Le droit à la santé et à la vie

Radio France - Centres dentaires low cost  : la dérive de “Proxidentaire"

Octobre 2021, par Info santé sécu social

par Cellule investigation de Radio France, Laetitia Cherel publié le 1 octobre 2021

Des patients mutilés et une société créée de toute pièce en Tunisie pour recruter des dentistes selon des clauses contraires au droit français. Enquête sur les pratiques des centres dentaires low cost Proxidentaire fermés depuis l’été dernier.

Sans dents. C’est ce qu’est devenu Romuald Aubrun à 53 ans. Son histoire commence en novembre 2020, lorsqu’après s’être fait extraire plusieurs dents, il se rend au centre Proxidentaire de Chevigny-Saint-Sauveur en Côte-d’Or, pour se faire poser un dentier qu’il règle d’avance 3 400 euros. Les essais se passent mal :

“C’était affolant. Le dentier sortait de ma mâchoire”, se souvient-il. “Chaque fois que je fermais la bouche, je me mordais les lèvres et ça saignait de partout. On m’a meulé toutes les dents du dentier, plusieurs fois, puis on m’a dit que mon dentier était foutu.” Le centre propose alors de lui poser quatre implants. “J’ai refusé. Ça coûtait 1 200 euros en plus de ce que j’avais déjà versé.”

Depuis, le quotidien de Romuald est un enfer. “Je mange de la purée et de la soupe. Finis les barbecues.” Il s’est isolé, car il ne veut pas qu’on le voie comme ça, nous explique-t-il. Il a négocié d’aller au travail uniquement le week-end, pour ne croiser personne. À la maison, le plus petit de ses six enfants s’inquiète pour lui : “C’est très dur quand votre enfant vous dit : c’est quand que tu vas mourir papa ?”  Romuald a pensé à se suicider. “Heureusement que j’ai ma femme et mes enfants, sinon, je ne serais peut-être plus là.” confie-t-il dans un sanglot, en tenant dans ses mains le dentier provisoire qu’il n’a jamais pu utiliser.

Comme 72 autres patients, Romuald a porté plainte notamment pour violence suivie de mutilation. Le centre Proxidentaire de Chevigny-Saint-Sauveur a été fermé il y a quatre mois, tout comme celui de Belfort, suite à une décision de l’agence régionale de santé (ARS) de Bourgogne-Franche-Comté qui a pointé de nombreux manquements.“Notre inspection a révélé un grand nombre d’actes gravement injustifiés, précise Pierre Pribile, directeur général de l’ARS. “Des patients se sont vu retirer des dents qui étaient pourtant saines, ce qui a amené nos experts à qualifier un certain nombre d’actes de mutilations volontaires.”

Une enquête préliminaire a été ouverte. Elle porte notamment sur des pratiques commerciales trompeuses mettant en danger la santé humaine, sur des fraudes à la sécurité sociale, et sur l’exercice illégal de la profession de chirurgien.

“Ils m’ont enlevé six dents sans anesthésie”
Une centaine de victimes se sont regroupées au sein du collectif d’usagers Proxidentaire. Parmi elles, un retraité à la chevelure blanche et au style de rocker. Au départ, il souhaitait changer deux prothèses mal fixées. “Mon dentiste me prenait trop cher, 3 500 euros. Je suis donc allé chez Proxidentaire qui ne me demandait que 2 000 euros.” Le dentiste lui annonce qu’il faut lui extraire trois dents. Mais cela ne se passe pas comme prévu : “Ils m’ont enlevé six dents sans anesthésie et sans m’avoir averti avant. Quand je suis reparti, je n’avais plus de dents. Ils ne m’ont pas donné d’antibiotiques, ni de médicaments pour la douleur.” La suite de son histoire ressemble à celle de Romuald. Ses dentiers provisoires blessent ses gencives. Le centre dentaire propose alors de lui poser quatre implants pour 3 400 euros. Il refuse et n’a plus aujourd’hui ses dents du bas. Il est contraint de se nourrir d’aliments sans consistance et il soupire : “On m’a volé une partie de moi.”

Outre ces mutilations, certaines victimes se retrouvent endettées. Des chèques d’acompte ont été encaissés cet été, en dépit de la fermeture administrative du centre dentaire. Laetitia Beaudeau, fondatrice du collectif des victimes de Proxidentaire, évoque le cas d’une patiente en situation de grande précarité : “On lui a encaissé 3 000 euros pour une prothèse qu’elle attend toujours. Cette dame n’a plus de dents ni de sous. Elle a dû vendre sa voiture et son téléphone portable, et elle mange au Secours catholique.”

“Il fallait faire le plus de devis possible pour faire rentrer de l’argent”
Le fonctionnement du centre Proxidentaire semble assez éloigné de celui d’une association de loi 1901 à but non lucratif, statut pourtant officiel de cette structure. Selon Léa Cluchier, une ancienne assistante dentaire, le gérant, Jean-Christophe Marie, couvreur de profession, demandait des comptes aux dentistes : “Le soir, quand on fermait le cabinet, il faisait de petites réunions avec les dentistes. Il fallait faire le plus de devis possible pour ramener le plus d’argent possible, même avec des patients qui n’en avaient pas besoin. J’avais l’impression que c’était une compétition.”

Des informations confirmées par un ancien dentiste qui affirme avoir reçu des consignes pour privilégier les soins les plus onéreux. Ces procédés rappellent le scandale Dentexia, une chaîne de centres, qui proposait des services de soins dentaires à bon marché, et qui a été liquidée en 2016, laissant 3 000 patients parfois mutilés et endettés, certains ayant contracté des emprunts pour des traitements dentaires mal réalisés ou inachevés, avec des dettes allant jusqu’à 30 000 euros.

Des recrutements en Tunisie
Autre spécificité de Proxidentaire : plusieurs dentistes exerçant dans ses centres, ont été recrutés en Tunisie pour venir travailler dans les centres dentaires en France. Ils avaient obtenu leur diplôme à l’université de Cluj en Roumanie (pays de l’Union Européenne qui forme des centaines de dentistes français chaque année). Ils étaient donc habilités à exercer en France. Leur contrat leur faisait miroiter une rémunération de 56 000 euros bruts par an. Une fortune quand le SMIC équivaut à 100 euros mensuels dans leur pays.

Lors de leur entretien de recrutement, à Tunis, le gérant de Proxidentaire leur aurait vanté les équipements dernier-cri de ses centres en Côte-d’Or et à Belfort sur des photos en 3D, se souvient Farah Ayadi, une jeune dentiste de 32 ans : “Je trouvais que c’était une chance pour nous, diplômés européens. Je m’imaginais déjà avec un bel avenir, j’étais heureuse de venir en France, le pays de la liberté.” Malheureusement, ces jeunes vont vite déchanter. “Quand on est arrivés [en mai 2020]”, poursuit Farah, “il n’y avait rien. Le centre de Chevigny-Saint-Sauveur était encore en construction. On nous avait menti.”

"Je suis pris en otage avec cette caution”
Outre cette déconvenue, le contrat que Farah a signé en Tunisie comporte des clauses étonnantes. “Il était écrit que je devais m’engager au minimum pour cinq ans avec Proxidentaire. Sinon, je devais payer 100 000 euros de pénalité. C’est une grosse somme en Tunisie. Tout le monde n’a pas 338 000 dinars de côté.”

Le contrat prévoit également que son père doit verser, lui aussi, une pénalité, en vertu d’une une caution solidaire de 50 000 euros qu’il a signée.

Farah est aujourd’hui inquiète. Car elle a quitté prématurément le centre de Chevigny-Saint-Sauveur en février 2021. Elle était en désaccord avec les objectifs de rentabilité fixés aux dentistes. Son père, lui-même médecin hospitalier à la retraite, est lui aussi soucieux. Il redoute qu’on lui saisisse sa maison au nom de la caution qu’il a acceptée. Or, il a déjà dépensé beaucoup d’argent pour financer les études de sa fille en Roumanie : “J’étais un fonctionnaire, j’ai soigné les pauvres, les veuves et les orphelins. J’ai travaillé jour et nuit, week-end compris, pour rassembler cet argent afin que ma fille puisse étudier.”

D’autres dentistes tunisiens ont signé un contrat de ce type il y a dix-huit mois, mais certains n’ont toujours pas mis les pieds en France. Selon l’un d’eux, que la Cellule investigation de Radio France a rencontré en Tunisie, Proxidentaire repousse sa venue, officiellement à cause du coronavirus : “Ça fait presque deux ans que je ne travaille pas et que je n’ai pas été payé. On m’a d’abord dit que je partirai en France après le confinement en 2020, puis début 2021. Puis les centres ont fermé l’été dernier. Chaque mois, on me dit d’attendre.” Il voudrait travailler ailleurs, mais il n’ose pas : “Je ne peux pas, car j’ai signé une clause d’exclusivité avec Proxidentaire pour une durée de cinq ans. Je voulais rompre ce contrat, mais mes parents ont eu peur d’avoir à payer 50 000 euros. Je suis pris en otage avec cette caution.”

Des clauses “abusives” ?

Ces contrats sont-ils légaux ? “Si le contractant qui travaille en France saisit la justice pour faire annuler ces clauses, c’est la loi française qui s’applique. Il y a de grandes chances pour qu’elles soient jugées abusives”, estime Benoît Sevillia, avocat à Paris.

Ces contrats ne seraient pas non plus légaux en Tunisie, selon maître Amine Triki, avocat spécialisé en droit du travail à Tunis : “Il n’est pas normal d’imposer à une personne une durée d’exclusivité de cinq ans pendant laquelle elle n’a pas le droit de démissionner alors que la convention collective cadre mentionne expressément le droit à la démission. Cette clause est abusive et contraire au code de déontologie des médecins dentaires.”  De plus, ajoute l’avocat, le montant de la pénalité n’est pas proportionnel à ce que gagne le contractant : “On ne peut pas imposer une pénalité de 100 000 euros si le dentiste gagne 50 000 euros par an. C’est un contrat qui vise à faire pression sur les dentistes pour les obliger à rester cinq ans et tirer profit de leur situation. ”

On peut également s’interroger sur les 50 000 euros de frais de recrutement facturés par Doctonarial, la société intermédiaire, à Proxidentaire. L’inscription des dentistes tunisiens à l’ordre des dentistes en France est facturée 4 000 euros, alors qu’elle ne coûte que 400 euros, selon l’ordre. De même, un entretien d’embauche est évalué à 2 500 euros, alors qu’il s’agit, selon plusieurs dentistes, d’un simple questionnaire à choix multiples et de l’examen rapide d’un patient.

Par ailleurs, nous n’avons trouvé à Tunis aucune trace de l’activité réelle de la société tunisienne intermédiaire, Doctonarial, qui recrute pour le compte des centres Proxidentaire. Son adresse est une simple boîte aux lettres. En revanche, selon le registre national des entreprises tunisiennes que nous avons consulté, le dirigeant de Doctonarial n’est autre que le trésorier des centres Proxidentaire en France. Il y a donc bien un lien entre Proxidentaire, et cette agence qui lui facture ses services.

Un dentiste radié
Il semble que ces dérives ne soient pas isolées. Dans les Alpes-Maritimes, les centres Dental Access ont déposé le bilan en septembre 2020. Créés en 2015, ils ont fait l’objet de nombreux signalements et de plusieurs inspections de l’agence régionale de santé à partir de 2016. En mars 2018, une patiente de 75 ans fait un arrêt cardiaque pendant une intervention. Réanimée sur place par les secours, elle meurt deux jours plus tard à l’hôpital. Une enquête est en cours pour déterminer les circonstances du décès. La gérante du centre, Lyssia Chanaï une avocate fiscaliste de profession, affirme de son côté que ce décès a été instrumentalisé dans le but de lui nuire.

En marge de cet événement, une cinquantaine de plaintes ont cependant été déposées devant l’ordre des dentistes des Alpes-Maritimes. Parmi les plaignants, une femme qui, lorsqu’elle commence des soins en 2017 chez Dental Access, apprend au même moment qu’elle souffre d’une inflammation des vaisseaux sanguins du cerveau. Maladie qui nécessite un traitement médical lourd, incompatible avec toute infection dentaire.

“Ce traitement est l’équivalent d’une chimiothérapie, explique l’avocate de la patiente, Maître Aurélie Vincent. “Donc il ne faut pas d’infection dans le corps, y compris au niveau dentaire parce que le traitement vise à attaquer les défenses immunitaires.” Selon elle, l’hôpital remet à la patiente un courrier à présenter à son dentiste afin que celui-ci s’assure de l’absence de foyer infectieux. Mais, poursuit l’avocate, des soins sont effectués, et ils sont importants. “Au fur et à mesure, on lui en rajoute. Elle a des extractions de dents, des greffes osseuses, la pose d’un bridge, la pose d’implants. Cela a retardé son traitement et aurait pu être grave pour ma patiente.”

Cette dernière se porte finalement bien, mais elle a déposé plainte. Le dentiste a été radié de l’Ordre des dentistes des Alpes-Maritimes. Lyssia Chanaï, la gérante du centre a demandé une contre-expertise, soutenant de son côté que lorsque les soins dentaires ont démarré, le dentiste n’avait pas connaissance du traitement de sa patiente.

Soupçon de fraude fiscale chez Clinadent
Une autre dérive aurait été identifiée dans des centres de la chaîne Clinadent. Selon un document de travail confidentiel que la Cellule investigation de Radio France s’est procuré, la direction des finances publiques de Provence-Alpes-Côte-d’Azur soupçonne l’existence d’un système de fraude fiscale basé sur l’existence des sociétés satellites gravitant autour de plusieurs centres Clinadent de Marseille : Ces “structures ‘satellites’ diminuent le résultat fiscal des centres CLINADENT et les vident de leur trésorerie”, peut-on lire.

Philippe Yacharel, chirurgien-dentiste et fondateur de Clinadent conteste pour sa part la totalité des points relevés par l’administration. Selon lui, “Les faits évoqués ne sont aucunement constitutifs d’une fraude fiscale et ne sont pas qualifiés comme tels par l’administration fiscale […] En aucune façon les règlements [des sociétés satellites] n’ont pour objectif de diminuer le résultat dans un but fiscal. Concernant les sociétés prestataires, elles sont évidemment soumises à l’impôt en fonction des caractéristiques propres à ces sociétés.”

Le recours à des sociétés de ce type, facturant des prestations à la structure principale qui, elle, relève d’un statut associatif, a déjà été dénoncé en 2017 par une mission de l’inspection générale des affaires sociales (Igas), dans son rapport consacré au scandale Dentexia. On pouvait y lire : “Leur organisation pourrait relever de sanctions pénales. Par exemple, le président d’une association peut exercer cette fonction à titre bénévole. En même temps, il peut être rémunéré par une société dont l’association est la seule cliente, donc, par de l’argent provenant de l’association dont il est président.”

Selon plusieurs spécialistes, cette organisation en sociétés satellites a dévoyé l’esprit de la loi « Hôpital, patients, santé et territoire », (HPST) dite loi Bachelot, adoptée en 2009. Ce texte visait à donner accès à des soins de meilleure qualité aux plus démunis, et à aider à l’implantation de soins dans les déserts médicaux. Ludovic Barbry, le président de l’ordre des dentistes des Alpes-Maritimes s’inquiète de la prolifération des plaintes : “Sur la quarantaine de signalements que nous recevons chaque mois, les quatre cinquièmes concernent des centres dentaires à bas coût. Il est donc urgent de renforcer les contrôles, d’autant plus que l’ordre n’a aucun pouvoir de sanction sur ces centres.”

Des inspecteurs en nombre insuffisant
Les agences régionales de santé, elles, ont le pouvoir de mener des inspections. Mais selon Aissam Aimeur, le président du syndicat des pharmaciens inspecteurs de santé publique (SPISP), leurs moyens sont réduits à la portion congrue : “8 000 personnes travaillent dans les agences régionales de santé. Or, 6% de leur temps de travail est consacré à l’inspection, et seulement 0,4% au contrôle des centres de ville, comme les cabinets médicaux, les pharmacies et les centres de soins dentaires ou ophtalmiques. Soit 33 équivalents temps plein sur 8 000 agents.”

Autre problème : la loi de 2009 a supprimé les visites préalables à la création des centres, comme le regrette encore Aissam Aimeur : “Aujourd’hui, les agences régionales de santé peuvent uniquement faire une visite de conformité a posteriori, une fois que l’autorisation a été donnée, mais elle n’est plus obligatoire, et donc pas systématique. Il faudrait revoir la réglementation, pour rétablir un contrôle avant ouverture, ce qui permettrait d’éviter certaines dérives.”

Patrick Solera, le président de la fédération des syndicats dentaires libéraux, confirme : “Il y a urgence à réformer le système, et notamment à veiller à ce que les centres dentaires s’implantent dans les zones sous-dotées en termes de praticiens, comme la loi l’exige, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.” Pour Abdel Aouacheria, fondateur du collectif contre Dentexia : “Le problème est devenu structurel. On a une démultiplication de ces centres de santé qui pullulent un peu partout et qui ne s’implantent plus du tout dans des zones qui correspondent à l’esprit de la loi. Il faut éviter aussi que des centres à buts non lucratifs fonctionnent comme des sociétés commerciales déguisées.”

Olivier Véran, ministre de la santé, nous a dit vouloir agir : “Ces centres sont de l’escroquerie et un danger public. J’ai demandé, le vendredi 24 septembre 2021, aux agences régionales de santé de me donner la liste exhaustive de tous ceux qui sont identifiés comme déviants pour les empêcher de développer d’autres centres et qu’on les attaque en justice.” Un grand ménage serait-il en préparation ? Le ministère de la Santé était alerté depuis six ans par les associations de victimes, ainsi que par l’ordre des dentistes... Sans résultat tangible jusqu’à présent.

Les responsables de Dentexia et de Proxidentaire n’ont pas donné suite à nos propositions d’interview.