L’hôpital

Médiapart - Violences gynécologiques : à l’hôpital Tenon, l’enquête interne minimise les « manquements » du professeur Daraï

Décembre 2021, par Info santé sécu social

Alors que le gynécologue Émile Daraï est visé par plusieurs plaintes de patientes pour viols, l’AP-HP a publié jeudi les résultats de son enquête interne, qui parle de simples « manquements ». Le praticien est tout de même démis de ses fonctions de chef de service.

Caroline Coq-Chodorge
10 décembre 2021

En septembre, sur les réseaux sociaux, éclate un scandale de violences gynécologiques à l’hôpital Tenon, à Paris (XXe arrondissement) : le professeur Émile Daraï, chirurgien spécialisé dans la prise en charge de l’endométriose et de cancers gynécologiques, est accusé par de nombreuses femmes de pratiquer des touchers vaginaux et rectaux sans consentement, violents et douloureux. Dans les médias (notamment ici), ces témoignages sont corroborés par ceux d’étudiant·es en médecine, qui confirment avoir été témoins de ces actes (lire notre enquête).

À ce jour, une dizaine de femmes ont porté plainte contre le professeur, notamment pour viol, et la justice a ouvert, le 28 septembre dernier, une enquête préliminaire pour « viol sur mineure de plus de 15 ans ». La force et l’écho de ces témoignages ont par ailleurs contraint l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à diligenter une enquête interne, dont les résultats ont été rendus publics, jeudi 9 décembre.

Seul changement à la situation du professeur Daraï, à l’issue de cette procédure : alors qu’il avait été suspendu de ses fonctions de chef de service et d’enseignement universitaire, il est désormais démis à titre définitif. Mais il continue à consulter et à opérer des patientes. « Toutes les consultations se passent en présence d’une tierce personne », précise Marie Citrini, la représentante des usagers de l’AP-HP.

Cette enquête commune à l’hôpital et à l’université, les deux employeurs du professeur d’université-praticien hospitalier, a été conduite par deux professeurs de médecine, l’un de gynécologie et l’autre de gériatrie, une représentante des usagers et une représentante de l’université.

Les patientes utilisent les mêmes mots et les mêmes expressions pour décrire des situations semblables.

Sept patientes qui se sont plaintes auprès de l’hôpital du comportement du professeur Daraï ont été entendues, ainsi que des internes et des externes et des personnels du service. En tout, quarante et une auditions ont été conduites.

La commission confirme la cohérence des récits des plaignantes : elles utilisent « les mêmes mots et les mêmes expressions pour décrire des situations semblables ». Toutes ont raconté que le professeur Daraï ne leur a pas demandé leur consentement à la présence d’autres personnes pendant la consultation – d’autres médecins, des internes ou des externes.

Surtout, les deux tiers affirment que leur consentement n’a pas été demandé avant l’examen clinique, soit des touchers vaginaux et rectaux. La commission se contente de rapporter les mots des patientes, qui emploient le terme « très violent » au sujet du toucher rectal ou encore celui de « viol ».

La commission rapporte encore les propos des étudiant·es en médecine entendu·es – externes ou internes – qui décrivent des consultations « “dures”, voire “violentes”, et que cela est notoire ». « Lorsque les consultations se passent mal, elles se déroulent dans de très mauvaises conditions », estime la commission. Elles se passent d’autant plus mal « lorsque la patiente ne va pas strictement dans le sens de ce qu’a prévu le professeur Daraï [...]. Par exemple, lorsque la patiente ne se laisse pas examiner, lorsqu’elle pose des questions sur les décisions prises, ou lorsqu’elle n’adhère pas au projet thérapeutique, le ton peut alors monter avec utilisation de tournure proche du chantage. »

En parallèle, cinquante femmes ont écrit des courriers de soutien au professeur Daraï, qui témoignent de « son écoute, sa bienveillance, son côté humain ».

En conclusion, le rapport commence par louer « un très grand professionnel qui a fait beaucoup pour les patientes atteintes d’endométriose ou de cancers gynécologiques ». Puis il prend acte de « la souffrance exprimée au travers des témoignages des patientes et [du] malaise des externes ».

La commission qualifie les actes décrits de « manquements » sur « les consentements, la douleur, l’information, l’absence d’empathie », ce que « la Haute Autorité de santé qualifie de maltraitance ou d’absence de bientraitance ». Et elle ne retient « aucune connotation sexuelle » dans les faits décrits.

Les mots violences ou viol sont rapportés entre guillemets, comme quelque chose de subjectif.

Sonia Bisch, porte-parole du collectif Stop aux violences gynécologiques
Sonia Bisch, la porte-parole de l’association Stop aux violences gynécologiques et obstétricales, qui a diffusé les témoignages de plus de 160 patientes de Daraï sur les réseaux sociaux, prend acte de la « reconnaissance du caractère systématique » des faits décrits par les plaignantes. « Mais ces faits sont minimisés. Les mots violences ou viol sont rapportés entre guillemets, comme un ressenti des femmes, quelque chose de subjectif. Et jamais les faits reprochés ne sont mis en perspective avec le code de la santé publique », qui précise l’impératif du recueil du consentement du patient avant tout acte médical.

« Le seul moment où cette commission parle de violence, c’est quand elle décrit le vécu de l’équipe de gynécologie face à ce déferlement de témoignages », poursuit Sonia Bisch. 

La commission conclut en effet son rapport ainsi : « La tempête médiatique et sur les réseaux sociaux et les accusations portées à l’encontre du professeur Daraï ont été extrêmement violentes pour l’ensemble des professionnels du service. Tous ont vécu une épreuve d’une rare dureté. »

Une patiente du professeur Daraï auditionnée par cette commission décrit à Mediapart un échange difficile avec la gynécologue membre de la commission : « Elle m’a demandé ce que j’attendais d’un examen gynécologique, si cela pouvait être autre chose qu’un toucher vaginal et rectal. Elle était dans le jugement, condescendante. J’ai 39 ans, une certaine expérience de malade, j’ai pu lui répondre. »


Son témoignage corrobore ceux de plusieurs membres de syndicats d’internes, qui décrivent un conflit avec les internes de gynécologie, car celles-ci et ceux-ci défendent majoritairement le professeur Daraï.

La gynécologie a une difficulté à admettre qu’un examen médical puisse être qualifié de viol.

Marie Citrini, représentante des usagers à l’AP-HP
Dans le rapport, par ailleurs, une phrase interroge : « La gynécologie-obstétrique est une spécialité qui peut parfois paraître violente à qui n’est pas aguerri à ses problématiques ».

À l’intérieur de l’AP-HP, la représentante des usagers Marie Citrini décrit « une difficulté, pour la gynécologie, à admettre qu’un examen médical puisse être qualifié de viol. Ils ont par exemple très mal réagi à la charte de bonnes pratiques qui sera diffusée dans les services. Ils se sentent mis en accusation. Alors qu’il leur faut simplement admettre que des membres de leur profession ont commis des gestes répréhensibles ».

« L’impunité est totale, la violence admise, banalisée, estime Sonia Bisch. 
Ce rapport décrit l’omerta qui règne à l’hôpital public. »

À l’AP-HP, on ne parle pas d’omerta mais de « fonctionnement pyramidal des services hospitalo-universitaires ». C’est le titre d’un chapitre du rapport, peut-être le plus critique, qui décrit la manière dont les alertes nombreuses sont toutes restées sans réponses.

Ainsi, des externes avaient fait part de leur ressenti à des médecins du service, qui ont reconnu en avoir parlé à d’autres médecins. « Mais aucun des médecins interrogés n’a jamais eu de discussion avec le professeur Daraï au sujet du mode d’organisation de ses consultations. »

L’enquête révèle que les plaintes des patientes étaient bien plus nombreuses qu’estimées au départ. La commission des usagers a retrouvé huit lettres de patientes se plaignant du professeur Daraï, un bien plus grand nombre visant plus largement le service de gynécologie qu’il dirigeait, « en particulier en ce qui concerne la prise en charge de la douleur ».

Ces réclamations ont été examinées par la commission des usagers, puis ont conduit à deux médiations, qui n’ont débouché sur rien, « le médiateur considérant que son rôle n’est pas de rencontrer le professeur Daraï pour comprendre ce qui s’est passé », note la commission.

Prière d’attendre que le professeur prenne sa retraite.

À chaque fois, c’est le professeur Daraï qui a répondu aux patientes, par courrier, sans aucune discussion préalable. « Très techniques, ces réponses visent le plus souvent avant tout à justifier la prise en charge médicale. […] Le non-consentement est nié, la douleur ignorée ». « En fait, l’enquête peut se résumer à l’envoi du courrier de réclamation au professeur Daraï et à sa réponse », note le rapport.

Marie Citrini, la représentante des usagers de l’AP-HP, assure que des enseignements sont d’ores et déjà tirés : « Les représentants des usagers à l’hôpital Tenon ont expliqué qu’il n’y a avait pas un trimestre où ils ne recevaient pas des réclamations concernant le service de gynécologie du professeur Daraï. Ils ont aussi réalisé que des courriers, adressés directement au service, ne leur étaient jamais parvenus. Les usagers ont tenté d’alerter mais on leur a répondu qu’il fallait attendre que le professeur Daraï prenne sa retraite ! Quand il y a beaucoup de réclamations concernant un médecin ou un service, il faut qu’on puisse saisir la Commission médicale d’établissement, qui est la seule à pouvoir demander des explications à un médecin. Cela devrait être possible, dès le premier trimestre 2022. »

Aux réclamations des patientes, qui décrivaient de graves violences, le professeur Daraï répondait par courrier : « Je ne peux pas faire de commentaires sur le perçu de votre consultation. » Le 7 décembre, à Martin Hirsch, patron de l’AP-HP, il a écrit : « Lisant leurs mots et entendant leur paroles, je suis contraint de reconnaître que ces femmes ont pu percevoir l’examen clinique que j’ai pratiqué comme dénué d’empathie et de bienveillance. J’en suis profondément désolé et tiens à leur présenter mes plus sincères excuses. »

Seulement, ce n’est pas d’un manque de bienveillance ou d’empathie dont le professeur Daraï devra probablement se défendre devant les policiers. Mais d’un viol, c’est-à-dire de tout acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise. 

« L’enquête administrative ne retient pas de connotation sexuelle dans les actes du professeur Daraï. Pour qu’il y ait viol, la connotation sexuelle n’est pas nécessaire, la jurisprudence est très claire », assure maître Yang-Paya, qui a déposé plusieurs plaintes de patientes.

Caroline Coq-Chodorge