2018, le taux de TVA sur les opérations passées par les logements sociaux passera de 5,5 % à 10 %, ce qui devrait rapporter 700 millions d’euros. Déjà, les acteurs commencent à ressentir les effets de cette décision qui a pris de court les acteurs du logement social.

« Nous n’avions pas vu cette mesure arriver », avoue Stéphane Dauphin. Pour lui, cette décision d’ajuster les loyers sociaux pour réaliser des économies est « quelque chose de nouveau ». « Jusqu’ici, il existait un socle politique solide selon lequel le logement social devait se développer et était utile mais avec cette réforme, ce n’est plus le cas », ajoute-t-il. Car toucher aux loyers, c’est toucher au cœur du fonctionnement du logement social. « Dans notre secteur, le loyer d’équilibre est un déterminant de la construction puisqu’il inclut le coût de la construction, celui de l’entretien et du financement », souligne Stéphane Dauphin. Le loyer s’inscrit donc dans un équilibre d’ensemble. Dès lors, réduire d’autorité les loyers, ce n’est pas seulement affaiblir les finances du secteur, c’est aussi réduire sa capacité à assumer son rôle. Nécessairement, il induit un effet négatif à long terme sur la construction et les réhabilitations, notamment lorsque les conditions de financement évoluent.

Le gouvernement répond à cela que les organismes de logements sociaux sont « riches ». En 2015, ils ont effectivement dégagé 2,2 milliards d’euros d’autofinancement et disposent de 7 milliards d’euros de réserve. Le taux du livret A devrait également être gelé pour deux ans. Mais ces deux arguments tombent en réalité rapidement. D’abord parce que le gel du taux du livret A profite assez peu au logement social et ne règle pas le problème de l’équilibre à long terme, dans un secteur qui se finance sur plusieurs décennies. Ensuite, parce que l’autofinancement du secteur du logement social est précisément de l’autofinancement : il sert à financer les activités de construction et de réhabilitation. Or en 2015, les fonds propres utilisés pour ces deux éléments s’élevaient à 2,6 milliards d’euros. Autrement dit, comme le souligne un acteur du secteur, « les réserves des organismes HLM ne se reconstituent plus depuis longtemps ». Ponctionner 1,7 milliard d’euros par an aux organismes ne peut donc que les acculer financièrement à plus ou moins long terme et réduire leur capacité d’investissement.

Colmatage financier et premiers effets négatifs

Il faudra donc compenser ou bien prendre le risque de bloquer les nouvelles opérations, notamment de rénovation énergétique. Le gouvernement a annoncé des mesures compensatoires, mais aussi transitoires. Il s’agit principalement des prêts bonifiés par le biais de la Caisse des dépôts (CDC), mais aussi par Action logement (ex-1 % Logement). En tout, le gouvernement promet 7 milliards d’euros, soit effectivement près de trois ans de dépenses de réhabilitation et de construction. À cela s’ajoute la restructuration de crédits existants pour rallonger les maturités d’environ 20 % des crédits existants, en vue de redonner un peu d’air à la trésorerie du secteur. Avec ces mesures, le gouvernement entend résoudre une contradiction en apparence indépassable : affaiblir les finances déjà fragiles du logement social tout en prétendant favoriser la construction, comme l’a encore rappelé récemment le secrétaire d’État au logement Julien Denormandie.

Mais ces mesures sont complexes à mettre en œuvre. La CDC réfléchit jusqu’en septembre, alors que la baisse des loyers est déjà en place et que les mesures d’Action logement ne concernent pas tout le monde. De fait, beaucoup d’acteurs du secteur ne peuvent pas voter leur budget, faute de visibilité. Il en ressort donc une incertitude qui a encouragé une prudence sur les dépenses que l’on peut geler rapidement. « La programmation a commencé à reculer dès 2017 », explique une source proche des bailleurs sociaux. Certes, il y aura un effet décalé puisque les programmes lancés vont aller au bout. Mais ce qui peut être réduit l’est déjà et, ajoute-t-il, « le secteur est très déstabilisé ». À Paris Habitat, les travaux d’entretien et de maintenance, « les plus faciles et les plus rapides à mettre en œuvre », ont déjà été réduits sur certaines composantes du patrimoine.

Surtout, ces mesures ressemblent avant tout à un colmatage. On tente de compenser pendant trois ans les effets de la baisse des loyers. Le logement social est néanmoins un secteur qui se pense à long terme. Or à long terme, le tableau est très sombre puisque l’équilibre de fonctionnement du secteur, fondé sur le loyer, est atteint. La loi Elan prévoit du reste ce changement de modèle puisqu’elle entend explicitement ne plus faire dépendre le loyer de la construction.

À cela s’ajoute que le secteur devra sans doute encore compter avec des subventions des collectivités locales encore en baisse, compte tenu de l’effort que le gouvernement demande à ces dernières sur leurs dépenses. À long terme, le secteur du logement social sera inévitablement affaibli sur le plan financier. Et contraint à lutter pour pouvoir faire face à ses responsabilités sociales et environnementales. « Nous allons être acculés à une baisse de nos ressources et pris en étau par le contexte législatif national, qui incite à loger les plus fragiles de manière encore plus importante », résume Stéphane Dauphin.

Le piège de la loi Elan

C’est ici qu’interviennent les grandes mesures organisationnelles de la loi Elan. Celle-ci prévoit ainsi la nécessité de regroupements pour les organismes HLM. Et bien évidemment, la situation créée par la baisse des loyers favorisera ces rapprochements.

Là encore, il convient de rappeler que le phénomène de fusion des organismes HLM a reculé. En dix ans, 70 organismes ont disparu. Il reste néanmoins 229 établissements privés et 259 publics. Beaucoup reconnaissent qu’une concentration est encore possible et peut, dans certains cas, être positive, notamment pour favoriser la capacité d’investissement. Mais ces fusions ne conduisent pas toujours à libérer plus de moyens. Et il existe un risque certain que cette vague de concentration contrainte par la loi et le cadre financier ne conduise à un changement de modèle du secteur.

« Les grands acteurs du privé sont désormais à l’affût pour acquérir de petits acteurs du secteur, y compris dans le public », affirme Stéphane Dauphin, qui cite notamment le rachat de l’office public de l’habitat de Vincennes par le géant privé 3F. Stéphane Peu va plus loin et voit, à terme, le secteur dominé par « trois ou quatre groupes nationaux d’un million de logements chacun ». On assisterait donc à une privatisation croissante et à une forte concentration.

Mais ces mouvements conduiront-ils à régler le problème du financement du secteur ? C’est peu probable, puisque si les loyers d’équilibre sont trop bas, on se contentera d’ajouter des difficultés. De plus, comme l’a souligné la Fondation Abbé-Pierre, « les plus gros organismes sont aussi ceux qui affichent les frais de gestion médians les plus importants ». Stéphane Peu estime que cette concentration réduira le contact avec les territoires et mènera à une gestion « technocratisée » et donc pas forcément plus efficace. Bref, cette solution n’en est en réalité pas une.

Il faudra donc trouver des modes de financement alternatifs. Stéphane Peu estime dès lors que l’étape suivante sera « l’ouverture du capital » des établissements de logements sociaux. Cette ouverture du capital signifiera, à son tour, la nécessité de rémunérer les actionnaires, ce qui n’est pas possible aujourd’hui. Ce serait cohérent avec un autre objectif de la majorité : « mobiliser l’épargne des Français pour l’investissement » et donc utiliser la manne du livret A pour financer d’autres secteurs. La logique de marché ferait alors intrusion dans le secteur. Et la nature du logement social et de ses missions en serait profondément remise en cause.

Bien sûr, cette évolution demeure une spéculation. Mais quelle serait la vision alternative ? Le gouvernement ne la dessine pas. De fait, certains députés de La République en marche réfléchissent ouvertement à un « statut unique des bailleurs sociaux », qui le rapprocherait de celui des sociétés anonymes. En attendant, la loi Elan dessine un autre pas dans cette direction.

Pour faire face à leurs besoins de trésorerie, les organismes de logements sociaux sont invités à vendre davantage de logements sociaux à leurs occupants. L’article 29 de la loi élargit les méthodes de vente et surtout autorise la vente en bloc aux personnes morales. Aujourd’hui les bailleurs sociaux vendent environ 8 000 logements sur les quelque 100 000 actuellement en vente. Le gouvernement voudrait porter ce chiffre annuel à 20 000. Pour y parvenir, il est même prêt à amender la loi SRU. Cette dernière pose l’obligation de disposer de 25 % de logements sociaux. Actuellement, un logement social vendu est encore comptabilisé comme tel pendant cinq ans. Le gouvernement veut porter cette durée à dix ans. Ainsi, les communes seraient incitées à vendre les logements sociaux sans voir leur taux légal amputé…

Mais il convient de ne pas oublier que si le chiffre est si bas aujourd’hui, c’est parce qu’il doit être en priorité proposé aux occupants et que ces derniers n’ont souvent pas intérêt ou pas les moyens de réaliser ces achats. Tant que l’occupant est dans le logement, ce dernier n’est pas vendu. Lorsqu’il le quitte, il peut être proposé à des locataires du même bailleur social, puis à des tiers s’il n’y a pas preneur. Une procédure lourde, certes, mais qui garantit que les logements en vente conservent leur fonction sociale. « La vente, aujourd’hui, s’inscrit d’abord dans un parcours résidentiel », explique un acteur du secteur. S’il faut vendre pour dégager de la trésorerie, la logique sera différente.

La Fondation Abbé-Pierre, dans son dernier rapport, avait souligné les défauts de ces objectifs de vente : « Avec près de deux millions de ménages en attente d’un logement social, se défaire trop massivement d’un patrimoine aussi précieux serait particulièrement dommageable », soulignait la Fondation, qui remarquait aussi le risque des ex-locataires de HLM de devoir assurer les remboursements et les charges associés à la propriété. Mais il en est un autre, plus préoccupant.

Si les bailleurs sociaux vendent leurs biens massivement et se renflouent avec ces ventes, l’étape inévitable sera la valorisation des bilans de ces bailleurs au prix du marché et non pas, comme aujourd’hui, au prix des constructions. Là aussi, l’article 29 de la loi Elan ouvre une brèche en autorisant la vente au prix fixé par le bailleurs et non plus par le service des domaines et la commune. Or ici, l’ensemble prend tout son sens : les bailleurs sociaux peuvent attirer les capitaux par leurs bilans et ainsi lever des fonds auprès d’investisseurs classiques. Rien d’étonnant à cela : depuis plusieurs années, les agences de notation s’intéressent de très près aux bailleurs sociaux français. Les ventes par lot massives sont aussi un moyen d’accélérer la privatisation et la marchandisation du secteur des bailleurs sociaux.

Cette loi Elan, suite logique de la baisse des APL, est donc un changement majeur pour le secteur. Pour Stéphane Peu, la vision gouvernementale est « très cohérente » et traduit une volonté de tout régler par les mécanismes de marché. Mais l’évolution qu’elle engage est particulièrement préoccupante pour la capacité du secteur à produire des logements accessibles à la mesure des besoins de la population. D’autant que ce secteur se doit d’avoir une fonction motrice dans la question énergétique et environnementale. Cette question ne se règle pas sur trois ans, mais sur le long terme. La marchandisation latente du secteur promue par le gouvernement est-elle alors la bonne méthode ? On peut en douter.